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vont pas sans festins prolongés, que le héros vit en paix pendant de longues années, et qu'il meurt saintement au monastère de Saint-Pharon de Meaux, où on lui élève un tombeau magnifique.

Tel est l'ensemble de cette vaste composition, qui n'a d'autre germe dans l'histoire que le nom d'un certain Ogier (Otkarius) qui suivit dans leur exil à la cour de Didier la veuve et les enfants de Carloman. Cette circonstance a suffi pour faire de ce personnage le type de la résistance des vassaux contre leur suzerain. Il est clair que cette lutte est transposée, Charlemagne n'ayant jamais été engagé dans de semblables querelles. Le grand empereur paye les torts de ses faibles successeurs; et comme la royauté dont il demeure le représentant s'est abaissée, il s'abaisse avec elle au profit du héros féodal qui lui est opposé.

Le poëme cyclique d'Ogier le Danois, tel que l'a composé dans la première moitié du 12° siècle Raimbert de Paris, n'est pas l'œuvre d'un esprit vulgaire. Le style en est énergique et simple; la trame des événements, quels qu'en soient le nombre et la diversité, ne s'y embrouille jamais. On s'intéresse vivement à la destinée du héros, toujours indomptable, même sous les coups de la mauvaise fortune. Le sage et courageux vieillard Naymes de Bavière, ce Nestor de l'épopée carlovingienne, aussi prudent, aussi intrépide sous le poids des ans, et moins prolixe que celui d'Homère, y remplit noblement son rôle de médiateur entre les passions. L'ardeur juvénile du courage poussé jusqu'à la témérité s'y montre avec grâce dans le jeune Guy, récemment adoubé et que ses parrains de chevalerie sont obligés de poursuivre à travers les rangs ennemis et de ramener en arrière comme un prisonnier, pour le soustraire à la mort dont il se joue. Dans le camp des infidèles se distingue un généreux émir auquel la foi seule manque pour être un modèle accompli de chevalerie, Caraheu, qui se rend auprès de Charlemagne et répond, corps pour corps, d'Ogier traîtreusement enlevé pendant qu'il se mesurait loyalement avec lui en combat singulier. Quant aux purs mécréants, ils

ont tous la force, le courage et la férocité convenables aux monstres de l'Afrique.

Le cycle carlovingien, qui s'ouvre avant Charlemagne, ne se ferme que longtemps après sa mort. En effet, la série chronologique des faits commence avec Charles Martel, continue sous Pepin, et arrive, à travers Charlemagne et ses premiers successeurs, jusqu'à Louis d'Outre-mer. Ainsi Aymeri de Narbonne, Guillaume au Court-nez, son neveu Vivien, héros de l'Aquitaine, se sont signalés contre les Sarrasins au temps de Charles Martel; la chronique des Lorrains, où brillent les noms de Garin et de son digne frère Hugues de Belin, correspond au temps de Pepin le Bref. Berthe aux grans piés, espèce d'élégie narrative, renouvelée et perpétuée par la légende populaire de Geneviève de Brabant, nous place à une époque antérieure à la naissance de Charlemagne, tandis que Raoul de Cambrai nous conduit jusqu'aux temps des derniers Carlovingiens. Nous ne pouvons qu'indiquer ces œuvres de notre vieille poésie, qui avait tant fait pour ne pas être oubliée ; mais il est impossible de rappeler les noms de Hugues de Belin et de Raoul de Cambrai sans signaler aux connaisseurs, dans chacun des poëmes où ils figurent, le récit de la mort de ces deux héros; rien de plus touchant que les circonstances qui amènent la mort du frère de Garin, rien de plus terrible que la lutte où Raoul finit par succomber. Ces épisodes, mis en prose par M. Édouard Le Glay dans ses Fragments d'Épopées romanes, suffiraient pour sauver de l'oubli ces puissantes ébauches de nos premiers trouvères.

Au terme de cette esquisse, nous devons mettre en relief, outre les noms déjà signalés de Turold et de Raimbert de Paris, ceux de Jean de Flagy, auteur de la chanson des Lorrains, et de Huon de Villeneuve, à qui nous devons les Quatre fils Aymon, dont le sujet au moins est resté populaire. Mais pourquoi faut-il qu'une obscurité impénétrable nous cache l'homme supérieur qui a composé le poëme si remarquable de Raoul de Cambrai?

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La chanson d'Antioche.

Sujets anciens tirés de l'antiquité. Le poëme d'Alexandre. - Cycle breton. La Table ronde. Mélange des deux cycles.

La chanson

des Saxons. Poëmes d'origine étrangère. — Parthénope de Blois. La Conqueste de Constantinople par Ville-Hardoin.

