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un trou.

la terre manqua sous ses pieds, et il tomba dans Il s'aperçut alors de la sottise qu'il avait faite; car il vit à travers une cloison mal jointe, qui le séparait d'une cave, qu'il était tombé dans la puissance non des esprits, mais d'une douzaine d'hommes, qui tenaient conseil entre eux, pour savoir si on devait le tuer. Il connut, à leur discours, que c'étaient des gens qui faisaient de la fausse monnaie. Le gentilhomme, qui se voyait pris comme un rat dans une ratière, éleva la voix, et demanda à ces messieurs la permission de parler. On la lui accorda, et il leur dit: "Messieurs, ma conduite, en venant ici, vous prouve que je suis un homme d'honneur; car vous n'ignorez pas que presque toujours un coquin est un lâche. Je vous promets de garder le secret sur cette aventure, et je vous le promets sur mon honneur; ne commettez point un crime, en tuant un homme qui n'a jamais eu intention de vous faire du mal. D'ailleurs, considerez les suites de ma mort. Je porte sur moi des lettres d'importance, que je dois rendre au roi, en main propre : j'ai quatre domestiques dans ce village; croyez qu'on fera tant de recherches pour savoir ce que je serai devenu, qu'à la fin on le découvrira." Ces hommes, après l'avoir écouté, décidèrent qu'il fallait se fier à sa parole. On lui fit jurer sur l'Evangile qu'il raconterait des choses terribles de ce château. Effectivement, il dit le lendemain, qu'il y avait vu des choses capables de faire mourir de frayeur; et il ne mentait pas, comme vous pensez bien.

Voilà donc une histoire de revenans bien établie ; personne n'aurait osé en douter, puisqu' un homme tel que celui-là l'assurait. Cela dura pendant douze ans. Après ce temps, comme il était dans son château à se divertir avec plusieurs de ses amis, on lui dit qu'un homme, qui conduisait deux chevaux, l'attendait sur le pont, pour lui parler; mais qu'il ne voulait pas entrer. La compagnie fut curieuse de savoir ce que signifiait

cette aventure; mais dès que le gentilhomme parut suivi de ses amis, celui qui était sur le pont, lui cria: "Arrêtez, s'il vous plait, monsieur, je n'ai qu'un mot à vous dire ceux à qui vous promîtes le secret, il y a douze ans, vous remercient de l'avoir si bien gardé ; présentement ils vous rendent votre parole. Ils ont gagné de quoi vivre, et ils sont sortis du royaume; mais, avant de me permettre de les suivre, ils m'ont chargé de vous prier d'accepter de leur part deux chevaux ; et je vous les laisse." "Effectivement, cet homme, qui avait attaché ces deux chevaux à un arbre, fit partir le sien comme un éclair, et bientôt ils le perdirent de vue. Alors le héros de l'histoire raconta à ses amis ce qui lui était arrivé; et ils conclurent qu'il ne fallait rien croire des histoires de revenans qui paraissent les plus certaines; puisque, si on les examinait avec attention, on trouverait que la malice ou la faiblesse des hommes a donné naissance à ces contés.

HISTOIRE DE GILBLAS DE SANTILLANE.

CHAPITRE I.

Blas de Santillane mon père, après avoir longtemps porté les armes au service de la monarchie Espagnole, se retira dans la ville où il avait pris naissance. Il y épousa une femme de chambre, qui n'était plus dans sa première jeunesse, et je vins au monde dix mois après leur mariage. Ils allèrent ensuite demeurer à Oviedo, où ma mère se fit duègne, et mon père écuyer. Comme ils n'avaient pour tout bien que leurs gages, j'aurais couru risque d'être assez mal élevé, si je n'eusse pas eu dans la ville un oncle chanoine. Il se nommait Gil Perez; il était frère aîné de ma mère et mon parrain. Représentez-vous un petit homme haut de

trois pieds et demi, extraordinairement gros, avec une tête enfoncée entre les deux épaules. Voila mon oncle.

Il me prit chez lui dès mon enfance, et se chargea de mon éducation. Je lui parus si éveillé, qu'il résolut de cultiver mon esprit. Il m'acheta un alphabet, et entreprit de m'enseigner lui-même à lire; ce qui ne lui fut pas moins utile qu'à moi; car en me faisant connaître mes lettres, il se remit à la lecture, qu'il avait toujours fort négligée. Il aurait encore bien voulu m'enseigner la langue Latine, c'eût été autant d'argent épargné pour lui; mais, hélas ! le pauvre Gil Perez ! il n'en avait de sa vie su les premiers principes.

Il fut donc obligé de me mettre sous la férule d'un maître. Il m'envoya chez le Docteur Godinez, qui passait pour le plus habile pédant d'Oviedo. Je profitai si bien des instructions qu'il me donna, qu'au bout de cinq à six années j'entendais un peu les auteurs Grecs, et assez bien les poètes Latins. Je m'appliquai aussi à la Logique, qui m'apprit à raisonner beaucoup. J'aimais tant la dispute, qui j'arrêtais les passans, connus ou inconnus, pour leur proposer des argumens. Quels gestes! Quelles grimaces! Quelles contortions! Nos yeux étaient pleins de fureur, et nos bouches écumantes. On nous devait plutôt prendre pour des fous que pour des philosophes.

