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certaines entraves que Corneille, aux prises avec les événements de l'histoire, ne pouvait supporter patiemment. Les unités le rendaient le plus malheureux des hommes; il ne cessa de les combattre, quoiqu'il leur cédât quelquefois de peur de s'attirer les critiques des d'Aubignac. Racine, qui fit de la tragédie pour la cour de Louis XIV, et qui excellait dans les tours de force, se trouva moins gêné que ses prédécesseurs, et, son style admirable aidant, se tira très-heureusement d'affaire. Après ces hommes de génie, qui ont été complets selon leur siècle, on ne rencontre plus, jusqu'à Voltaire, que des calques sans vie. Voltaire imita lui-même Corneille et Racine, mais en esprit vaste, original, puissant. Voltaire était trop mêlé à la vie de son époque pour ne pas jeter des idées neuves et brûlantes dans le vieux et froid moule de la tragédie, au risque de le faire éclater. C'est ce qui arriva. L'action, la philosophie débordèrent à la fois sur la scène ; et il ne manqua à Voltaire, pour être au théâtre l'égal de Corneille et de Racine, que la force et la netteté de l'expression, qu'il aurait eues si dans son immense activité il n'avait voulu effleurer toutes les connaissances humaines.

CHAPITRE TREIZIÈME.

JEAN-BAPTISTE ROUSSEAU, LEGRAND, LESAGE, DESTOUCHES,
MARIVAUX. D'ALLAINVAL, PIRON, LACHAUSSÉE.

Dancourt et Regnard avaient maintenu la comédie à une certaine hauteur. Elle ne dégénéra pas dans les mains de leurs successeurs ; mais ce ne fut pas Jean-Baptiste Rousseau qui la soutint. Cet auteur, qui a acquis une grande réputation dans l'ode, ne réussit pas au théâtre. Le Café, le Flatteur, le Capricieux ne possèdent qu'un mérite d'expression, l'intrigue en est tout à fait nulle. Rousseau entendait mieux l'épigramme, qui fit ses malheurs. On sait que Rousseau fut banni de France sur le soupçon d'avoir diffamé, par des couplets satiriques, une partie de ses confrères, et même de ses amis. Le cœur, qui ne se fait guère sentir dans les odes du poète, n'était pas non plus une des qualités de l'homme : Rousseau commença par renier presque son père, ancien maître cordonnier. On ne tarda pas à le faire rougir de sa conduite: Lamotte, moins glacé que de coutume (la haine l'échauffait en ce moment),

adressa à Rousseau une ode dans laquelle se trouve cette strophe cruelle:

Que j'aime à voir le sage Horace
Satisfait, content de sa race,
Quoique du rang des affranchis!
Mais je ne vois qu'avec colère
Le fils tremblant au nom du père
Qui n'a de tache que ce fils.

Dès cette époque la société se révolta contre l'ingratitude de Rousseau. La démocratie pénétrait déjà dans le monde et détrô– nait une aristocratie dédaigneuse et méprisante. Le moment allait venir où d'Alembert répondrait à une grande dame qui voulait le reconnaître pour son enfant : « Je suis le fils de la marchande de pommes du coin; c'est elle qui m'a élevé. » La nature, mot dont la littérature du XVIIe siècle devait abuser, reprenait ses droits.

Legrand, auteur et comédien, a laissé plusieurs comédies amusantes, et son Roi de Cocagne est une folie de carnaval fort réjouissante et une parodie très-philosophique de la royauté absolue. Jamais les abus d'un pouvoir sans contrôle, confié à des mains quelquefois incapables, n'ont été ridiculisés avec plus de verve et d'esprit. Il faut voir le roi de Cocagne dans sa démence, et même dans sa raison, qui ne vaut guère mieux, administrer son charmant pays en compagnie de ses ministres Bombance et Ripaille. Vous avez là une monarchie peu tempérée dont l'histoire a offert plus d'un modèle. Une bague magique, empruntée à Rotrou, qui l'avait empruntée à Lope de Vega, jette tour à tour dans la folie les personnes qui la mettent au doigt et donne lieu à des scènes trèsplaisantes où le vrai comique se rencontre par moments à côté du burlesque. La scène du paysan que le roi revêt de ses habits et place sur son trône, et qui prend sa royauté au sérieux, est de fort bon aloi.