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Quelques trouvères du douzième siècle appliquèrent au récit des faits contemporains la forme poétique consacrée par l'usage; c'est dans le rhythme des chansons carlovingiennes que furent racontés les exploits des premiers croisés. La Chanson d'Antioche, remaniée à la fin du siècle par Graindor de Douai, avait été composée par le pèlerin Richard au moment même où les croisés, vainqueurs cette fois, venaient de s'emparer de Jérusalem. Cette chronique, récemment publiée par les soins de M. Paulin Paris, reproduit avec fidélité la poésie même des faits, et il n'y a pas eu de témérité à désigner sous le nom de chants les huit parties dont elle se compose. Mais ce qui lui donne un prix inestimable, c'est qu'elle surpasse en fidélité historique les chroniques latines de Tudebod, de Robert le Moine, et même de Guillaume de Tyr. Ce beau fragment d'histoire en langue vulgaire et en rimes a pu se détacher, en formant un ensemble, des légendes poétiques qui donnent à Godefroy de Bouillon et à Baudouin une illustre origine dans les fables qui célèbrent la naissance merveilleuse et les exploits imaginaires du chevalier au Cygne. Cette invention même prouve à quel point les exploits des conquérants du saint sépulcre avaient frappé l'imagination, puisqu'on voulut les expliquer par les vertus d'une race presque divine. Les expéditions qui suivirent, marquées par tant de désastres, n'eurent pas, comme la première croisade, l'honneur d'être chantées en vers. D'autres causes d'ailleurs, que nous

aurons à signaler, arrêtèrent la production des chansons de gestes, qui paraît avoir cessé tout à coup vers le milieu du 13° siècle, au temps de saint Louis, et si nous trouvons encore au 14° siècle une composition analogue dans la chronique de Duguesclin, ce regain tardif, sur un terrain depuis longtemps sans culture, s'explique par la rencontre fortuite d'un trouvère attardé et d'un héros chevaleresque après la chute de la chevalerie. Mais ni Duguesclin ne ressuscita la chevalerie, ni Cuvelier qui l'a chanté ne remit en honneur les couplets monorimes.

Sous Philippe Auguste, à la fin du 12° siècle, la légende d'Alexandre, léguée à nos trouvères par l'antiquité qui avait déjà entouré de tant de fables l'histoire du héros macédonien, prit enfin sous la main de Lambert le Court de Châteaudun, et d'Alexandre de Bernai, une forme imposante. Le Roman d'Alexandre, tel est le titre de ce poëme, est la plus littéraire des œuvres composées dans le système des chansons de gestes. Le vers de douze syllabes y est employé avec une telle supériorité, qu'il en a reçu et gardé le nom d'alexandrin. Quinte-Curce, et surtout le faux Callisthène, ont fourni la matière; mais la couleur est un reflet brillant des mœurs de la chevalerie. Ce poëme témoigne des progrès de la royauté féodale, de la subordination des vassaux, qui commencent à reconnaître un maître; il est en même temps l'image des vertus que la féodalité demandait au suzerain en retour de son obéissance. Alexandre n'est pas le portrait de Philippe Auguste, mais l'assemblage des qualités proposées à l'imitation des rois chevaliers. Nous n'avons pas de place ici pour l'analyse du poëme, qui conduit le héros du berceau jusqu'à la tombe à travers mille exploits historiques et force aventures merveilleuses; il côtoie l'histoire sans trop d'infidélités, jusqu'au moment où, pénétrant dans l'Inde, cette terre de prodiges, de monstres et de mystères, il entre au pays des chimères encore la terre ne suffit-elle pas à ce besoin d'aventures; Alexandre s'élance dans les airs, et, emporté par l'aile puissante des vautours, il visite les régions cé

lestes; puis, protégé par une cloche de cristal, il descend dans les profondeurs de la mer; enfin il retrouve terre, et sa destinée s'accomplit dans les murs de Babylone, où il meurt au comble de la gloire, victime de la trahison. Pendant cette courte et brillante carrière, il ne cesse pas un instant de se montrer loyal, courageux, invincible, libéral surtout; les dépouilles du monde enrichissent les compagnons de ses travaux. L'éloge de la largesse ou plutôt de la prodigalité royale revient trop souvent pour qu'on n'y voie pas une sommation de générosité faite à la royauté par ses fidèles serviteurs. C'est dans la même intention que les courtisans du Picrochole de Rabelais diront à leur maître : << thésauriser est fait de vilain. >>

Ce poëme, qu'on peut lire encore avec fruit et non sans plaisir, abonde en beaux vers. Il nous est impossible de multiplier les preuves, mais il convient d'en apporter quelques-unes. Ne sent-on pas en effet, sous la rouille du langage, tout ce qu'il y a de noblesse dans les vers suivants, où la grandeur future d'Alexandre est annoncée par les prodiges qui marquèrent sa naissance.

Dès l'eure que li enfes (l'enfant) dut de sa mère issir
Demontra Dieu par signe qu'il se ferait crémir :

Car l'air convint muer, le firmament croisir (se crevasser)
Et la terre croler (s'ébranler), la mer par lieux rougir,
Et les bestes trembler et les hommes frémir.

Voici maintenant un passage où l'expression n'est pas moins ferme, et où la coupe des vers produit une variété rhythmique et une harmonie que les successeurs des trouvères n'ont pas toujours conservées. Alexandre donne en fief à Ptolémée la province de Césarée, qu'il vient de conquérir sur Nicolas :

Tolome, dist li rois, très hier vous ai promise
La terre Nicolas; en vous est bien assise.
Tenez, je vous la donne et octroi, par tel guise
Que tous jours en aurez et rente et commandise.
Quand reviendrons de Perse et aurons fait justise
De Daire et de ses homes qui la terre ont malmise,

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