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chains, et les aime comme toi-même. Révère tes précepteurs, fui la compagnie des gents esquels tu ne veulx point ressembler; et les graces que Dieu t'a données, icelles (1) ne recoips en vain. Et quand tu cognoistras que tu auras tout le sçavoir de par delà acquis, retourne vers moi, afin que je te voie, et donne ma bénédiction devant que mourir.

<«< Mon fils, la paix et grace de Notre Seigneur soit avecques toi. Amen. De utopie (2), ce dix-septiesme jour du mois de mars, ton père Gargantua. »>

LES MOUTONS DE PANURGE.

Panurge, ayant payé le marchand, choisit de tout le troupeau un beau et grand mouton, et l'emportoit criant et beslant, oyants touts les aultres et ensemblement beslants, et regardants quelle part (3) on menoit leur compagnon. Ce pendent le marchand disoit à ses moutonniers : « O qu'il ha bien sceu choisir, le challant! Il s'y entend, le paillard. Vrayement, le bon vrayement, je le réservois pour le seigneur de Candale, comme bien cognoissant son naturel. Car de sa nature il est tout joyeux et esbaudi quand il tient une espaule de mouton en main bien séante et advenente, et avecques un cousteau bien tranchant, Dieu sçait comment il s'en escrime. >>

Soubdain, je ne sçai comment (le cas feut subit, je n'eu loisir le considérer), Panurge, sans aultre chose dire, jecte en pleine mer son mouton criant et beslant. Touts les aultres moutons, criants et beslants en pareille intonation, commencerent soi jecter et saulter en mer après à la file. La foulle estoit à qui premier y saulteroit après leur compagnon. Possible n'estoit (4) les en garder. Comme vous sçavez estre du mouton le naturel, tousjours suivre le premier, quelque part qu'il aille. Aussi le dict Aristoteles, lib. 9, de Histor. anim., estre le plus sot et inepte animant du monde.

(1) Celles-ci.

(2) Utopie est un pays imaginaire, où tout était supposé parfait, les institutions, les hommes et les mœurs; delà le nom d'Utopistes donné aux écrivains et aux philosophes qui rêvent pour l'humanité une perfection à laquelle il ne lui est pas donné d'atteindre.

(3) A quel endroit.

(4) Il n'était pas possible de les en empêcher.

LES MOUTONS DE PANURGE.

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Le marchand, tout effrayé de ce que devant ses yeulx périr voyoit et noyer ses moutons, s'efforçoit les empescher et retenir de tout son povoir. Mais c'estoit en vain. Touts à la file saultoient dedans la mer et périssoient. Finablement, il en print un grand et fort par la toison sus le tillac de la nauf (1), cuidant (2) ainsi le retenir, et saulver le reste aussi conséquement Le mouton fut si puissant qu'il emporta en mer avec soi le marchand, et fut noyé, en pareille forme que les moutons de Polyphemus le borgne cyclope emportarent hors la caverne Ulysses et ses compagnons. Aultant en firent les aultres bergers et moutonniers, les prenants uns par les cornes, aultres par les jambes, aultres par la toison. Lesquels tous feurent pareillement en mer portés et noyés misérablement.

Panurge, à costé du fougon, tenant un aviron en main, non pour aider aux moutonniers, mais pour les engarder de grimper sus la nauf et évader le naufrage, les preschoit éloquentement comme si fust un petit frère Olivier Maillard, ou un second frère Jean Bourgeois (3), le remonstrant par lieux de rhétorique les misères de ce monde, le bien, et l'heur de l'aultre vie, affermant plus heureux estre les trépassés, que les vivants en ceste vallée de misère, et à un chascun d'eulx promettant ériger un beau cénotaphe et sépulchre honoraire au plus hault du mont Cénis, à son retour de Lanternois (4); leur optant ce néanmoins, en cas que vivre entre les humains ne leur faschast, et noyer ainsi ne leur vinst à propos, bonne adventure et rencontre de quelque baleine, laquelle au tiers jour subséquent les rendist sains et saulves.

(1) De la nef, du navire.

(2) Pensant.

