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Richesse, Joliveté, Largesse, Franchise, Courtoisie et Jeunesse. Il entend de douces chansons, il voit des danses gracieuses. Après ces fêtes qui l'ont charmé, il cherche la solitude et s'engage dans les riantes allées du jardin pour faire un choix parmi les fleurs qui l'embellissent. Il s'arrête devant la fontaine de Narcisse, dont la destinée tragique instruit la jeunesse à ne pas mépriser l'amour. Plein de cette image, notre songeur tombe bientôt en extase devant une des fleurs du parterre c'est la Rose, emblème de la beauté ; l'Amour profite de l'occasion pour lancer ses traits, si bien dirigés, que le jeune homme est percé de part en part. Le voilà devenu sujet de l'Amour; son cœur n'est plus à lui, il le donne en dépôt, et ce précieux gage est enfermé sous clef dans une cassette. Le nouveau sujet d'Amour reçoit ses instructions et prête serment. Il s'arme pour la conquête ; Bel-Accueil l'encourage: c'est un premier succès; mais Danger, c'est-à-dire la duègne ou le père, ou mieux le pouvoir', l'intimide. Raison intervient, et fait alors un beau sermon qui n'est pas écouté. L'amant, qui a besoin d'épanchement, confie son secret à l'ami, et trouve de ce côté une assistance qui lui permet d'apprivoiser Danger admis auprès de la Rose, il obtient une légère faveur qui éveille un nouvel et terrible ennemi, Jalousie. Celle-ci emprisonne Bel-Accueil. Ces obstacles il faudra les vaincre; mais l'amant commence par en gémir et se lamente au pied de la tour où Bel-Accueil est enfermé.

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Il est probable que Guillaume de Lorris, tendre comme il était, n'aurait rendu l'épreuve ni bien longue ni trop douloureuse; mais, soit que le dénoûment ait été retranché ou que le travail du poëte ait été interrompu par une mort prématurée, la suite n'est pas de la même main, et quand nous arriverons à la continuation du roman de la Rose,

1. Danger vient de dominium, et même ce mot latinisé est devenu, dans les diplômes du moyen âge, dangerium, qui signifie seigneurie. Comme l'autorité est redoutable et qu'elle met en péril celui qui la brave, on comprend comment le sens de péril s'est attaché au mot danger, qui a d'abord signifié pouvoir. Danger est un grand personnage dans la poésie allégorique née du roman de la Rose.

entreprise et menée à terme quarante ans plus tard, nous aurons à constater un notable changement. L'œuvre de Guillaume de Lorris, doit être détachée, si on veut la juger sainement, de celle de Jean de Meung, qui, de son côté, réclame aussi un examen distinct. L'histoire et la critique commandent impérieusement le divorce de ces deux poëtes, séparés dans le temps, si divers et si opposés même d'esprit et de style. Considéré isolément, le poëme de Guillaume de Lorris nous montre la galanterie, sans mélange d'héroïsme, réduite à l'art de plaire et de réussir; c'est un traité didactique au fond, allégorique par la forme, qui atteste une sagacité d'observation et une subtilité d'analyse dont il faut tenir compte au créateur de cette mythologie abstraite et psychologique. Il n'y a là ni simplicité, ni bonhomie, ni naturel, mais le raffinement précoce d'une littérature qui n'a pas eu de maturité, fleur artificielle et éphémère qui se flétrira sans porter de fruit.

Guillaume de Lorris excelle dans les descriptions qui demandent de la grâce et une certaine coquetterie; dès le début de son poëme, la peinture du printemps présente des traits charmants :

El (au) tems amoreus plein de joie,
El tems où tote riens (chose) s'esgaie,
Que l'on ne voit buisson ne haie
Qui en mai parer ne se veuille

Et covrir de novelle feuille, etc.

La terre n'est pas seule à s'égayer, la sève qui la rajeunit et qui la féconde réchauffe aussi tous les êtres vivants; les oiseaux s'évertuent à chanter, et les jeunes gens sont contraints d'aimer :

Li rossignos lores s'efforce
De chanter et de faire noise;
Lors s'esvertue et lors s'envoise

Li papegaus et la calandre :

Lors estuet (il faut) jones gens entendre

A estre gais et amoreus

Por le tems bel et doucereus.

Il y a bien un ou deux traits de malice, mais c'est à pro
de Papelardie et d'Avarice, deux vices qui n'ont jamais
trouvé d'indulgence au pays de franchise et de largesse.
Quant à la passion vraie, il ne faut pas en chercher la
moindre trace. Le morceau le plus, j'allais dire le seul
vraiment poétique, est la description du Temps, cet inexo-
rable ennemi de l'amour et de la jeunesse; nulle part sa
rapidité n'a été mieux exprimée : il fuit plus vite que la
pensée :

Ainsois (avant) que l'on l'éust pensé,
Seroit-il jà trois tems passé.

