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M. P. J'ai chez moi votre argent tout prêt, et bien compté; mais il faut vous donner le temps de faire dresser une quittance par-devant notaire. Ce sont des charges d'une succession qui regarde ma fille Henriette, et j'en dois rendre un compte en forme.

M. G. Cela est juste. Eh bien, demain matin à cinq heures.

M. P. A cinq heures, soit. J'ai peut-être mal pris mon temps, monsieur Guillaume ? je crains de vous détourner.

M. G. Point du tout: je ne suis que trop de loisir; on ne vend rien.

M. P. Vous faites pourtant plus d'affaires, vous seul, que tous les négociants de ce lieu.

M. G. C'est que ja travaille beaucoup.

M. P. C'est que vous êtes, ma foi, le plus habile homme de tout ce pays.-(examinant la pièce de drap.) Voilà un assez beau drap.

M. G. Fort beau.

M. G. Vous faites votre commerce avec une intelligence...

M. G. Oh, monsieur !—

M. P. Avec une habileté merveilleuse !

M. G. Oh, oh, monsieur !

M. P. Des manières nobles et franches qui gagnent le cœur de tout le monde.

M. G. Oh! point, monsieur!

M. P. Savez-vous que la couleur de ce drap fait plaisir à la vue.

M. G. Je le crois, c'est couleur de marron.

M. P. De marron? Que cela est beau? Gage, M. Guillaume, que vous avez imaginé cette couleur-la ?

M. G. Oui, oui, avec mon teinturier.

M. P. Je l'ai toujours dit, il y a plus d'esprit dans cette tête-là que dans toutes celles du village. M. G. Ah! ah! ah!

M. P. (tâtant le drap.) Cette laine me paraît assez bien conditionnée.

M. G. C'est pure laine d'Angleterre.

M. P. Je l'ai cru...A propos d'Angleterre, il me semble, M. Guillaume, que nous avons autrefois été à l'école ensemble ?

M. G. Chez monsieur Nicodème ?

M. P. Justement. Vous étiez beau comme l'A

mour.

M. G. Je l'ai ouï dire à ma mère.

M. P. Et vous appreniez tout ce qu'on voulait.
M. G. A dix-huit ans, je savais lire et écrire.

M. P. Quel dommage que vous ne vous soyez pas appliqué aux grandes choses! Savez-vous bien, M. Guillaume, que vous auriez gouverné un État ?

M. G. Comme un autre.

M. P. Tenez, j'avais justement dans l'esprit une couleur de drap comme celle-là. Il me souvient que ma femme veut que je me fasse faire un habit. Je songe que demain matin à cinq heures, en apportant vos trois cents écus, je prendrai peut-être de ce drap.

M. G. Je vous le garderai.

M. P. (à part.) Le garderai...n'est pas là mon compte. (à M. G.) Pour racheter une rente, j'avais mis à part ce matin douze cents livres, où je ne voulais pas toucher; mais je vois bien, M. Guillaume, que vous en aurez une partie.

M. G. Ne laissez pas de racheter votre rente; vous aurez toujours de mon drap.

M. P. Je le sais bien; mais je n'aime point à prendre à crédit...Que je prends de plaisir à vous voir frais et gaillard! Quel air de santé et de longue vie! M. G. Je me porte bien.

M. P. Combien croyez-vous qu'il me faudra de ce drap, afin qu'avec vos trois cents écus j'apporte aussi de quoi le payer?

M. G. Il vous en faudra...Vous voulez sans doute l'habit complet ?

M. P. Oui, très-complet.

M. G. Pour tout cela, il vous en faudra...oui...six aunes. Voulez-vous que je les coupe en attendant ?5 M. P. En attendant...non, monsieur, non, l'argent à la main, s'il vous plâit, l'argent à la main : c'est ma méthode.

M. G. Elle est fort bonne. (à part.) Voici un homme très-exact.

M. P. Vous souvient-il, M. Guillaume, d'un jour que nous soupâmes ensemble à l'écu de France ?

M. G. Le jour qu'on fit la fête du village ?

M. P. Justement. Nous raisonnâmes à la fin du repas sur les affaires du temps, et je vous ouïs dire de belles choses.

M. G. Vous vous en souvenez ?

M. P. Si je m'en souviens! Vous prédîtes dès-lors tout ce que nous avons vu depuis dans Nostradamus. M. G. Je vois les choses de loin.