Legrand, dans une pièce intitulée les Fourberies de Cartouche, a osé transporter l'argot des voleurs sur le théâtre français. Son Galant coureur semble le scenario des Jeux de l'amour et du hasard de Marivaux. Dans sa carrière d'acteur il eut plus d'une fois l'occasion d'éprouver la mauvaise humeur du public lorsqu'on entre en conversation réglée avec lui. C'était assez son habitude; et parfois pourtant il réussissait, au moyen de que lque plaisanterie, à faire pardonner ce que sa taille courte, son embonpoint et son large visage avaient de peu gracieux, surtout dans l'emploi des rois. Un jour il s'aventura jusqu'à dire : « Messieurs, il vous est plus facile de vous faire à ma figure qu'à moi d'en changer. » On s'y accoutuma en effet.

On cite sur son compte une autre anecdote assez plaisante. Les grands acteurs de la troupe étaient allés jouer à Versailles; le reste, dont il faisait partie, était resté à Paris. On donnait Mithridate. Le parterre, en voyant jouer les doublures, et dans son droit parce qu'il n'avait pas été prévenu, se mit à siffler vigoureusement. La recette était considérable; les comédiens craignaient que les spectateurs ne réclamassent leur argent. Legrand dit à ses confrères : << Laissez-moi faire, je m'en vais parler au public. » Il se présenta en effet et tint ce discours : « Messieurs, mademoiselle Dubois, MM. Beaubourg, Ponteuil, Baron ont été obligés d'aller jouer à la cour; nous sommes au désespoir. J'ai entendu vos plaintes, je suis fàché que mes camarades les excitent; mais que direz-vous donc quand vous saurez que moi, moi qui ai l'honneur de vous parler, je dois remplir le rôle de Mithridate! » La recette fut sauvée. Le parterre, désarmé, laissa jouer la pièce. Legrand naquit le jour où Molière mourut; mais ce n'est pas lui qui fut son héritier. Si un auteur a quelques droits à ce titre, c'est Lesage, qui s'est rappro→ ché de lui par un style vif et piquant, par un esprit satirique et profond.

On a reproché de mauvaises mœurs aux pièces de Lesage; mais Lesage a peint celles qu'il avait sous les yeux, et n'a inventé que les ressorts de ses ouvrages. Ce ne sont pas des romans que ses pièces, c'est un miroir où se reflètent les caprices du jour, les ridicules du siècle, les vices éternels du cœur humain. Il est arrivé à la morale non par la déclamation, mais par la représentation du vice dans sa nudité. Lesage avait le rire d'Asmodée sur les lèvres, rire comprimé qui n'éclatait jamais dans ses œuvres. La raillerie est incisive chez lui comme chez Molière; elle n'est pas folle comme chez Dancourt et Regnard. Tout mot porte dans son langage précis. Est-il donc besoin que les personnages d'une pièce soient vertueux pour qu'elle produise un effet utile et moral? Faut-il absolument que le crime soit puni à la fin, et la vertu récompensée? Croit-on que le tableau du vice heureux n'est pas capable de dégoûter les honnêtes gens, et qu'il y ait des bonheurs dans la vie qu'ils seraient tentés d'acheter au prix de leur conscience? Est-ce que la crainte de tomber dans le ridicule et le mépris où l'on voit certaines gens ne suffirait pas à la rigueur pour retenir les natures équivoques?

