Images de page
PDF
ePub

et c'est souvent des choses les plus saintes que le cœur humain fait le plus déplorable abus Corruptio optimi pessima. Pour continuer la comparaison si frappante à laquelle nous venons d'avoir recours, considérez, je vous prie, la famille, telle qu'elle se montre à nous dans la société. Voyez-vous la jalousie, la haine, les dissensions, le meurtre, le parricide?... Voyez-vous les dissolutions de tout genre, l'inceste, les monstres les plus affreux, sortis de l'enfer, s'y introduisant malgré tout, tantôt sous le voile du mystè e, tantôt à la face du ciel et de la terre ? Voulez-vous que je vous représente ce père en cheveux blancs, ou plutôt ce démon, revêtu de la forme humaine la plus respectable, assouvissant ses dégoûtantes passions?... Non! non! allez-vous vous écrier, non! mille fois non! Ah! plutôt détournons les yeux, pour ne pas voir tant de maux sortis, par le désordre de l'homme, de cette source sacrée d'où devaient sortir tant de biens. Et voilà précisément ce que je demande pour cette famille spirituelle communément appelée abbaye. Laissons done, un instant, de côté les abus nombreux, excessivement graves, si l'on veut, qui en sont sortis quelquefois, pour juger la chose en elle-même.

Il est incontestable qu'une abbaye (et ce que nous disons ici de cette association religieuse, peut s'appliquer, en général, à toute autre également reconnue par la religion), il es!, dis-je, jncontestable qu'une abbaye a par elle-même les résultats les plus avantageux pour la sanctification des âmes. Qui ne le reconnaît, pour peu qu'il soit de bonne foi? Le nier, ce serait nier l'efficacité du recueillement, de la méditation, de la prière, de la prédication, du bon conseil et des bons exemples, de tous ces moyens, en un mot, qui font la force sanctifiante de la religion. Le nier, ce serait se mettre en opposition avec les faits les plus nombreux et les plus saillants de l'histoire. Le nier, mais ce serait nier l'évidence, ce qui frappe encore, à chaque instant, tous les regards.

S'il vous reste quelque doute à ce sujet, suivez-moi. Nous voilà tout à coup transportés, je suppose, par un de ces convois qui franchissent, en peu de temps, les distances les plus considérables, dans une de ces contrées de la France où la culture des terres est portée à un point qu'il ne me semble guère possible de surpasser. Examinons tout avec beaucoup d'attention. Sous le rapport matériel, il ne paraît pas que nous avons rien à désirer; mais attendons quelque temps. C'est l'heure du repas pour ceux qui cultivent ces terres, et bientôt ils vont se montrer à nos yeux, en reprenant leurs travaux. Les voilà en effet. Grand Dieu! que ces êtres sont méprisables au point de vue de la religion ou seulement de la morale la plus vulgaire ! La colère à chaque instant les transporte; l'ivrognerie les dégrade; l'impiété, l'impudicité, l'improbité même, toutes les passions les plus mauvaises les dominent tour à tour, et quelquefois simultanément, comme ce démon qui s'appelait légion. Hâtons-nous de

quitter ces lieux, car il n'y a rien de beau ici que la matière, ce qui n'est pour l'homme que l'accessoire.

Nous voilà transportés, je suppose de nouveau, avec la même rapidité que tout à l'heure, dans une autre partie de la France, où la terre se trouve également bien cultivée, mais qui n'offre plus le même aspect. Quel est cet antique et vaste bâtiment que nous apercevons au fond de la vallée solitaire? On vient de nous le dire : c'est une abbaye de Chartreux qui, retirés du monde, trouvent, dans un rude labeur de chaque jour, tout ce qu'il faut, rigoureusement parlant, pour subvenir à leurs besoins si modérés, et aux besoins de ceux qui viennent leur demander l'hospitalité. Allons jouir nousmêmes, pendant quelque temps, de cette hospitalité offerte à tous. En approchant, nous éprouvons déjà, comme aux environs de la maison du Seigneur, ce je ne sais quoi qui prédispose l'âme aux saintes pensées. Après avoir franchi ce seuil sacré aussi, c'est bien autre chose. Sous le rapport matériel, il n'y a pas une différence bien grande avec ce que nous avons vu ailleurs; mais, sous le rapport spirituel, que de changements! les hommes y sont en aussi grand nombre, en plus grand nombre encore peut-être, les réunions y sont aussi fréquentes e incontestablement plus intimes, mais combien diffèrent et les dispositions de chacun, et les effets que produisent sur tous leurs rapports. Les autres s'irritent sans cesse par le rapprochement, ceux-ci se calment; les autres se corrompent, ceux-ci se purifient; les autres nous ont paru de véritables démons incarnés, et ceux-ci des anges servis par des organes.