Perse et Boileau ont été moins hardis, en prenant la parole qui suit la pensée pour terme de comparaison.

A côté de ce poëte élégant, délicat et maniéré dont les qualités et les défauts se retrouveront plus tard dans Charles d'Orléans, nous rencontrons un pauvre diable plein d'esprit et de naturel qui semble un précurseur de Villon : c'est Rutebeuf, qui vécut misérable et non malheureux, car il parle gaiement de sa misère. Insouciant et railleur, il a de nobles sentiments et des mœurs vulgaires. Les vers qu'il fait par vocation sont aussi son gagne-pain. Il en compose de graves en l'honneur de nobles familles dont il attend les libéralités, bien vite dissipées par son imprévoyance : c'est ainsi qu'il louera, après leur mort, et le roi de Navarre, et le comte de Poitiers, et celui de Nevers et messire Geoffroy de Sargines. Il en fait de pieux que le clergé lui demande pour l'édification et l'amusement des fidèles, tels que la Vie de sainte Élisabeth de Hongrie et le Miracle de Théophile, qu'il disposera dramatiquement pour être mis en scène ; à la requête de l'université, ou par simple dévouement à d'anciens maîtres, il prendra parti pour Guillaume de Saint-Amour contre Rome et les jacobins. Il essayera de réchauffer l'ardeur pour la croisade au profit des desseins de Louis IX, sans toutefois ménager les faiblesses du pieux monarque à l'endroit des mendiants et des béguines; surtout il mettra sa malice et sa verve au service

de la gaieté populaire en rimant de spirituels fabliaux, tels que le Testament de l'âne, Frère Denise, le Secretain (ou sacristain) et la Femme au vilain, qui seront fort applaudis dans les tavernes, et peut-être dans quelques châteaux.

Le malheur de Rutebeuf, c'est que son talent pour la poésie ne put jamais lui donner l'indépendance; toujours besoigneux, il était à la solde de tous ceux qui voulaient l'employer; chargé de famille, il avait, en outre, l'entretien de plusieurs vices dont un seul, selon Franklin, coûte plus à nourrir que deux enfants. Il était joueur, il se plaint des dés qui le ruinent et il y revient sans cesse ; il a beau s'écrier :

Li dé que li détier ont fet
M'ont de ma robe tout défet;
Li dé m'ocient,

Li dé m'aguetent et espient,
Li dé m'assaillent et deffient,
Ce pèse moi;

il ne résistera pas à la tentation. Lorsque sa bourse est bien garnie, il a un cortège de gais compagnons qu'il prend pour des amis, mais

Ce sont amis que vens emporte,
Et il ventoit devant ma porte.

Quoi qu'il en soit, et bien qu'il ne lui reste rien sous le ciel,

En lui n'a ni venin ni fiel:

cela est vrai; mais il se trompe, en affirmant qu'il ne lui resté rien n'a-t-il pas, en effet, comme il le dit avec une grâce charmante,

L'espérance du lendemain ;
Ce sont ses festes.

L'espérance nous explique sa gaieté et, le dénûment, sa malice. La moquerie sans amertume est la revanche et la consolation du pauvre qui n'est point ulcéré. C'est de cette humeur tout ensemble douce et railleuse qu'est découlée

cette agréable et piquante plaisanterie sur les béguines qui, sans engagement religieux, séparées du siècle par le costume, placées entre le cloître et le monde, quittaient volontiers ce poste intermédiaire quand l'occasion se présentait de faire un bon mariage. Ce badinage sent son La Fontaine, tout pétri de bonhomie et de malignité :

En rien (chose) que beguine die
N'entendez tous se bien non;
Tot est de religion

Quanque (tout ce que) hom treuve en sa vie ;

Sa parole est prophecie;

S'ele rit, c'est compaignie;

S'el' pleure, dévocion;
S'ele dort, elle est ravie;
S'el' songe, c'est vision;
S'ele ment, non créez mie1.

Se beguine se marie,
C'est sa conversacion;
Ses veus, sa prophecion
N'est pas à toute sa vie.
Cest an pleure et cest an prie
Et cest an prandra baron.
Or est Marthe, or est Marie,
Or se garde, or se marie,
Mais n'en dites se bien non :
Le roi nel sofferroit mie.

J'avouerai cependant qu'il est de moins bonne composition lorsqu'il s'attaque aux dominicains, persécuteurs de Guillaume de Saint-Amour, l'intrépide champion de l'université; alors sa bile s'échauffe et se répand en amers sarcasmes qui nous préparent aux invectives de Jean de Meung. Est-ce bien un contemporain de saint Louis qui a écrit ces vers d'énergique satire contre ceux qui trafiquent du ciel : A ceus le donnent et délivrent Qui les abreuvent et enivrent, Et qui leur engressent les pances, D'autrui chastels, d'autrui substances.

1. Ne croyez pas qu'elle ait menti.

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