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«< meselerie li dure tant comme Diex yert en paradis. Ci vous << pri, fist-il, tant comme je puis, que vous metés votre cuer à «ce pour l'amour de Dieu et de moi, que vous amissiez miex << que tout meschief avenit au cors, de meselerie et de toute <«< maladie, que ce que le péchié mortel venist à l'ame de

« Vous. D

Il ama tant toutes manieres de gens qui Dieu créoient et amoient, que il donna la conestablie de France à monseigneur Gilles le Brun qui n'estoit pas du royaume de France, pource qu'il estoit de grant renommée de croire Dieu et amer. Et je croy vraiment que tel fu il.

Maintes foiz avint que en esté il aloit seoir au bois de Vinciennes après sa messe, et se acostoioit à un chesne et nous fesoit seoir eutour li; et touz ceulz qui avoient à faire venoient parler à li, sanz destourbier de huissier ne d'autre. Et lors il leur demandoit de sa bouche : « A yl ci nullui qui ait partie? »> Et cil se levoient qui partie avoient, et lors il disoit : « Taisiez<< vous touz et en vous deliverra l'un apres l'autre. » Et lors il appeloit monseigneur Pierre de Fonteinnes et monseigneur Geoffroy de Villette, et disoit à l'un deulz : « Délivrez-moi «< ceste partie. » Et quant il véoit aucune chose à amender en la parole de ceulz qui parloient pour autrui, il meismes l'amendoit de sa bouche. Je le vi aucune foiz en esté, que pour délivrer sa gent, il venoit au jardin de Paris, une cote de chamelot

<< puis, que vous ayez à cœur, pour l'amour de Dieu et de moi, << d'aimer mieux que tout mal de lèpre et toute autre maladie advienne << à votre corps, plutôt que le péché mortel advienne à votre âme. »

Le roi aima tant toutes manières de gens qui croient en Dieu et qui l'aiment, qu'il donna la conétablie de France à monseigneur Gilles Lebrun, qui n'était pas du royaume de France, parce qu'i. avait grande renommée de croire en bieu et de l'aimer. Et je crois vraiment que tel fut-il.

Maintes fois il advint qu'en été il allait s'asseoir au bois de Vincennes, après la messe, et s'appuyait à un chêne, et nous faisait asseoir autour de lui; et tous ceux qui avaient à faire venaient lui parler, sans expêchement d'huissier ni d'autres. Alors il leur demandait lui-même : « Y a-t-il ici quelqu'un qui ait partie? >> Et ceux qui avaient partie se levaient, et lors il disait : « Taisez-vous tous << et on vous expédiera l'un après l'autre. » Et lors il appelait monseigneur Pierre de Fontaines et monseigneur Geoffroy de Villette, et disait à l'un d'eux : « Expédiez-moi cette partie. » Et quand il voyait quelque chose à amender dans le discours de ceux qui parlaient pour autrui, lui-même il l'amendait. Je le vis aucune fois, en été,

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vestue, un seurcot de tyreteinne sanz manches, un mantel de cendal noir entour son col, moult bien pigné et sanz coife, et un chapel de paon blanc sur sa teste, et faisoit estendre tapis pour nous séoir entour li. Et tout le peuple qui avoit à faire par devant li, estoit entour li en estant, et lors il les faisoit délivrer, en la manière que je vous ai dit devant du bois de Vinciennes.

La leaulté du Roy peut l'en veoir ou fait de monseigneur de Trie qui au saint unes lettres, lesquiex disaient que le Roy avoit donné aus hoirs la contesce de Bouloingne, qui morte estoit novellement, la conté de Danmartin en gouere. Le seau de lá lettre estoit brisié, si que il n'y avoit de remenant fors que la moitié des jambes de l'ymage du seel le Roy, et l'eschamel sur quoy li Roys tenoit ses piez; et il le nous monstra à touz qui estions de son conseil, et que nous li aidissons à conseiller. Nous deismes trestuit sanz nul descort, que il u'estoit de riens tenu à la lettre mettre à exécution. Et lors il dit à Jehan Sarrazin, son chamberlain, que il li baillast la lettre que il li avoit commandée. Quant il tint la lettre, il nous dit : « Seigneurs, << veez ci scel de quoi je usoy avant que je alasse outremer, «<et voit-on cler par ce seel que l'empreinte du seel brisée est << semblable au seel entier; par quoy je n'oseroie en bone con

venir pour expédier ses gens au jardin de Paris, vêtu d'une cotte de camelot, d'un surtout de tyreteine (laine) sans manches, d'un manteau de taffetas noir autour du cou, très-bien peigné et sans coiffe, et un chapel de plume de paon blanc sur sa tête; il faisait étendre un tapis pour nous faire asseoir autour de lui; et tous ceux qui avaient affaire à lui se tenaient debout devant lui, et alors il les faisait expédier de la manière que je vous ai dit qu'il faisait au bois de Vincennes.