Vous diriez qu'il n'y a pas un seul instant de repos, ni le jour ni la nuit, dans cette immense habitation; et cependant quel ordre partout! Au lieu de l'affreux blasphème qui nous épouvantait naguère, ce ne sont que des paroles de bénédiction qui sans cesse frappent agréablement l'oreille; au lieu de la haine sanguinaire, c'est la bienfaisante charité qui règne au fond des cœurs et s'épanouit sur tous les visages. Il n'est guère possible de rencontrer, de supposer même une organisation morale plus compliquée et pourtant plus irréprochable. A la parole, au inoindre désir de l'abbé, que tous aiment et vénèrent également, et qu'on appelle pour cela: Mon très-Révérend Père, je me trompe, car Dieu seul commande en ce saint lieu; à la manifestation de la volonté divine, qui se fait insensiblement par la règle que chacun porte gravée au fond de son cœur, tout marche sans cesse avec une régularité que rien ne peut surpasser. Voyez, dans une montre, le mouvement dont les rouages s'enchaînent admirablement, et marquent avec tant d'exactitude, sous l'impulsion d'un ressort caché, toutes les heures qui passent et nous entraînent à l'éternité. Vous n'avez là encore qu'une image imparfaite de ce mouvement religieux, si je peux m'exprimer de la sorte, dont les rouages intelligents s'enchaînent de la manière la plus admirable, et marquent

avec une exactitude parfaite, sous l'impulsion du ressort divin caché dans les cieux, les heures saintes qui passent et nous entraînent à l'éternité bienheureuse.

C'est là, me direz-vous peut-être, un état excessivement pénible auquel bien peu pourraient se faire.

J'en conviens. Aussi demande-t-il une vocation particulière. Mais vous devez convenir, de votre côté, qu'un tel état, et tout autre semblable qui suppose la même abnégation, la même obéissance, le même attachement à Dieu et aux hommes, ne peut guère manquer de conduire à la sainteté, et ceux à qui il est donné de l'embrasser, et ceux qui subissent indirectement sa divine influence.

Ces hommes-là, me direz-vous peut-être encore, ces hommes, avec toute leur sainteté, sont néanmoins perdus pour le monde.

C'est une question que nous examinerons tout à l'heure, mais ce n'est point celle qui nous occupe en ce moment. Il s'agit seulement de savoir si l'abbaye, et, en général, toute association religieuse, est favorable à la sanctification des âmes. Or, il me semble que je viens de l'établir de la manière la plus incontestable, en montrant que, pour le nier, il faudrait fermer les yeux à la lumière du jour, repousser la plus convaincante évidence. Oui, je ne crains pas de le dire ici, le fait, et le fait le plus frappant, est là pour déposer en ma faveur: prenez un certain nombre d'hommes, quarante on cinquante, je suppose, parmi ceux que nous venons de visiter en dernier lieu, et que nous avons vus volontairement et néanmoins scrupuleusement assujettis au joug si doux de la sainte obéissance. Le bien chez eux, ce sera la règle générale; le mal ne sera que l'exception, et probablement une bien petite exception. Après cela, prenez le même nombre d'hommes parmi ceux que nous avons visités en premier lieu, et que nous avons vus, brisant tout frein, s'abandonner à l'entrainement des pius violentes passions. Le résultat de l'examen sera précisément tout opposé le mal, chez eux, ce sera la règle générale; le bien ne sera que l'exception, et malheureusement peut-être une très-petite exception.

Mais, ajouterez-vous, plus il y a de mal dans le monde, et plus il importe que les bous y restent pour combattre ce ma!, en travaillant à leur propre sanctification.