(3) Olivier Maillard et Jean Bourgeois sont de célèbres prédicateurs du xve siècle.

(4) Lanternois est l'un de ces pays imaginaires qui figurent en si grand nombre dans les romans de Rabelais, et qui cachent toujours une allusion satirique. Lanternois, dans la pensée de Rabelais, est le pays des badauds, la terre classique de la bêtise, ou l'on croit que des vessies sont des lanternes.

LA SATIRE MÉNIPPÉE.

Un poète antique du nom de Ménippe, originaire de Gadara, en Palestine, avait composé en prose et en vers des parodies des grands écrivains du paganisme, et, du nom qu'il portait lui-même, ces parodies prirent celui de satires Menippées. Ce titre, après bien des siècles, reparut en France à la tête d'un pamphlet célèbre destiné à combattre la Ligue, et dont l'idée première appartient à Pierre Leroy, chanoine de Rouen.

Pendant le siége de Paris par Henri IV, en 1593, une assemblée des états généraux, dits états de la ligue, avait été tenue dans cette ville pour élire un roi; mais ces états, exclusivement parisiens et auxquels le reste du pays ne prit aucune part, ne pouvaient aboutir à aucun résultat sérieux, puisqu'ils ne représentaient en définitive que l'opinion des ligueurs, c'est-à-dire d'une minorité turbulente et factieuse, qui voulait briser la tradition monarchique en donnant la couronne soit à l'infante d'Espagne, soit au duc de Guise. Ce projet avait causé dans le pays une agitation profonde, et la Satire Ménippée fut composée dans le but de ridiculiser les députés qui l'avaient mis en avant. Les auteurs de la Ménippée font parler successivement dans leur livre les personnages les plus importants qui avaient figuré dans les états; ils placent dans leur bouche des harangues où ils couvrent de ridicule les prétentions des partis; et à ces harangues ils en opposent d'autres dans lesquelles ils s'appliquent à défendre les véritables intérêts du royaume, à tracer le tableau des malheurs dans lesquels les guerres civiles l'avaient plongé. Parmi ces harangues, la plus célèbre est celle que les auteurs attribuent à M. d'Aubray, député du tiers-état; nous en extrayons le fragment suivant, qui présente le tableau le plus animé de la misère où la Ligue avait réduit Paris. Il est impossible de montrer avec de plus vives couleurs les tristes résultats auxquels conduisent les emportements des partis et les calculs égoïstes des ambitieux qui égarent le peuple au nom de l'intérêt public, et qui ne cherchent les révolu-* tions que pour pêcher comme on dit en eau trouble. En France où les esprits se laissent si facilement égarer, la harangue de d'Aubray aura toujours son actualité.

PARIS SOUS LA LIGUE.

O Paris qui n'est plus Paris, mais une spelunque (1) de bestes farouches, une citadelle d'Espagnols, de Wallons et Napoli

(1) Une caverne.

PARIS SOUS LA LIGUE.

