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moi; MM. de Rémusat et Jaubert, qui avaient tous deux siégé dans le cabinet de M. Thiers, MM. Piscatory et Duvergier de Hauranne, qui l'avaient approuvé et soutenu jusqu'au bout, entrèrent, par des impulsions très-diverses et à des profondeurs très-inégales, dans les rangs de l'opposition qui m'attendait.

Bossuet en dit trop lorsqu'il signale et foudroie avec un pieux dédain «les volontés changeantes et les paroles trompeuses des politiques, les amusements des promesses, l'illusion des amitiés de la terre qui s'en vont avec les années et les intérêts, et la profonde obscurité du cœur de l'homme qui ne sait jamais ce qu'il voudra, qui souvent ne sait pas bien ce qu'il veut, et qui n'est pas moins caché ni moins trompeur à luimême qu'aux autres.» Ce peintre sublime des faiblesses humaines et des mécomptes de la vie a trop de rigueur; tout n'est pas fluctuation dans les volontés des politiques, ni tromperie dans leurs paroles, ni amusement dans leurs promesses, ni illusion dans leurs amitiés. Il y a, dans les esprits et les cœurs voués à la vie publique, plus de sérieux, de sincérité et de constance que ne le disent les moralistes, et pas plus là que dans la vie privée, les amitiés ne s'en vont toutes ni tout entieres avec les années et les intérêts. Bans l'ardeur des luttes politiques, nous demandons aux hommes plus que nous n'en pouvons et devons attendre; parce que nous avons besoin et soif de sympathie forte, d'affection efficace, d'union permanente, nous nous étonnons, 1.ous nous irritons quand elles viennent à défaillir.

C'est manquer de liberté d'esprit et d'équité, car c'est oublier l'inévitable diversité des idées et des situations à mesure que les événements se développent et changent, l'incurable insuffisance des réalités pour satisfaire à nos désirs, et tout ce qu'il y a d'incomplet, d'imparfait et de mobile dans nos meilleures et plus sincères relations. Ces misères de notre nature ne sont ni plus communes, ni plus puissantes entre les politiques qu'entre les autres hommes ; et quand elles éclatent, les déchirements qu'elles entraînent n'abolissent pas les mérites qui avaient fondé entre eux les sympathies et ne doivent pas les leur faire oublier.

Je ressentis vivement la tristesse des séparations que je rappelle; mais la tristesse fut bientôt refoulée et surmontée par l'importance et l'urgence de la cause et du rôle que j'avais à soutenir. C'est l'attrait et le péril de la vie publique que les intérêts qui s'y agitent sont si grands et si pressants que tout s'abaisse et s'efface devant leur empire: la paix ou la guerre à décider, des lois à donner aux nations, leur prospérité ou leur gloire à assurer ou à compromettre, ces nobles travaux absorbent toute l'âme, et portent si haut la pensée que tout ce qui se passe au-dessous lui semble insignifiant ou lui devient indifférent auprès de l'œuvre supérieure qu'elle poursuit. Je n'hésite pas à dire que cette froideur superbe, dont les hommes politiques sont si souvent accusés, ne m'a jamais atteint, et que j'ai toujours eu le cœur ouvert aux sympathies et aux regrets, aux joies et aux douleurs communes de la vie : mais dans le

feu de l'action, en présence des questions souveraines que j'avais à résoudre et sous l'impulsion des idées qui remplissaient mon esprit, toute autre considération, toute autre préoccupation devenaient secondaires, et mes tristesses personnelles ne s'emparaient jamais de moi au point de me troubler ou de m'abattre.

J'ai d'ailleurs porté dans la vie publique une disposition optimiste et toujours prompte ou obstinée à espérer le succès; ce qui, au début, couvre d'un voile les obstacles et, plus tard, rend les épreuves plus faciles à supporter.