Aussi l'abbaye ne doit-elle être, comme nous l'avons dit déjà, qu'une exception dans la société. Placée, du reste, en dehors du monde, elle n'en aura pas moins part, pour cela, à sa sanctification. Que de prières, que de bonnes œuvres de tout genre sortent de là, chaque jour, et vont intercéder pour nous auprès de la divine miséricorde! L'enseignement de la parole et du bon exemple en sort également, soit que nous allions l'y chercher nous-mêmes, soit qu'il vienne nous trouver dans le monde, au milieu de nos occupations ou de nos plaisirs. Que dis-je? mais la maison elle-même est encore pour le monde

une cause d'édification. Car il est impossible de la considérer avec un peu d'attention sans qu'elle nous prêche, dans un langage intelligible à tous, le détachement des choses périssables du temps et la recherche des biens immuables de l'éternité. Il n'est donc pas vrai que ceux qui s'y renferment soient perdus pour le monde. Croyez-vous que, dans une autre position, ils eussent été plus utiles à leurs frères, religieusement parlant surtout? Est-ce que, manquant leur vocation, je suppose, ils n'auraient pas été bien exposés à se perdre et à en perdre beaucoup d'autres avec eux? Vous n'ignorez point ce qui est arrivé à l'époque de notre révolution. Des législateurs impies avaient brisé toutes les portes de ces abbayes si florissantes alors sur le sol de la France, et en avaient fait sortir tous ceux qui s'y trouvaient enfermés. Hélas! ce fut parmi ces malheureux que se sont rencontrés les plus ardents promoteurs du désordre.

C'est, me direz-vous, que la passion dormait en eux seulement, et n'était point éteinte.

Soit. Mais, de grâce, le lion qui dort enchaîné au pied des autels, où il a pris la douceur de l'agneau, n'est-ce pas un chefd'œuvre de la religion, et l'un des plus grands services qu'elle ait rendus à la terre? Maiheur à vous, si vous l'éveillez! Trois fois malheur, si, brisant les liens qui l'enchatnent, vous le lancez imprudemment dans la foule, car bientôt peut-être, it sèmera partout le carnage! On sait que Robespierre dut aux libéralités du clergé une éducation toute chrétienne. Si son âme ardente se fût donnée alors aux idées religieuses, comme plus tard aux idées politiques, peut-être que, ne connaissant de moyen terme en rien, il fût allé s'enfermer à la Trappe. « C'est une perte pour le monde, n'eût pas manqué de dire quelque philosophe à courte vue, comme il s'en trouvait partout à cette époque, c'est une perte véritable, car cet homme ne manquait pas de talent. » C'eût été un grand gain, au contraire; car ce monstre a couvert la France d'une mer de sang, à laquelle son sang infâme n'est venu que trop tard se réunir. Tout le monde sait encore que Mirabeau se trouvait, avant la révolution, dans une position où ceux de sa classe n'avaient pas de ressource plus avantageuse alors que de se placer dans quelque riche abbaye. Si, revenant aux sentiments honorables et chrétiens de sa famille, il eût pris cette généreuse détermination: « Quel malheur, eûton dit peut-être encore, quel malheur! car cet homme est un génie. » Quel bonheur c'eût été, au contraire ! car, lâchant la bride aux passions les plus violentes qui furent jamais peut-être, cet homme a usé rapidement sa constitution excessivement robuste, et, de plus, il a beaucoup contribué à précipiter la France dans une crise d'où elle n'est point encore sortie aujourd'hui, après plus d'un demi-siècle de troubles, de combats et de crimes.

Nous avions donc raison de dire que l'ab

baye, et, en général, toute association religieuse a, de sa nature, les résultats les plus heureux pour la sanctification des âmes. N'eût-elle point d'autre avantage, que ce serait bien suffisant pour lui assurer notre vénération et nos sympathies. Mais ce n'est pas tout évidemment; car, si elle fait beaucoup pour le bonheur éternel de l'homme, elle ne fait guère moins pour son bonheur temporel.

Et d'abord elle fait le bonheur de ceux qui l'habitent. Ne l'avez-vous pas entendu répéter mille fois? Si vous en doutez encore, malgré tant d'affirmations, assurez-vous-en par vous-même; la chose est bien facile. Allons visiter, de nouveau, si vous le désirez, une des abbayes où la règle la plus sévère est rigoureusement observée, une abbaye de Chartreux, par exemple. Ou, si vous l'aimez mieux, rappelons-nous ce que nous avons pu observer déjà dans celle que nous avons précédemment visitée. Quel silence profond dans cette habitation! Que de privations dans le vêtement, la nourriture, en toute chose! Que de mortifications, que de veilles, que de travaux! Et, malgré tout cela, pas une seule plainte, pas le moindre signe de mécontentement!

