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savaient bon gré de conserver tant de jugement parmi ce trouble, et n'en laissaient pas douter par la fréquence de leurs répétitions. D'autres, vraiment affligés et de cabale frappée, pleuraient amèrement, ou se contenaient avec un effort aussi aisé à remarquer que les sanglots. Les plus forts de ceux-là, ou les politiques, les yeux fichés à terre, et reclus en des coins, méditaient profondément aux suites d'un événement aussi peu attendu, et bien davantage sur euxmêmes. Parmi ces diverses sortes d'affligés, point ou peu de propos, de conversation nulle, quelque exclamation parfois répondue par une douleur voisine, un mot en un quart d'heure, des yeux sombres ou hagards, des mouvements de mains moins rares qu'involontaires, immobilité du reste presque entière; les simples curieux et peu soucieux presque nuls, hors les sots qui avaient en partage le caquet, les questions, le redoublement du désespoir et l'importunité pour les autres. Ceux qui déjà regardaient cet événement comme favorable avaient beau pousser la gravité jusqu'au maintien chagrin et austère, le tout n'était qu'un voile clair, qui n'empêchait pas de bons yeux de remarquer et de distinguer tous leurs traits. Ceux-ci se tenaient aussi tenaces en place que les plus touchés, en garde contre l'opinion, contre la curiosité, contre leur satisfaction, contre leurs mouvements; mais leurs yeux suppléaient au peu d'agitation de leur corps. Des changements de posture, comme des gens peu assis ou mal debout; un certain soin de s'éviter les uns les autres, même de se rencontrer des yeux; les accidents momentanés qui arrivaient à ces rencontres; un je ne sais quoi de plus libre en toute la personne, à travers le soin de se tenir et de se composer; un vif, une sorte d'étincelant autour d'eux les distinguaient, malgré qu'ils en eussent. » Quelle fougue et quelle liberté de pinceau! Quelle netteté et quelle profondeur de regard! Quelle lucidité et quelle assurance de seconde vue! on le voit, cet esprit inquisiteur est armé de toutes pièces, et on peut dire, sans trop de hardiesse, qu'il crochette les consciences dont il n'a pas la

Histoire littéraire.

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clef et qu'il les pénètre. Les scènes de ce genre abondent dans ce livre unique qui donne à la postérité ses grandes et ses petites entrées à Versailles, à Meudon, à l'Escurial, au Palais-Royal, qui nous montre en grande et en petite tenue Louis XIV, Philippe V, le duc d'Orléans, leurs ministres avoués et leurs agents mystérieux; c'est la plus insigne et en même temps la plus loyale des trahisons politiques, et le plus fécond des enseignements pour le moraliste et l'homme d'État.

Le duc de Saint-Simon, que nous mêlons par anticipation aux écrivains du grand siècle pour lui faire rendre témoignage sur les dernières années de Louis XIV et sur la régence, est un juge bien sévère. Lorsqu'il peint ce qu'il a vu, il est irrécusable, parce que sa sincérité est hors de doute; mais il y ajoute ce qu'il croit, et il ne manque jamais de croire ce qui est défavorable à ceux qu'il n'aime pas. C'est ainsi qu'ayant à se plaindre du parlement de Paris qu'il obséda de ses prétentions de duc et pair, il accueille sans examen contre le président Lamoignon une imputation odieuse dont l'entière fausseté a été démontrée; c'est ainsi encore qu'ayant ses raisons pour haïr madame de Maintenon, qui lui fermait l'oreille de Louis XIV, qui favorisait les bâtards du roi au préjudice des princes du sang, qui cabalait contre les jansénistes, il la diffame sans scrupule sur un point où tout donne à penser qu'elle est invulnérable. Nous n'avons pas une sympathie bien vive pour cette femme qui, jeune fille, s'affranchit d'une tutelle incommode par un mariage disparate, qui lie son chaste veuvage à la fortune et aux fautes d'une maîtresse royale qu'elle supplante lentement dans la faveur du maître; qui s'insinue si adroitement et s'établit si bien dans le cœur du roi, sans donner le sien, qu'elle triomphe de la fierté de Louis XIV par la passion qu'elle lui inspire; qui, fille d'un huguenot intraitable, porte le prosélytisme orthodoxe jusqu'à la persécution; mais cette vie même de contrainte, de manéges et de sacrifices, qui ne laisse voir que l'ambition, contredit les faiblesses que l'auteur des Mémoires attribue à madame de

Maintenon. Les lettres qu'elle a écrites, d'un style si ferme et si pur, et dont les graves agréments révèlent un sens si droit et tant de solidité avec quelque froideur, confondent encore ces calomnies de la malveillance, et nous pouvons ajouter qu'elles lui donnent place parmi les meilleurs écrivains qui ont manié cette belle langue du dix-septième siècle. Louis XIV lui-même, quoique son éducation ait été négligée, a parlé excellemment la langue de son temps; la méditation solitaire et le maniement des hommes firent de lui un penseur, et la pensée, un écrivain. Ce n'est point par une flatterie posthume qu'on a publié sous son nom ces Mémoires historiques que Pellisson a retouchés peutêtre, mais que certainement il n'a pas composés.