"Ho çà, Gilblas," me dit un jour mon oncle, "le temps de ton enfance est passé. Tu as déja dix-sept ans, et te voilà devenu habile garçon. Il faut songer à te pousser; je suis d'avis de t'envoyer à l'Université de Salamanque. Avec toutes les connaissances que tu as acquises, tu ne manqueras pas de trouver un bon poste. Je te donnerai quelques ducats pour faire ton voyage, avec ma mule, qui vaut bien dix à douze pistoles; tu la vendras à Salamanque, et tu en emploieras l'argent à t'entretenir jusqu'à ce que tu sois placé.

Il ne pouvait rien me proposer qui me fût plus agréable, car je mourais d'envie de voir le pays. Ce

pendant, j'eus assez de force pour cacher ma joie. Avant mon départ, j'allai embrasser mon père et ma mère, qui ne m'épargnèrent pas les remontrances. Ils m'exhortèrent à me montrer reconnaissant envers mon oncle, à vivre en honnête homme, et, sur toutes choses, à ne pas prendre le bien d'autrui; et ils me firent présent de leur bénédiction, qui était le seul bien que j'attendais d'eux. Aussitôt je montai sur ma mule, et je sortis de la ville.

CHAPITRE II.

Des alarmes qu'il eut en allant à Pegnaflor, et de ce qu'il fit en arrivant dans cette ville.

Me voilà donc hors d'Oviedo, sur la chemin de Pegnaflor, maître de mes actions, d'une mauvaise mule, et de quarante bons ducats. La première chose que je fis, fut de compter et de recompter mes ducats dans mon chapeau. Je n'étais pas maître de ma joie; je n'avais jamais vu tant d'argent. Je ne pouvais me lasser de le regarder, et de le manier. Je le comptais peut être pour la vingtième fois, quand tout à coup ma mule s'arrêta au milieu du grand chemin. Je jugeai que quelque chose l'effrayait; je regardai ce que ce pouvait être. J'aperçus sur la terre un chapeau renversé. En même temps, j'entendis une voix lamentable, qui prononça ces paroles: "Seigneur passant, ayez pitié de grâce d'un pauvre soldat estropié; jetez, s'il vous plait, quelques pièces d'argent dans ce chapeau; vous en serez récompensé dans l'autre monde.

Je tournai aussitôt les yeux du côté que partait la voix. Je vis au pied d'un buisson, à vingt ou trente pas de moi, une espèce de soldat qui, sur deux bâtons croisés, appuyait le bout d'une escopette, avec laquelle il me couchait en joue. A cette vue, qui me fit trem

bler, je m'arrêtai tout court: je serrai promptement mes ducats, je tirai quelques réaux de ma poche, et m'approchant du chapeau, je les jetai dedans l'un après l'autre, pour montrer au soldat que j'en agissais noblement. Il fut satisfait de ma générosité, et me donna autant de bénédictions que je donnai de coups de pied à ma mule, pour m'éloigner promptement de lui; mais la pauvre bête n'en alla pas plus vîte; la longue habitude qu'elle avait de marcher pas à pas sous mon oncle, lui avait fait perdre l'usage du galop.

Je ne tirai pas de cette aventure un augure trop favorable pour mon voyage. Je me représentai que je n'étais pas encore à Salamanque, et que je pourrais bien faire une plus mauvaise rencontre. Mon oncle me parut très imprudent, de ne m'avoir pas mis entre les mains d'un muletier. C'était sans doute ce qu'il aurait dû faire, mais il avait songé, qu'en me donnant sa mule, mon voyage lui coûterait moins; et il avait plus pensé à cela qu'aux périls que je pourrais courir en chemin. Ainsi, pour réparer sa faute, je résolus, si j'avais le bonheur d'arriver à Pegnaflor, d'y vendre ma mule, et de prendre la voie du muletier pour aller à Astorga.

J'arrivai heureusement à Pegnaflor; je m'arrêtai à la porte d'une hôtellerie d'assez bonne apparence. Je n'eus pas plus tôt mis pied à terre, que l'hôte vint me recevoir fort civilement. Cet hôte, très grand babillard, m'apprit qu'il se nommait André Corcuélo, et me dit une infinité de choses que je me serais fort bien passé d'entendre. Ensuite il me demanda d'où je venais, où j'allais, et qui j'étais: A quoi il me fallut répondre article par article. Je lui parlai aussi du dessein et des raisons que j'avais de me défaire de ma mule. Il m'approuva fort, et me dit qu'il connaissait un honnète maquignon qui l'acheterait. Je lui témoignai qu'il me ferait plaisir de l'envoyer chercher; il y alla lui-même sur le champ avec empressement.

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