C'est de l'hypocrisie, allez-vous dire.

De l'hypocrisie! en cela!.. mais c'est absurde! Quand l'homme souffre, il se plaint. C'est le besoin impérieux de la nature auquel il est obligé de se soumettre. Quelquesuns s'en abstiendront peut-être, pendant quelque temps seulement; mais une grande réunion, pendant un temps considérable, la vie entière, ou, pour mieux dire, pendant une suite de vies qui se succèdent l'une à l'autre de manière à nous présenter une prolongation indéfinie d'existence? Cela n'est pas possible. Voyez ce qui se passe dans les hôpitaux ou les prisons: c'est un concert ininterrompu de murmures et de plaintes. Si donc la souffrance ne se manifeste ici en aucune manière, c'est qu'elle ne se trouve point dans les cœurs. Et pourquoi ces hommes ne se plaindraient-ils point, s'ils souffraient réellement? Pourquoi ne quitteraient ils pas une position qu'ils ont embrassée volontairement, et qu'ils conservent encore de plein gré? Rien ne les enchaîne ici, rien absolument, si ce n'est l'attachement qu'ils ont, en général, pour une demeure qui est devenue, pour eux, la maison paternelle. S'ils ont pour elle tant d'attachement, comme il n'est pas possible d'en douter, c'est une preuve incontestable que non - seulement ils n'y souffrent point, mais qu'ils y sont, au contraire, très-heureux.

Est-ce que nous ne le voyons pas à cet empressement avec lequel ils vaquent à toutes les fonctions, quelquefois difficiles et repugnantes, qu'ils ont à remplir chaque jour? Est-ce que nous ne le voyons pas encore à cet air de contentement qui s'épanouit sur leur visage, dans tout leur extérieur? Interrogez-les d'ailleurs, et ils vous le diront tous. C'est un joug qu'ils se sont imposé sans doute, mais, pour eux, ce joug n'est

que douceur. C'est un fardeau qu'ils ont continuellement à porter, mais c'est un fardeau léger. Ils ont renoncé au monde, il est vrai, mais, dans la solitude où ils se sont retirés, Jésus-Christ parle à leurs cœurs, et cet inénarrable entretien est comme un avant-goût du bonheur céleste. Un seul jour passé dans ces tabernacles de la pénitence vaut mieux que mille sous les tentes du plaisir. Leur vie entière est pleine de délices, et leur mort beaucoup plus précieuse encore.

En tout cas, me direz-vous, en appliquant ici une observation que vous avez déjà faite relativement à la sanctification des âmes, en tout cas, ce bonheur n'est que pour eux; et le bonheur qui ne s'étend point au dehors n'est point le bonheur véritable. Renfermés dans la solitude, ces hommes ne peuvent s'occuper évidemment que de leurs intérêts propres, et de ceux de la communauté.

Et quand cela serait, jusqu'à un certain point, je veux dire pourvu que cette recher che de leurs intérêts propres, et des intérêts de ceux qui leur sont particulièrement attachés, ne dépassât pas les limites tracées par le devoir, quel mal y trouveriez-vous? N'estce pas là, au contraire, le vou de la nature et de la religion, qui s'accordent pour nous dire que charité bien ordonnée commence par soi-même? Le bien-être général est préférable au bien-être individuel incontestablement. Mais ne comprenez-vous pas que c'est précisément de ce bien-être individuel, recherché par chacun, que résulte le bienêtre général? Oui, je ne crains pas de l'affirmer ici, à moins d'une vocation toute particulière, non-seulement il n'est point or donné aux individus d'oublier leurs intérêts propres, ainsi que les intérêts de ceux qu'ils doivent regarder comme d'autres euxmêmes, pour s'occuper des intérêts de tous, mais cela n'est pas permis, parce que, comme il est aisé de le comprendre, et comme le prouve d'ailleurs l'expérience de chaque jour, de la résulte la perturbation dans les sociétés particulières, et, par suite, dans la société générale. Voyez encore ce qui se passe dans la famille bien réglée. Quand, depuis le matin jusqu'au soir, chaque membre s'est occupé sérieusement de son bien-être personnel, et de celui des autres membres de la famille, personne ne s'avise d'en demander davantage.

