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19° M. Guizot à M. Casimir Périer.

« Monsieur,

28 juin 1842.

« Le roi vient de vous nommer commandeur de la Légion d'honneur. Le baron de Talleyrand vous en porte l'avis offi ciel et les insignes. Je suis heureux d'avoir à vous transmettre cette marque de la pleine satisfaction du roi. Dans une situation délicate, vous vous êtes conduit et vous vous conduisez, monsieur, avec beaucoup de dignité et de mesure. Soyez sûr que j'apprécie toutes les difficultés, tous les ennuis que vous avez eus à surmonter, et que je ne négligerai rien pour qu'il vous soit tenu un juste compte de votre dévouement persévérant au service du roi et du pays.

« Je comprends la préoccupation que vous cause et les devoirs que vous impose la santé de madame Périer. J'espère qu'elle n'a rien qui doive vous alarmer, et que quelques mois de séjour sous un ciel et dans un monde plus doux rendront bientôt à elle tout l'éclat de la jeunesse, à vous toute la sécurité de bonheur que je vous désire. Le roi vous autorisera à prendre un congé et à revenir en France du 4o au 15 août. Dès que le choix du successeur qui devra vous remplacer par interim, comme chargé d'affaires, sera arrêté, je vous en informerai.

« J'aurais vivement désiré qu'un poste de ministre se trouvât vacant en ce moment. Je me serais empressé de vous proposer au choix du roi. Il n'y en a point, et nous sommes obligés d'attendre une occasion favorable. Je dis nous, car je me regarde comme aussi intéressé que vous dans ce succès de votre carrière. J'espère que nous n'attendrons pas longtemps. »

20° M. Guizot à M. le comte de Flahault.

« Mon cher comte,

4 juillet 1842.

« Casimir Périer me demande avec instance un congé

pour ramener en France sa femme malade, et qui a absolument besoin de bains de mer sous un ciel doux. Je ne puis le lui refuser. Il en usera du 1er au 15 août, après les fêtes russes de juillet. J'ai demandé pour lui au roi et il reçoit ces jours-ci la croix de commandeur. Elle était bien due à la fermeté tranquille et mesurée avec laquelle il a tenu, depuis plus de six mois, une situation délicate. Il gardera son poste de premier secrétaire en Russie tant que je n'aurai pas trouvé un poste de ministre vacant pour lequel je puisse le proposer au roi, et il sera remplacé, pendant son congé, par un autre chargé d'affaires, probablement par le second secrétaire de notre ambassade à Pétersbourg, M. d'André, naturellement appelé à ce poste quand l'ambassadeur et le premier secrétaire sont absents. Sauf donc un changement de personnes, la situation restera la même. Ce n'est pas sans y avoir bien pensé que, l'automne dernier, nous nous sommes décidés à la prendre. Pendant dix ans, à chaque boutade, à chaque mauvais procédé de l'empereur Nicolas, on a dit que c'était de sa part un mouvement purement personnel, que la politique de son gouvernement ne s'en ressentait pas, que les relations des deux cabinets étaient suivies et les affaires des deux pays traitées comme si rien n'était. Nous nous sommes montrés pendant dix ans bien patients et faciles ; mais en 1840 la passion de l'empereur a évidemment pénétré dans sa politique. L'ardeur avec laquelle il s'est appliqué à brouiller la France avec l'Angleterre, à la séparer de toute l'Europe, nous a fait voir ses sentiments et ses procédés personnels sous un jour plus sérieux. Nous avons dû dès lors en tenir grand compte. A ne pas ressentir ce que pouvaient avoir de tels résultats, il y eût eu peu de dignité et quelque duperie. Une occasion s'est présentée je l'ai saisie. Nous n'avons point agi par humeur, ni pour commencer un ridicule échange de petites taquineries. Nous avons voulu prendre une position qui depuis longtemps eût été fort naturelle, et que les événements récents rendaient parfaitement convenable. J'ai été charmé pour mon compte de me

affecté de cette terrible nouvelle; il a pris immédiatement le deuil et a fait contremander un bal qui devait avoir lieu à l'occasion de la fête de Son Altesse Impériale madame la grande-duchesse Olga. »

23o Le même au même.

« Monsieur,

Saint-Pétersbourg, 31 juillet 1842.

« L'impression produite par le fatal événement du 13 a été aussi profonde que ma dernière lettre vous le faisait pressentir.

« Vous savez, monsieur, que je continue à être exclu de tous rapports avec la société ; je n'ai donc pas constaté moimême ce que j'apprends cependant d'une manière certaine, combien chacun apprécie l'étendue de la perte qu'ont faite la France et l'Europe.

« Ces jours de deuil sont aussi des jours de justice et de vérité. Le nom du roi était dans toutes les bouches, le souhait de sa conservation dans tous les cœurs.

