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VACHEROT.

TEXTE C.

HISTOIRE CRITIQUE DE

L'ÉCOLE D'ALEXANDRIE.

T. III, p. 238 à 245. Texte continu, sans aucune interruption.

DE LA MÉTHODE NÉOPLATONICIENNE.

Pour bien comprendre et apprécier la méthode néoplatonicienne, il ne faut jamais la séparer de la pensée qui en fait l'esprit et en dirige tous les mouvements. L'analyse de Plotin poursuit le simple, l'un, de même que la dialectique ou la métaphysique, mais dans un tout autre sens; elle poursuit l'unité, telle que la conçoivent les écoles orientales de l'émanation, comme le point central indivisible, le foyer obscur d'où les êtres s'échappent, par effusion ou rayonnement. De là tous les mérites et tous les défauts de cette méthode.

Son premier mérite, c'est de chercher la cause dans son effet, le principe dans son produit, l'être universel dans sa manifestation individuelle, l'idée pure dans la réalité extérieure. Bien supérieure (comme méthode

théologique) à la métaphysique qui refuse l'existence à l'universel, et à la dialectique qui le sépare des individus, l'analyse néoplatonicienne atteint son principe sans sortir de la réalité. Elle procède par intuition et non par abstraction. La dialectique, déjà moins abstraite que la méthode toute mathématique des pythagoriens, ne peut cependant, par une opération purement logique, attein dre le véritable universel; en le cherchant en dehors de la réalité et de l'essence intime des choses, elle ne rencontre que l'unité de genre. Au contraire, la méthode de Plotin, en se fixant au sein de l'individu, à l'exemple d'Aristote, DÉCOUVRE, AU LIEU D'UN TYFE ABSTRAIT, un principe vraiment substantiel, au lieu de l'unité de genre, l'unité de vie et d'être, enfin l'universel réel et vivant, au lieu d'une simple forme logique. De là une nouvelle théorie du monde intelligible qui n'explique pas seulement comme celle de Pythagore et de Platon l'ordre, la proportion, la forme, la beauté, mais encore et surtout le mouvement, la vie, la substance même des êtres du monde sensible.

Autre mérite essentiel. La dialectique et la métaphysique ne se bornaient point à distinguer des choses elles-mêmes le principe qui en fait l'être; elles allaient jusqu'à l'en séparer. L'idée ne réside pas dans la réalité individuelle dont elle fait l'essence; la forme parfaite, la fin ne réside pas davantage dans le sujet individuel qu'elle meut par attraction. L'analyse de Plotin, s'enfermant dans l'individu, cherche son principe, NON EN DEHORS, mais au fond de la réalité, qu'elle n'abandonNE JAMAIS DANS SES ABSTRACTIONS LES PLUS SUBTILES, dans ses conceptions les plus hautes. L'unité, quelle qu'en soit la nature, âme, intelligence, Dieu, est un principe intérieur,

distinct, mais non séparé de la réalité sensible, qui n'en est que la manifestation extérieure. En s'élevant graduellement de la matière à la forme, de la forme à l'âme, de l'âme à l'intelligence, de l'intelligence à Dieu, l'analyse ne s'éloigne pas de la réalité, 'elle ne fait qu'en pénétrer plus intimement l'essence. C'est ainsi qu'elle voit dans l'âme le fond de la réalité sensible, dans l'intelligence le fond de l'âme, en Dieu le fond de l'intelligence et de tout le reste; tous les êtres, sensibles ou intelligibles, simples corps, âmes, intelligences, ne sont que les rayons plus ou moins immédiats d'un seul et même foyer, l'unité. La dialectique, séparant les deux mondes, avait essayé, mais vainement, d'en rétablir le rapport par l'inexplicable hypothèse de la utešis. La métaphysique n'avait compris d'autre unité pour le système des êtres, que l'unité de mouvement et de direction. L'ANA

LYSE ALEXANDRINE SEULE POUVAIT PARVENIR A LA VRAIE unité, a L'unitÉ DE SUBSTANCE ET DE VIE EN MÊME TEMPS

QUE DE MOUVEMENT.