Pardon, me direz-vous, le christianisme veut encore que le superflu de la maison soit donné aux pauvres qui viennent le demander, ou bien à ceux qui n'osent ou ne peuvent venir, et qui ordinairement en ont plus besoin que les autres.

N'est-ce pas ce qui se fait aussi dans toute famille religieuse, dans une abbaye par exemple? Et ce n'est pas seulement la part inférieure ou dernière, le superflu, comme on dit communément, qu'elle donne aux indigents, c'est bien, au contraire, la première et la meilleure part, ce qui est nécessaire quelquefois aux besoins les plus pressants de la communauté. Admirons, je vous prie, le mystère de charité qui s'accomplit, cha

que jour, dans une abbaye de Chartreux, on autre semblable! A l'heure où les religieux prennent un repas si frugal qu'on ne conçoit pas comment il peut suffire aux besoins de la nature, à l'heure même où, pour plus de mortification, ils s'en privent complétement, qu'un pauvre, qu'un étranger quelconque vienne frapper à la porte, demandant l'hospitalité « Soyez le bien-venu, mon frère!» lui est-il aussitôt répondu. Et on s'empresse de mettre à sa disposition ce que les religieux se sont interdit pour toujours. Est-ce là la limite extrême de leur charité? Non. Si cet homme, comme il arrive quelquefois, au lieu de demander l'hospitalité pour quelque temps, la demande pour toute sa vie, quelle qu'ait été sa conduite passée, quelle que soit la position dans laquelle il se trouve actuellement, fût-ce mé:ne un ennemi acharné de la communauté, un persécuteur public du nom chrétien; quand, après avoir été suffisamment éprouvé, il a donné des marques suffisantes d'un sincère repentir et d'une vocation véritable, le cercle s'ouvre pour le recevoir, et l'abbé, père de toute la famille, manifeste la plus vive allégresse, au retour de cet autre enfant prodigue dans la maison paternelle. C'est un fait notoire, et que quelques-uns reprochent même aux associations religieuses comme un envahissement. Oui, c'est un envahissement véritable, mais un envahissement qui honore, au lieu de mériter le blâme, c'est l'envahissement de la charité.

L'influence de l'abbaye, par rapport au bonheur temporel de l'homme, ne se manifeste pas seulement d'une manière transitoire, si je puis m'exprimer de la sorte, à l'égard de ceux qui l'habitent ou la fréquentent; elle a des effets beaucoup plus étendus et plus durables. Ne sont-ce pas les abbayes qui ont défriché autrefois une partie des terres en Europe, et ne les cultiventeiles pas encore, en raison de leur nombre, avec autant d'activité que de succès? Ne sont-ce pas elles, également, qui ont cultivé presque exclusivement, pendant tout le moyen âge, le champ des sciences, des belles-lettres et des arts, et ne les cultiventelles pas encore, en certains lieux, avec autant de dévouement que d'intelligence? N'ont-elles pas fourni et ne fournissent-elles pas encore, par cette double culture, nonseulement aux individus, mais aux générations elles-mêmes, l'aliment matériel qui nourrit le corps et l'aliment spirituel qui nourrit les âines?

Arrêtons-nous d'abord un instant à la considération du service que les abbayes ont rendu autrefois, et rendent même encore aujourd'hui à la société, par la culture des terres. S'il est un fait acquis à l'histoire, c'est que les abbayes ont défriché, comme nous venons de le dire, une partie des terres en Europe, et les ont longtemps cultivées avec une activité et un succès dont elles étaient seules capables alors. Les invasions continuelles, les divisions sans cesse renaissantes chez des peuples qui n'étaient point en

core définitivement établis, tout contribuait à les détacher du sol, et à leur donner le goût et les habitudes des armes, beaucoup plus que des instruments d'agriculture. Mais, au milieu de cette société, quelques fractions plus stables se rencontraient de distance en distance. C'étaient ces familles religieuses que nous défendons aujourd'hui contre les attaques de ceux qui, dans l'aveuglement de l'ingratitude, méconnaissent leurs bienfaits de tout genre. Protégés par la Croix qui avait sauvé le monde, et dont les plus violents eux-mêmes éprouvaient souvent la vertu régénératrice, elles jouissaient d'une paix inconnue partout ailleurs, et pouvaient se livrer, pour les autres parties de la société comme pour elles-mêmes, avec autant de suite que d'ensemble, à la culture de ces terres qui leur appartenaient par don, par héritage ou par acquisition, mais dont personne ne songeait à leur disputer la possession.