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tains; un asyle et scure retraicte de voleurs, meurtriers et assassinateurs, ne veux-tu jamais te ressentir de ta dignité, et te souvenir qui tu as esté, au prix de ce que tu es? Ne veux-tu jamais te guerir de ceste frenesie, qui pour un légitime et gratieux roy, t'a engendré cinquante roytelets et cinquante tyrans (1)? Te voila aux fers, te voilà en l'inquisition d'Espagne, plus intolérable mille fois et plus dure à supporter aux esprits nez libres et francs, comme sont les François, que les plus cruelles morts, dont les Espagnols ne sçauroyent adviser. Tu n'as peu supporter une légère augmentation de tailles et d'offices, et quelques nouveaux edicts qui ne t'importoyent nullement; mais tu endures qu'on pille tes maisons, qu'on te rançonne jusques au sang, qu'on emprisonne tes sénateurs, qu'on chasse et bannisse tes bons citoyens et conseillers; qu'on pende, qu'on massacre tes principaux magistrats: tu le vois, et tu l'endures tu ne l'endures pas seulement, mais tu l'approuves et le loües, et n'oserois et ne sçaurois faire autrement. Tu n'as peu supporter ton roy débonnaire, si facile, si familier, qui s'estoit rendu comme concitoyen et bourgeois de ta ville (2), qu'il a enrichie, qu'il a embellie de somptueux bastiments, accreüe de forts et superbes remparts, ornée de privileges et exemptions honorables : que dis-je ? peu supporter? c'est bien pis : tu l'as chassé de sa ville, de sa maison, de son lict: quoy chasssé? tu l'as poursuivy: quoy poursuivy? tu l'as assassiné; canonizé l'assassinateur, et faict des feux de joye de sa mort. Et tu vois maintenant combien cette mort t'a profité, car elle est cause qu'un autre est monté en sa place (3), bien plus vigilant, bien plus laborieux, bien plus guerrier, et qui sçaura bien te serrer de plus près, comme tu as à ton dam (4) déjà expérimenté. Je vous prie, Messieurs, s'il est permis de jetter encore ces derniers abois en liberté, considérons un peu, quel bien et quel profit nous est venu de cette détestable mort que nos prescheurs nous faisoyent croire estre le seul et unique moyen pour nous rendre heureux. Mais je ne puis en discourir qu'avec trop de regret de veoir les choses en l'estat qu'elles sont, au prix qu'elles estoyent lors : chacun avoit encore en ce temps-lå du bled en son grenier, et du vin en

(1) Les ligueurs pour faire triompher leurs projets s'étaient al liés aux Espagnols.

(2) Il s'agit ici de Henri III.

(3) Henri IV.

(4) A tes dépens.

sa cave; chacun avoit sa vaisselle d'argent, et sa tapisserie, et ses meubles; les femmes avoyent encor leur demiceint (1); les reliques estoyent entieres; on n'avait point touché aux joyaux de la couronne: mais maintenant, qui se peut vanter d'avoir de quoy vivre pour trois semaines, si ce ne sont les voleurs, qui se sont engraissez de la substance du peuple, et qui ont pillé à toutes mains les meubles des presens et des absens. Avonsnous pas consommé peu à peu toutes nos provisions, vendu nos meubles, fondu nostre vaisselle, engagé jusque à nos habits pour vivoter bien chestivement? Où sont nos sales et nos chambres tant bien garnies, tant diaprées et tapissées ? Où sont nos festins et nos tables friandes? Nous voilà réduits au laict et au fromage blanc, comme les Suysses : nos banquets sont d'un morceau de vache pour tous metz: bien heureux qui n'a point mangé de chair de cheval et de chien, et bien heureux qui a toujours eu du pain d'avoine, et s'est passé de bouillie de son vendue, au coing des rues, aux lieux qu'on vendoit jadis les friandises de langues, caillettes et pieds de mouton, et n'a pas tenu à monsieur le légat, et à l'ambassadeur Mendosse, que n'ayons mangé les os de nos pères comme font les sauvages de la Nouvelle-Espagne. Peut-on se souvenir de toutes ces choses sans larmes et sans horreur? Et ceux qui en leur conscience sçavent bien qu'ils en sont cause, peuvent-ils en ouyr parler sans rougir et sans appréhender la punition que Dieu leur réserve pour tant de maux dont ils sont autheurs ? Mesmement, quand ils se représenteront les images de tant de pauvres bourgeois qu'ils ont veus par les rues tomber tous roides morts de faim; les petits enfants mourir à la mammelle de leurs meres allangouries, tirants pour neant et ne trouvants que succer; les meilleurs habitants et les soldats marcher par la ville, appuyez d'un baston, pasles et foibles, plus blancs et plus ternis qu'images de pierre, ressemblants plus des fantosmes que des hommes: et l'inhumaine response d'aucuns, qui les accusoyent et menaçoyent, au lieu de les secourir ou consoler; fut-il jamais barbarie ou cruauté pareille à celle que nous avons veüe et endurée? Fut-il jamais tyrannie et doniination pareille à celle que nous voyons et endurons? Où est l'honneur de nostre Université? Où sont les colléges? Où sont les escholiers? Où sont les leçons publiques, où l'on accouroit de toutes les parties du monde?

(1) Ornement garni de bijoux que les femmes portaient à la cein

ture.

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