« On n'hésitait plus à reconnaître hautement que de sa sagesse dépendait depuis douze ans la paix de l'Europe; on n'hésitait plus à faire à notre pays la large part qu'il occupe dans les destinées du monde; on applaudissait aux efforts de ceux dont le courage et le dévouement viennent en aide au roi dans l'œuvre qu'il accomplit.

« J'ai vivement regretté, monsieur, qu'une situation qui me maintient forcément isolé m'empêchat d'exercer sur les opinions, sur les sentiments, sur la direction des idées, aucune espèce de contrôle ou d'influence.

« M. de Nesselrode, lors de la visite dont j'ai eu l'honneur de vous rendre compte et où il me porta au nom de l'empereur de fort convenables paroles, ne sortit pas des genéralités, et ne me laissa en rien deviner que son souverain eût pris en cette occasion le seul parti digne d'un cœur éle

vé et d'un sage esprit, celui d'écrire au roi, de saisir cette triste, mais unique occasion d'effacer le passé, et de renouer des rapports qui n'auraient jamais dû cesser d'exister.

« Cette pensée me dominait, et si le moindre mot de M. de Nesselrode m'y eût autorisé, j'aurais pu la dire à un homme qui. j'en ai la conviction, partageait intérieurement et mon opinion et mes idées à cet égard; mais sa réserve commandait la mienne; ce qui s'est passé depuis huit mois ne m'encourageait pas à m'en départir le premier; ce que j'aurais dit dans le cours de mes relations confidentielles et intimes ne pouvait trouver place dans un entretien tout officiel.

« Si j'avais pu hésiter sur la conduite à tenir, vos directions mêmes, monsieur, m'auraient tiré d'incertitude. Je suis convaincu avec vous que, devant nous tenir prêts à accueillir toute espèce d'ouvertures ou d'avances, nous avons aussi toutes raisons de ne pas les provoquer. Dans le cas actuel, l'initiative nous appartenait moins que jamais.

« Le lendemain, quand je suis allé remercier le vice-chancelier de sa démarche, il ne s'est pas montré plus explicite.

« L'incertitude est la même pour tous, et le corps diplomatique s'agite vivement pour savoir ce qui a été fait, si l'empereur a écrit, s'il a écrit dans la seule forme qui donnerait à sa lettre une véritable importance.

« Je puis vous assurer, monsieur, que chacun le désire, que chacun en sent l'à-propos et comprend les conséquences de l'une et de l'autre alternative. Ou c'est une ère nouvelle qui va s'ouvrir, que chacun souhaite sans oser l'espérer, ou c'est la preuve évidente qu'il n'y a rien à attendre d'un entêtement que chacun blâme et dont chacun souffre. Ces sentiments, ces craintes, ces désirs ne sont pas seulement ceux des étrangers; ils appartiennent à la société russe tout entière; je le dis hautement, et si je ne puis être suspecté de partialité en sa faveur, je suis trop heureux de cette disposition des esprits et je respecte trop la vérité pour ne pas vous en instruire.

« Si l'empereur n'a pas compris ce qu'exigeaient les plus

T. VI.

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simples convenances, ce que lui imposaient le soin de sa propre dignité, ses devoirs de souverain, de hautes considérations de politique et d'avenir, il sera jugé sévèrement non-seulement par l'Europe, mais par ses sujets.

« Au moment où j'écris, monsieur, vous êtes bien près de connaître la vérité. De toutes manières, un bien quelconque doit sortir de cette situation. Les rapports entre les deux souverains, entre les deux pays, seront rétablis, et donneront un gage de plus à la sécurité de l'Europe, ou nous saurons définitivement à quoi nous en tenir, et nous pourrons agir en conséquence, libres de tout scrupule, déchargés de toute responsabilité.

« Je n'ai rien autre chose à vous mander, monsieur, qui, dans un pareil moment, pût avoir de l'intérêt pour vous. J'ajouterai toutefois que, voulant rendre impossible que la prolongation de mon séjour ici servit de motif ou de prétexte aux déterminations de l'empereur, je n'ai vu aucun inconvénient à annoncer mon prochain départ à M. de Nesselrode dès notre première entrevue. J'ai eu soin de dire que le triste état de santé de madame Périer m'avait seul déterminé à solliciter le congé que j'avais obtenu. »

24° Le même au même.

« Monsieur,

Saint-Pétersbourg, 4 août 1812.

« J'ai maintenant acquis la certitude que l'empereur n'a écrit aucune lettre, et je sais avec exactitude tout ce qui s'est passé à Peterhof. Les instances faites auprès de lui ont été plus pressantes encore qne je ne le pensais. L'opinion de la famille impériale, de la cour, des hommes du gouvernement, était unanime; tous ont trouvé une volonté de fer, un parti pris, un amour-propre et un orgueil excessifs. L'empereur a repoussé tout ce qu'on lui a proposé, tout ce qui aurait eu, à ses yeux, l'apparence d'un premier pas: « Je ne

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