De là ces grandes richesses territoriales et autres dont beaucoup d'abbayes ont été trouvées plus tard en jouissance, et que tant de personnes leur ont reprochées comnie preuve d'oisiveté, tandis que c'était, au contraire, la preuve incontestable d'un grand travail, du moins dans les premiers possesseurs ce qui est encore à la louange de leurs successeurs légitimes; car, tout étant lié dans une famille, en durée comme en étendue, et ne faisant, pour ainsi dire, qu'un seul être moral, la gloire de chaque membre est nécessairement imputable aux autres, jusqu'à un certain point.

Les abbayes ne possèdent plus aujourd'hui qu'une très-faible partie du sol en Europe, mais, ce peu qu'elles possèdent, elles le cultivent aussi bien que possible, et il faut encore leur en tenir comple.

Non, me direz-vous, car, ce qu'elles font, d'autres le feraient à leur place.

Je ne le contesterai pas. Toujours est-il que leur travail existe, et qu'il doit avoir son prix à nos yeux. Est-ce que vous ne vous croyez redevables, en aucune manière, aux personnes qui ont fait quelque chose pour vous, quand vous pouvez vous dire: si elles ne le faisaient, d'autres le feraient à leur place?

Mais, ajoutez-vous, ceux que nous avons en vue, c'est-à-dire les travailleurs laiques, agiraient avec beaucoup plus d'énergie, car ils apporteraient au travail tout le feu des passions.

Qu'en savez-vous? Ignorez-vous, d'ailleurs, que ce feu dont vous parlez, est un feu souvent coupable, diabolique même quelquefois, comme nous avons déjà eu occasion de le remarquer, et qu'il manque rarement de brûler et de détruire, au lieu de produire et de conserver. Il aura peut-être, d'abord, des résultats qui paraîtront admirables; mais attendons quelque temps: tout arbre produisant nécessairement son fruit, comme dit le proverbe, le mal engendrera le mal, et le bien, tôt ou tard, engendrera le bien.

ABB

DES OBJECTIONS POPULAIRES.

Trois catégories d'émigrés ont tout réremment quitté la France pour aller, sur la terre étrangère, fonder des établissements plus ou moins durables. L'une est cette colonie de trappistes qui, sans autre impulsion que ces mots : «Dieu le veut!» n'ont point hésité à échanger leur douce et paisible abbaye pour le sol brûlant et agité de l'Afrique. L'autre est cette colonie de condamnés que l'autorité, le glaive à la main, a conduite dans une île de l'Amérique méridionale, pour faire tourner, s'il est possible, au profit de l'agriculture, ces passions ardentes qui menaçaient de bouleverser la société. Dans la troisième, je comprends tous ces émigrés volontaires qui sont allés sur une des côtes de l'Amérique septentrionale, conduits par la plus détestable peut-être de toutes les passions, celle qui à engendré et engendre encore tant de crimes dans la société :

Auri sacra fames...

(VIRGIL., Eneid. lib. 11, vers. 57.)

Allez visiter tour à tour ces trois colonies si différentes. Il ne vous faudra pas beaucoup de réflexion pour comprendre de quel côté est le travail sagement ordonné, celui qui doit produire, tôt ou tard, les fruits les plus avantageux, à moins de quelqu'une de ces révolutions qui viennent si fréquemment ici-bas changer inopinément la marche des choses.