Indépendamment de ces considérations indirectes, j'avais, pour accepter pleinement la situation où j'entrais et pour m'y complaire, des raisons plus grandes et plus décisives. Dans la complication diplomatique qui agitait l'Europe, je voyais une occasion éclatante de pratiquer et de proclamer hautement une politique extérieure très-nouvelle et très-hardie au fond, quoique modeste en apparence; la seule politique extérieure qui convint en 1840 à la position particulière de la France et de son gouvernement, et aussi la seule qui soit en harmonie avec les principes dirigeants et les besoins permanents de la grande civilisation à laquelle aspire et tend aujourd'hui le monde.

L'esprit de conquête, l'esprit de propagande, l'esprit de système, tels ont été jusqu'ici les mobiles et les maitres de la politique extérieure des États. L'ambition des princes ou des peuples a cherché ses satisfactions dans l'agrandissement territorial. La foi religieuse ou

politique a voulu se répandre en s'imposant. De grands chefs de gouvernement ont prétendu régler les destinées des nations d'après de profondes combinaisons qu'inventait leur pensée plutôt qu'elles ne résultaient naturellement des faits. Qu'on jette de haut un coup d'œil sur l'histoire des rapports internationaux européens on verra l'esprit de conquête, ou l'esprit de propagande armée, ou quelque dessein systématique sur l'organisation territoriale de l'Europe, inspirer et déterminer la politique extérieure des gouvernements. Et soit que l'un ou l'autre de ces esprits ait dominé, les gouvernements ont disposé arbitrairement du sort des peuples; la guerre a été leur indispensable moyen d'action.

Que ce cours des choses ait été le résultat fatal des passions des hommes, et que, malgré ces passions et les maux qu'elles ont infligés aux peuples, la civilisation européenne n'ait pas laissé de grandir et de prospérer, et puisse grandir et prospérer encore, je le sais; c'est l'honneur du monde chrétien que le mal n'y étouffe pas le bien. Je sais aussi que le progrès de la civilisation et de la raison publique n'abolira point les passions humaines, et que, sous leur impulsion, l'esprit de conquête, l'esprit de propagande armée et l'esprit de système auront toujours, dans la politique extérieure des Etats, leur place et leur part. Mais je tiens en même temps pour certain que ces divers mobiles ne sont plus en harmonie avec l'état actuel des mœurs, des idées, des intérêts, des instincts sociaux, et qu'il est possible aujourd'hui de combattre et de restreindre beaucoup

leur empire. L'étendue et l'activité de l'industrie et du commerce, le besoin du bien-être général, l'habitude des relations fréquentes, faciles, promptes et régulières entre les peuples, le goût invincible de l'association libre, de l'examen, de la discussion, de la publicité, ces faits caractéristiques de la grande société moderne exercent déjà et exerceront de plus en plus, contre les fantaisies guerrières ou diplomatiques de la politique extérieure, une influence prépondérante. On sourit, non sans raison, du langage et de la confiance puérile des Amis de la paix, des Sociétés de la paix; toutes les grandes tendances, toutes les grandes espérances de l'humanité ont leurs rêves et leurs badauds, comme leurs jours de défaillance et de démenti; elles n'en poursuivent pas moins leur cours, et à travers les chimères des uns, les doutes et les moqueries des autres, les sociétés se transforment, et la politique, extérieure comme intérieure, est obligée de se transformer, comme les sociétés elles-mêmes. Nous avons assisté aux plus brillants exploits de l'esprit de conquête, aux plus ardents efforts de l'esprit de propagande armée; nous avons vu manier et remanier, défaire, refaire et défaire encore, au gré de combinaisons plus ou moins spécieuses, les territoires et les États. Qu'est-il resté de toutes ces œuvres violentes et arbitraires? Elles sont tombées, comme des plantes sans racines, comme des édifices sans fondement. Et maintenant, quand des entreprises analogues sont tentées, à peine ont-elles fait quelques pas qu'elles s'arrêtent et

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