Cette méthode ouvre donc une nouvelle issue à la philosophie grecque qui s'épuisait en vaines discussions dans les voies de la dialectique et de la métaphysique; elle se prête infiniment mieux que l'une ou l'autre de ces deux méthodes à la solution du plus grand problème que la pensée ait agité, le rapport de l'individuel à l'universel, du monde à Dieu, l'accord de la raison et de l'expérience. Mais, d'un autre côté, par l'excès de l'analyse, par un mélange adultère de l'imagination et de la science, Elle égare la philosophie dans un monde d'ABSTRACTIONS ET DE CHIMÈRES1. Abusant de cet axiome que le

Le lecteur remarquera qu'entre cet alinéa et le précédent, il n'y a le texte de l'auteur aucune solution de continuité.

dans

composé et le multiple ont leur principe dans le simple et dans l'un, elle aboutit à deux conclusions capitales auxquelles la critique doit tout d'abord remonter, comme à la source de toutes les erreurs et de toutes les fictions du néoplatonisme.

Première conclusion. L'unité, en tant qu'unité, fait l'essence des êtres. La dialectique, en identifiant l'être avec l'universel, détournait de la connaissance réelle et intime des choses; selon la remarque profonde d'Aristote, au lieu de faire pénétrer la pensée dans l'essence même de l'être, elle la retenait à la surface. La méthode néoplatonicienne encourt un reproche analogue, en identifiant l'être avec l'unité. L'unité alexandrine a son caractère propre; elle n'est ni l'unité purement numérique des pythagoriciens, ni l'unité du genre de Platon, ni l'unité de forme d'Aristote. Pour en bien saisir le sens précis, il faut se rappeler l'hypothèse tout orientale par laquelle le néoplatonisme explique l'origine des

êtres.

Le multiple émane de l'un, ainsi que les rayons du foyer, la lumière du soleil. La méthode alexandrine ne va pas, comme la dialectique, de la variété des individus à l'unité du genre, ni comme la métaphysique de la matière essentiellement inorganique à la forme, principe organique de l'être; elle procède de l'extérieur à l'intérieur, de la circonférence au centre, simplifiant, réduisant, retranchant successivement tout élément de dualité : la forme d'abord, puis la vie, puis l'essence pure, et ne s'arrêtant que devant l'absolue unité, point indivisible, impénétrable, d'où s'échappent comme autant de rayons les essences intelligibles et les êtres sensibles. Or, là est précisément le vice radical de la

methode. L'unité, en tant qu'unité, peut bien être recherchée comme la condition abstraite, mais jamais comme l'essence même, le principe substantiel des choses. Jusqu'aux Alexandrins, la philosophie grecque avait toujours aspiré à l'unité, Platon à l'unité logique des universaux, Aristote à l'unité naturelle et organique des formes, le stoïcisme à l'unité génératrice des raisons séminales. L'école d'Alexandrie est la première qui ait cherché l'unité pour l'unité, c'est-à-dire une abstraction. En poursuivant la chimère de l'unité pure, si l'analyse alexandrine ne s'égare point dès le début 1, cela tient à ce qu'elle se laisse guider par les doctrines antérieures, tantôt par le stoïcisme, tantôt par le platonisme, surtout par le péripatétisme, que Plotin suit pas à pas, et qu'il n'abandonne qu'au-delà du monde intelligible. Aristote, s'appuyant sur l'expérience et procédant par définition, cherchait dans l'unité de forme le vrai type

1 Ces mots «< dès le début » ne nous mettraient-ils pas peut-être sur la voie pour parvenir à expliquer ces prodiges de contradiction auxquels l'esprit ne parvient pas à croire? Serait-ce que Plotin, comme on le dit plus haut, eût été dans le vrai, et ses successeurs dans le faux ? Ce n'est pas cela. Car, ici même et ci-dessous, c'est bien l'analyse de Plotin qui est en cause. Serait-ce qu'une partie de l'œuvre de Plotin est bonne, l'autre mauvaise, selon qu'il s'attache à la réalité, et s'en détache ensuite pour se donner à des chimères? Non. Car l'analyse de Plotin cherche son principe au fond de la réalité, QU'ELLE N'ABANDONNE JAMAIS dans ses abstractions les plus subtiles. Serait-ce que la méthode alexandrine est bonne, mais qu'on en fait de fausses applications? Ce n'est pas cela non plus, car, en ce même alinéa, l'on parle du vice radical de cette méthode. Mais alors comment peut-on dire, dans les mèmes pages, que la méthode alexandrine seule pouvait parvenir à la vraie unité, à l'unité de substance et de vie?

L'unique explication de ces étonnants phénomènes intellectuels est bien celle-ci : c'est que nous avons sous les yeux une pensée réduite à l'état même de ce cerveau dont parle quelque part Ennius:

Saxo cere-comminuit-brum.

Des parties de cerveau dispersées et broyées sous la pierre!

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