Si de la culture indispensable des terres, nous passons à la culture moins générale ment nécessaire, mais plus élevée des sciences, des belles-lettres et des arts, la bienfaisante influence de nos abbayes s'y fait sentir d'une manière encore plus marquée. N'estce pas, en effet, dans ces demeures solitaires que s'est conservé, comme le charbon sous la cendre, le feu sacré du génie qui devait jeter tant d'éclat à l'époque d'un saint Thomas, et, plus tard encore, après une seconde rénovation, à l'époque d'un Bossuet? N'est-ce pas au moyen de ces asiles inviolables qu'a pu se transmettre, de génération en génération, le double dépôt de toutes les sciences sacrées et profanes, où sont venues puiser ensuite et où viennent puiser encore, chaque jour, comme dans des sources intarissables, les plus fécondes intelligences elles-mêmes? Le religieux, daus son abbaye, copiait les livres qui lui avaient été confiés; et qu'il regardait tous en quelque sorte comme sacrés, avec autant de respect et de zèle que le lévite, dans le temple, copiait les livres sacrés de la Loi. C'était pour fui, comme un bien patrimonial, une propriété inaliénable appartenant à la famille. Voilà pourquoi sans doute quelques-uns se sont imaginé que ces immenses richesses intellectuelles provenaient réellement de son travail. C'était une exagération. Toujours est-il qu'à ne le considérer que comme conservateur et comme copiste (ce qu'il fut uniquement par rapport à ces richesses antiques dont nous parlons ici), le religieux du moyen âge a produit par là encore d'in

comparables chefs-d'œuvre de patience et
même de véritables chefs-d'œuvre d'art, que
nous aurons bien de la peine à surpasser
aujourd'hui, avec les ressources infinies de
toutes les inventions modernes.

« Rendons, s'écrie à ce sujet, l'illustre écrivain qui a commencé à rendre populaire parmi nous le goût de l'antiquité et surtout de l'antiquité religieuse (CHATEAUBRIAND, Etudes historiques), rendons un éclatant hommage à cette école de Bénédictins que rien ne remplacera jamais. Si je n'étais maintenant un étranger sur le sol qui m'a vu naître, si j'avais le droit de proposer quelque chose, j'oserais solliciter le rétablissement d'un ordre qui a si bien mérité des lettres. Je voudrais voir revivre la congrégation de Saint-Maur et de Saint-Vannes dans l'abbatiale de Saint-Denis, à l'ombre de l'église de Dagobert, auprès de ces tombeaux dont les cendres ont été jetées au vent au moment où l'on dispersait la poussière du trésor des chartes il ne fallait aux enfants d'une liberté sans loi, et conséquemment sans mœurs, que des bibliothèques et des sépulcres vides.

« Des entreprises littéraires, qui devaient durer des siècles, demandaient une société d'hommes consacrés à la solitude, dégagés des embarras matériels de l'existence, nourrissant au milieu d'eux les jeunes élèves héritiers de leur robe et de leur savoir. Ces doctes générations, enchaînées au pied des autels, abdiquaient à ces autels les passions du monde, renfermaient avec candeur toute leur vie dans leurs études, semblables à ces ouvriers ensevelis au fond des mines d'or, qui envoient à la terre des richesses dont ils ne jouiront pas. Gloire à ces Mabillon, à ces Montfaucon, à ces Martène, à ces Ruinart, à ces Bouquet, à ces d'Achery, à ces Vaissette, à ces Lobineau, à ces Calmet, à ces Ceillier, à ces Labat, à ces Clémencet et à leurs révérends confrères, dont les œuvres sont encore l'intarissable fontaine où nous puisons tous tant que nous sommes, nous qui affectons de les dédaigner! Ii n'y a pas de frère lai, déterrant dans un obituaire le diplôme poudreux que lui indiquait dom Bouquet ou dom Mabillon, qui ne fût mille fois plus instruit que la plupart de ceux qui s'avisent aujourd'hui, comme moi, d'écrire sur l'histoire, de mesurer du haut de leur ignorance ces larges cervelles qui embrassaient tout, ces espèces de contemporains des Pères de l'Eglise, ces hommes du passé gothique et des vieilles abbayes, qui semblaient avoir écrit eux-mêmes les chartes qu'ils déchiffraient. Où en est la collection des historiens de France? Que sont devenus tant d'autres travaux gigantesques? Qui achèvera ces monuments autour desquels on n'aperçoit plus que les restes vermoulus des échafauds où les ouvriers ont disparu?

« Les Bénédictins n'étaient pas le seul corps savant qui s'occupât de nos antiquités; dans les autres sociétés religieuses ils avaient des émules et des rivaux. »

« PrécédentContinuer »