Ces réflexions morales et politiques destinées à l'instruction du dauphin prouvent surabondamment que la France, lorsqu'elle admirait Louis XIV, n'était pas dupe de sa propre ivresse ni d'un fantôme de grandeur. Ce prince avait, outre l'éclat extérieur qui attirait les hommages de la foule, les qualités solides qui justifient l'adhésion des esprits sérieux à l'engouement populaire. On est moins surpris de trouver dans ces pages écrites d'un style ferme et précis les qualités d'un écrivain supérieur, lorsqu'on sait que la parole de Louis XIV avait le même caractère de noblesse et de naturel. Sur ce point nous avons un témoignage qu'on ne récusera pas : c'est celui de madame de Caylus, qui ne fut pas toujours en faveur à la cour, qui « avait de quoi être méchante,» comme elle l'a prouvé dans ses piquants souvenirs, et qui, de plus, est parfaitement compétente sur la beauté du langage. Voici comment elle juge Louis XIV: «Le roi parlait parfaitement bien. Il pensait juste, s'exprimait noblement, et ses réponses les moins préparées renfermaient en peu de mots tout ce qu'il y avait de mieux à dire selon les temps, les choses et les personnes ; jamais pressé de parler, il examinait, il pénétrait les caractères et les pensées ; mais comme il était sage et qu'il savait combien les paroles des rois sont pesées, il renfermait souvent en lui-même ce que sa pénétration lui avait fait découvrir. S'il était question de parler

d'affaires importantes, on voyait les plus habiles et les plus éclairés étonnés de ses connaissances, persuadés qu'il en savait plus qu'eux et charmés de la manière dont il s'exprimait. » C'est bien là l'effet que produisent sur le lecteur les écrits de Louis XIV, de sorte que madame de Caylus dépose, sans y songer, en faveur de leur authenticité.

Louis XIV n'avait ni un esprit vulgaire, ni une âme commune. Le principe de ses erreurs et de ses fautes a été l'éblouissement inévitable d'un homme qui, placé au-dessus de tout, devient le centre de tout. Il nous a décrit lui-même dans son beau langage les enchantements et par conséquent les périls de ce poste suprême : « Tous les yeux, dit-il, sont attachés sur lui seul, et c'est à lui seul que s'adressent tous les yeux; lui seul reçoit tous les respects; lui seul est l'objet de toutes les espérances. On ne poursuit, on n'attend, on ne fait rien que par lui seul; on regarde ses bonnes grâces comme la source de tous les biens; on ne croit s'élever qu'à mesure qu'on s'approche de sa personne ou de son estime. » Comment à cette hauteur et parmi tant d'hommages se défendre du vertige et de l'enivrement? La fortune de Louis XIV eut de cruels retours; mais puisque nous aurons à dire quels furent ses torts et ses fautes, nous devons, pour être justes, reconnaître, avec un bon juge de la grandeur morale, que son âme fut à l'épreuve des revers : « Je ne sache rien, dit Montesquieu, de si magnanime que la résolution que prit un monarque qui a régné de nos jours de s'ensevelir plutôt sous les débris du trône que d'accepter des propositions qu'un roi ne doit pas entendre. Il avait l'âme trop fière pour descendre plus bas que ses malheurs ne l'avaient mis; et il savait bien que le courage peut raffermir une couronne, et que l'infamie ne le fait jamais.

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discrets. Fontenelle.

CHAPITRE I.

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Cré

Etat des esprits à la mort de Louis XIV.-J.-B. Rousseau. -Novateurs La Motte. - Précurseurs de la régence.Destouches. - Auteurs dramatiques. billon. · Le Sage. Écrivains de l'école de Port-Royal. Louis Racine. Rollin. - Le chancelier Daguesseau.

Chaulieu et La Fare.

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Lorsque Louis XIV mourut, la France avait passé depuis longtemps de l'enivrement à l'ennui, la plus insupportable des maladies pour les peuples comme pour les individus. Aussi la fin de ce long règne fut-elle saluée comme une délivrance, et le peuple, toujours extrême dans la manifestation de ses sentiments, témoigna une joie insultante, prodigue en outrages, sur le cercueil du grand roi qu'il avait encouragé lui-même à abuser de son pouvoir par une soumission d'esclave. La cour imita le peuple, le parlement suivit la cour, et toute cette grandeur dont on avait fini par ne plus sentir que le poids s'était évanouie, lorsque devant la tombe à peine fermée du monarque Massillon fit entendre cette parole de vérité : « Dieu seul est grand, mes frères. » Mais Louis XIV, sur la foi de son siècle, s'était divinisé; il n'avait vu, il n'avait adoré que lui-même, et le dénoûment faisait voir par un nouvel exemple combien sont impies, chimériques et funestes ces apothéoses humaines. Au terme de sa trop longue carrière, ce roi absolu avait affaibli tout ce qu'il avait prétendu fortifier. Son autorité sans limites, en perdant son prestige, avait fomenté et comme autorisé l'esprit d'indépendance; son ambition de conquêtes, ce besoin de s'agrandir et de frapper de grands coups, amenèrent de tels revers, que l'indépendance et l'unité même

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