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CHAPITRE III.

Des lois somptuaires dans l'aristocratie.

L'aristocratie mal constituée a ce malheur, que les nobles y ont les richesses, et que cependant ils ne doivent pas dépenser; le luxe, contraire à l'esprit de modération, en doit être banni. Il n'y a donc que des gens très pauvres, qui ne peuvent pas recevoir, et des gens très riches, qui ne peuvent pas dépenser.

A Venise, les lois forcent les nobles à la modestie. Ils se sont tellement accoutumés à l'épargne, qu'il n'y a que les courtisanes qui puissent leur faire donner de l'argent. On se sert de cette voie pour entretenir l'industrie; les femmes les plus méprisables y dépensent sans danger, pendant que leurs tributaires y mènent la vie du monde la plus obscure.

Les bonnes républiques grecques avoient à cet égard des institutions admirables. Les riches employoient leur argent en fêtes, en chœurs de musique, en chariots, en chevaux pour la course, en magistrature onéreuse. Les richesses y étoient aussi à charge que la pauvreté.

CHAPITRE IV..

Des lois somptuaires dans les monarchies.

« Les Suions, nation germanique, rendent hon<< neur aux richesses, dit Tacite !, ce qui fait qu'ils <<< vivent sous le gouvernement d'un seul. » Cela signifie bien que le luxe est singulièrement propre aux monarchies, et qu'il n'y faut point de lois somptuaires.

Comme, par la constitution des monarchies, les richesses y sont inégalement partagées, il faut bien qu'il y ait du luxe. Si les riches n'y dépensent pas beaucoup, les pauvres mourront de faim; il faut même que les riches y dépensent à proportion de l'inégalité des fortunes, et que, comme nous avons dit, le luxe y augmente dans cette proportion. Les richesses particulières n'ont augmenté que parce qu'elles ont ôté à une partie des citoyens le nécessaire physique; il faut donc qu'il leur soit rendu.

Ainsi, pour que l'état monarchique se soutienne, le luxe doit aller en croissant, du laboureur à l'artisan, au négociant, aux nobles, aux magistrats, aux grands seigneurs, aux traitants principaux, aux princes, sans quoi tout seroit perdu.

De moribus Germanorum.

Dans le sénat de Rome, composé de graves magistrats, de jurisconsultes, et d'hommes pleins de l'idée des premiers temps, on proposa, sous Auguste, la correction des mœurs et du luxe des femmes. Il est curieux de voir dans Dion avec quel art il éluda les demandes importunes de ces sénateurs. C'est qu'il fondoit une monarchie et dissolvoit une république.

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Sous Tibère, les édiles proposèrent dans le sénat le rétablissement des anciennes lois somptuaires. Ce prince, qui avoit des lumières, s'y opposa. « L'état ne pourroit subsister, disoit-il, « dans la situation où sont les choses. Comment << Rome pourroit-elle vivre? comment pourroient << vivre les provinces? Nous avions de la frugalité lorsque nous étions citoyens d'une seule ville, aujourd'hui nous consommons les richesses de << tout l'univers; on fait travailler pour nous les <<"maîtres et les esclaves. » Il voyoit bien qu'il ne falloit plus de lois somptuaires.

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Lorsque, sous le même empereur, on proposa au sénat de défendre aux gouverneurs de mener leurs femmes dans les provinces, à cause des dérèglements qu'elles y apportoient, cela fut rejeté. On dit « que les exemples de la dureté des an« ciens avoient été changés en une façon de vivre

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plus agréable 1. » On sentit qu'il falloit d'autres

mœurs.

Le luxe est donc nécessaire dans les états monarchiques; il l'est encore dans les états despotiques. Dans les premiers, c'est un usage que l'on fait de ce qu'on possède de liberté; dans les autres, c'est un abus qu'on fait des avantages de sa servitude, lorsqu'un esclave choisi par son maître pour tyranniser ses autres esclaves, incertain pour le lendemain de la fortune de chaque jour, n'a d'autre félicité que celle d'assouvir l'orgueil, les désirs, et les voluptés de chaque jour.

Tout ceci mène à une réflexion. Les républiques finissent par le luxe; les monarchies par la

pau

vreté 2.

CHAPITRE V.

Dans quels cas les lois somptuaires sont utiles dans une monarchie.

Ce fut dans l'esprit de la république, ou dans quelques cas particuliers, qu'au milieu du treizième siècle on fit, en Aragon, des lois somptuaires. Jacques I ordonna que le roi ni aucun de ses su

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■ Multa duritiei veterum melius et lætius mutata. Tacite, Annal., liv. 111.

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Opulentia paritura mox egestatem. Florus, lib. 111.

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ne pourroient manger plus de deux sortes de viandes à chaque repas, et que chacune ne seroit préparée que d'une seule manière, à moins que ce ne fût du gibier qu'on eût tué soi-même 1.

On a fait aussi de nos jours, en Suède, des lois somptuaires; mais elles ont un objet différent de celles d'Aragon.

Un état peut faire des lois somptuaires dans l'objet d'une frugalité absolue; c'est l'esprit des lois somptuaires des républiques; et la nature de la chose fait voir que ce fut l'objet de celles d'Aragon.

Les lois somptuaires peuvent avoir aussi pour objet une frugalité relative, lorsqu'un état, sentant que des marchandises étrangères d'un trop haut prix demanderoient une telle exportation des siennes qu'il se priveroit plus de ses besoins par celle-ci qu'il n'en satisferoit par celle-là, en défend absolument l'entrée; et c'est l'esprit des lois que l'on a faites, de nos jours, en Suède 2. Ce sont les seules lois somptuaires qui conviennent aux monarchies.

En général, plus un état est pauvre, plus il est ruiné par son luxe relatif, et plus par conséquent il lui faut de lois somptuaires relatives. Plus un état est riche, plus son luxe relatif l'enrichit; et

'Constitution de Jacques Ier, de l'an 1234, art. vi, dans Marca hispanica, pag. 1429.

> On a défendu les vins exquis et autres marchandises précieuses.

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