La loyauté du roi parut bien au fait de monseigneur de Trie, qui remit au saint roi des lettres, lesquelles disaient que le roi avait donné aux héritiers de la comtesse de Boulogne, nouvellement morte, le comté de Dammartin. Le sceau des lettres était brisé; il ne restait que la moitié des jambes de la figure du sceau du roi et le marche-pied sur lequel le roi tenait ses pieds, et il le montra à nous tous qui étions de son conseil, et nous demanda que nous l'aidassions de notre avis. Nous dîmes tous unanimement qu'il n'était point tenu à mettre les lettres à exécution; et lors il dit à Jean Sarrasin, son chambellan, qu'il lui baillât la lettre qu'il avait commandée. Quand il tint cette lettre : « Seigneurs, nous dit-il, voici « le sceau dont je me servais avant que j'allasse outre-mer, el on << voit clair par ce sceau que l'empreinte du sceau brisé est semblable << au sceau entier; c'est pourquoi je n'oserais, en bonne conscience,

<«< science ladite contée revenir. » Et lors il appela monseigneur Renaut de Trie, et li dist: « Je vous rent la contée. »

<< retenir le dit comté. » Et lors il appela monseigneur Renaut de Trie, et lui dit : « Je vous rends le comté. »>

LES BEDUYNS

Les Beduyns ne demeurent en villes, ne en cités, n'en chastiaus, mèz gisent adès aus champs; et le r mesnies, leur femme, leur enfans fichent le soir de nuit, ou de jours quant il fat mal tens, en unes manieres de herberges que il font de cercles de tonniaus loiés à perches, aussi comme les chers à ces dames sont; et sur ces cercles getent piaus de moutons que l'en appele piaus de Damas, conrées en alun : les Beduyns meismes en on grans pelices qui leur cuevrent tout le crs, leur jambes et leur piés. Quant il pleut le soir et fait mal tens de nuit, il s'en loent dedens leur pelices, et osten les frains à leur chevaus et les lessent pestre delez eulz. Quant ce vient lendemain, i r'estendent leur pelices au solleil et les conroient, ne jà n'i perra chose que eles aient esté moillées le soir. Leur créance est tele que nul ne peut morir que à son jour, et pour ce ne se veulent i armer; et quant il maudient leur enfans, si leur dient « Ainsi soies tu maudit, comme le Franc qui s'arme

TRADUCTION.

Les Bédouins ne demeurent ni dans des villes ni dans des cités, ni dans des châteaux, mais sont toujours aux champs. Leurs ménages, leurs femmes et leurs enfants logent le soir de nuit, ou de jour quand il fait mauvais temps, dans des manières de pavillons qu'ils soutiennent avec des cercles de tonneux liés à des perches, comme sont les chars des dames, et sur ces cercles ils jettent des peaux de moutons qu'on appelle peaux de Damas, corroyées dans l'alun. Les Bédouins eux-mêmes s'en font de grandes pelisses qui leur couvrent tout le corps, les jambes et les pieds. Quand il pleut le soir et fait mauvais temps la nuit, ils s'enveloppent dans leurs pelisses et ôtent les freins à leurs chevaux et les laissent paître près d'eux. Quand revient le lendemain, ils étendent leurs pelisses au soleil et les frottent et corroient, et bientôt il ne parait plus qu'elles aient été mouillées le soir. Leur croyance est que nul ne peut mourir qu'à son jour, et pour cela ils ne se veulent armer; et, quand ils maudissent leurs enfants, ils leur disent : « Ainsi, sois-tu maudit comme le

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pour poour de mort. » En bataille il ne portent riens que l'espée et le g'aive. Presque touz sont vestus de seurpeliz; aussi comme les prestres; de touailles sont entortillées leur testes, qui leur vont par des us le menton, dont lèdes gent et hydeuse sont à regarder; car les cheveus des testes et des barbes sont touz noirs. Il vivent du let de leur bestes et achetent les pasturage ès berries aus riches hommes, de quoy leur bestes vivent. Le nombre d'eu'z ne saurait nulz nommer; car il en a ou réaume d'Egypte, ou réaume de Jerusalem et en toutes les autres terres des Sarrazins et des mescréans à qui ils rendent grant trèus chascun an (1).