M. P. Combien, M. Guillaume, me ferez-vous payer l'aune de ce drap?

M. G. (regardant la marque.) Voyons...un autre en paierait, ma foi ! six écus; mais allons...je vous le laisserai à cinq écus.

M. P. (a part.) Le Juif !—(à M. G.) Cela est trop honnête! six fois cinq écus, ce sera juste

ment...

M. G. Trente écus.

M. P. Oui, trente écus; le compte est bon...Eh bien pour renouveler connaissance, il faut que nous mangions, demain à dîner, une oie dont un plaideur m'a fait présent.

M. G. Une oie! je les aime fort.

M. P. Tant mieux. Touchez là; à demain à dîner; ma femme les apprête à miracle-Par ma foi! il me tarde qu'elle me voie sur le corps un habit de ce drap.

Croyez-vous qu'en le prenant demain matin, il soit fait à dîner ?

M. G. Si vous ne donnez du temps au tailleur, il vous le gâtera.

M. P. Ce serait grand dommage.

M. G. Faites mieux. Vous avez, dites-vous, l'argent tout prêt?

M. P. Sans cela, je n'y songerais pas.

M. G. Je vais le faire porter chez vous par un de mes garçons. Il me souvient qu'il y en a là de coupé justement ce qu'il vous en faut.

M. P. (prenant le drap.) Cela est heureux!

M. G. Attendez. Il faut auparavant que je l'aune en votre présence.

M. P. Bon! est-ce que je ne me fie pas à vous ? M. G. Donnez, donnez; je vais vous le faire porter, et vous m'enverrez par le retour...

M. P. Le retour...non, non; ne détournez pas vos gens; je n'ai que deux pas à faire d'ici chez moi... Comme vous dites, le tailleur aura plus de temps.

M. G. Laissez-moi vous donner un garçon qui me rapportera l'argent.

M. P. Eh, point, point. Je ne suis pas glorieux; il est presque nuit; et sous ma robe on prendra ceci pour un sac de procès.

M. G. Mais, monsieur, je vais toujours vous donner un garçon pour me...

M. P. Eh, point de façon, vous dis-je...à cinq heures précises, trois cent trente écus, et l'oie à dîner. Oh, ça il se fait tard: adieu, mon cher voisin, serviteur. M. G. Serviteur, monsieur, serviteur.

[Scène Suivante.]

(M. Fatelin sort.)

M. Guillaume, seul.

Voilà, vraiment, un des plus honnêtes et des plus consciencieux avocats que j'aie vus de ma vie ; j'ai

quelque regret de lui avoir vendu ce drap un peu trop cher, puisqu'il veut bien me payer trois cents écus sur lesquels je ne comptais point; car je ne sais d'où peut venir cette dette...mais à la bonne heure...

(1.) Le mot de Patelin a passé dans la langue Française, pour signifier un homme souple et artificieux, qui par des manières flatteuses et insinuantes fait venir les autres à ses fins, a crafty fellow, a wheedler, a sly-boots. Un air patelin, a wheedling look. Une voix pateline, a wheedling voice. manières patelines (adj.), wheedling manners. (fam.)

(2.) "When it will be convenient to you."

(3.) "To get a discharge drawn up by a notary."
(4.) "Nevertheless redeem." (5.) "In the meantime."
(6.) "Wonderfully well." (7.) Nevertheless."

Des

Scènes des Héritiers.

Comédie de M. Alexandre Duval.

PERSONNAGES.

Antoine Kerlebon, officier de marine, cru mort. Jacques Kerlebon, capitaine d'un corsaire, frère d'Antoine.

Henri, jeune peintre, neveu d'Antoine et de Jacques. Duperron, nouvel enrichi,' cousin de Henri, et neveu d'Antoine et de Jacques.

Jules, vieux domestique d'Antoine Kerlebon.
Alain, niais méchant, au service de la famille.
Mad. Kerlebon, belle-sœur d'Antoine et de Jacques.
Sophie, fille de madame Kerlebon.

[La Scène se passe dans un vieux château à Landernau, près

de Brest.]

Jules, Alain.

Alain. (préparant le déjeuner.) Ces héritiers-là vous donnent bien de l'embarras, et à moi aussi. L'un

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