Franc qui s'arme par peur de mort. » Dans les batailles ils ne porient que l'épée et le glaive. Presque tous sont vêtus de surplis comme nos prêtres. Leurs têtes sont entortillées de longues toiles qui leur vont par-dessous le menton; aussi sont-ils laides et hideuses gens à regarder, car les cheveux de leurs têtes et leurs barbes sont tout noirs. Ils vivent du lait de leurs bètes et achetent les pâturages des prairies qui appartiennent aux riches, desquels pâturages leurs bêtes vivent. Nul ne saurait dire le nombre des Bedouins, car il y en a au royaume d'Egyp'e, au royaume de Jérusalem, et en toutes les autres terres des Sarrasins et des mécréants auxquels ils payent chaque année de grands tributs.

JEAN FROISSART.

Ce chroniqueur, l'un des plus célèbres et des plus intéressants du moyen âge, est né en 1333 et est mort en 1410; il nous a conservé le souvenir des principaux épisodes de cette longue guerre entre la France et l'Angleterre qui a reçu, à cause de sa durée, le nom de guerre de cent ans. Attaché tour à tour à la personne du roi d'Angleterre Edouard III, au prince de Galles, au duc de Clarence, au duc de Brabant, au comte de Blois, Froissart traversa tous les partis et suivit des causes bien diverses, ce qui a fait mettre en doute, avec juste raison, son impartialité et sa véracité; mais quoi qu'il en soit de ce reproche, son ouvrage intitulé: Chronique de France, d'Angleterre, d'Écosse et d'Espagne, n'en est pas moins le travail historique le plus important que nous ait légué le quatorzième siecle. A

(1) Ce passage peut faire juger de l'exactitude avec laquelle Joinville décrit les choses qui l'ont frappé. On croirait voir les cavaliers arabes de nos jours, car depuis le treizième siècle ils sont restés les mêmes, et il est impossible d'en faire une peinture plus exacte.

une époque où les communications étaient lentes et difficiles entre les diverses parties du royaume, où l'on ne pouvait multiplier, sans de grands frais, la copie des manuscrits, le souvenir des événements ne se conservait pour ainsi dire que par la tradition orale; le mérite de Froissart fut de parcourir quelques-uns des principaux États de l'Europe, et de mettre par écrit les renseignements qu'il avait pu recueillir. Sa Chronique commence en 1422 et s'arrête aux dernières années du quatorzième siècle. Elle n'a rien de la précision rigoureuse que l'on demande aujourd'hui aux travaux du même genre. Elle marche au hasard, à travers toutes les digressions et toutes les aventures, mais ce désordre même est un de ses principaux attraits. L'auteur fait preuve, jusque dans les moindres détails, d'un merveilleux talent de de cription, et il excelle dans l'art de faire vivre ses personnages et de les mettre en scène.

Le morceau suivant se rattache à l'un des événements les plus tristes de notre histoire, à la bataille de Poitiers, perdue, le 19 décembre 1356, par le roi de France, Jean Il dit le Bon, contre les Anglais, commandés par le prince de Galles, fils d'Édouard III. Le désastre de Poitiers, postérieur de dix années au désastre de Crécy, fut causé, comme ce dernier, par le défaut complet d'organisation militaire, l'aveugle indiscipline de la noblesse française et l'excès même de son courage. Le roi Jean y fut fait prisonnier; sa captivité précipita le royaume dans un abîme de malheurs, et Jean ne recouvra sa liberté qu'en payant pour sa rançon trois millions d'écus d'or, et en abandonnant à l'Angleterre, par le funeste traité signé le 8 mai 1360, dans le village de Brétigny, situé à quelques lieues de Chartres, l'Aquitaine, le Poitou, la Saintonge, l'Aunis, l'Agénois, le Périgord, le Limousin, le Quercy, le territoire de Calais, tristes concessions que ne compensait point la renonciation d'Édouard III à la couronne de France.

COMMENT LE ROY IEHAN FUT PRINS A LA BATAILLE DE POICTIERS.

Ainsi adviennent souvent les fortunes en armes et en amours, plus heureuses et plus merveilleuses, qu'on ne les pourroit penser, ne souhaiter. Au vray dire, ceste bataille (qui fut assez pres de Poictiers, es champs de Beauvoir et de Maupertuis) fut moult (1) grande et périlleuse. Si y advindrent moult de beaux faits-d'armes qui ne vindrent mie à cognoissance, et y souffrirent les combattans, d'un costé et d'autre, moult de peine. Là fit le roy Iehan, de sa main, merveilles d'armes et tenoit une hache de guerre, dont bien se deffendoit et combattoit. A la

(1) Très grande.-Moult est pris aussi dans le sens de beaucoup.

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