Lesage débuta à la Comédie-Française par une pièce en cinq actes en prose, intitulée le Point d'honneur. Elle n'eut que deux représentations. Don César Ursin, autre pièce en cinq actes, ne fut jouée que six fois. Lesage n'était pas heureux. Il ne se découragea pas, et Crispin rival de son maître obtint un brillant succès. Cette

comédie en un acte est un digne prélude à Turcaret. Vivacité d'intrigue, fermeté de style, vérité des caractères, voilà les qualités qui distinguent cette petite pièce, bâtie, comme un si grand nombre d'autres du temps, sur la friponnerie de deux valets, mais qui a su s'élever au-dessus de ce thème banal par une grande franchise comique.

Labranche et Crispin, deux fripons de première volée, se rencontrent, se reconnaissent et s'embrassent. Ils se font part de leurs aventures. Ils ont eu le malheur de se brouiller avec la justice, ils ont juré d'être désormais honnêtes gens; mais, malgré les excellents principes auxquels paraissent revenus les deux maîtres fourbes, il s'offre à leur esprit une entreprise hardie, dont ils peuvent retirer d'assez grands bénéfices. Labranche vient pour dégager M. Oronte, bourgeois de Paris, de la parole qu'il avait donnée au père de Damis, au sujet d'un mariage projeté entre leurs enfants. Ce Damis a épousé secrètement une jeune personne de Chartres. Crispin propose à son illustre ami de faire le personnage de Damis, ils escamoteront la dot et prendront le chemin de Flandres. La proposition est vaillamment acceptée. Labranche n'est pas homme à reculer en dépit des persécutions de la justice, qui agit si mal à son égard. Les habits avaient été commandés par le père de Damis, pour l'union qu'il méditait. Crispin s'en revêt et se présente audacieusement chez Oronte en réclamant la belle fiancée dont le cœur est donné à Valère, et qui d'ailleurs se scandalise un peu des manières étranges de son futur mari. Tous les mensonges de Labranche et de Crispin pour en venir à leur but, le caractère incertain de madame Oronte, l'arrivée du père de Damis, qui, trouvant plus honnête de venir lui-même expliquer à son vieil ami l'aventure de son fils, est parti peu de temps après Labranche, le dialogue surtout, toujours plaisant, produisent une franche hilarité.

Crispin et Labranche sont très-proches parents de ce Frontin dont le règne commence quand celui de Turcaret finit, et qui s'enrichit des dépouilles de tout le monde. La friponnerie était descendue du maître au valet, et les chevaliers tricheurs au jeu, ou qui comptaient pour revenus les rentes de leurs maîtresses, avaient amenés la dépravation des classes inférieures: tant il est vrai que la corruption vient presque toujours du riche, et que le vice est enfanté par le luxe et l'oisiveté! Quand on assiste à la représentation des pièces de Lesage et de Dancourt, on comprend que le monde qu'ils peignent ne pouvait pas durer et la révolution française est expliquée d'avance.

La comédie de Turcaret est restée et restera comme une san

glante satire de mœurs et un chef-d'œuvre d'intrigue et de vivacité comique. Cette pièce, donnée pendant le rigoureux hiver de 1709, consola en quelque sorte la misère publique.

Quel vivant portrait que celui de ce Turcaret, cet odieux exacteur des deniers publics, riche des écus du peuple qu'il prodigue à une maîtresse dont il est dupe! Les traitants les plus effrontés rougirent à la représentation de cette pièce; et bien qu'ils ne fussent pas tous aussi niais que Turcaret, ils ne se relevèrent pas du coup. Ce qui les humilia le plus, c'est qu'on les força bientôt à rendre gorge, et ces sangsues dégonflées inspirèrent du dégoût à tout le monde. La considération qui ne s'appuie que sur l'or tombe avec la fortune, et le misérable qui en était revêtu n'offre plus alors qu'une honteuse nudité....

Les Turcarets ont été depuis agioteurs, fournisseurs. munitionnaires, et leur caractère est loin d'avoir disparu. Ils sont éternels, comme Tartufe. De même qu'il y aura toujours des hypocrites de religion, d'honneur, de patriotisme, de même on rencontrera en tout temps de francs scélérats, âmes damnées des gouvernements, qui s'interposeront entre eux et le peuple pour le piller et s'engraisser de ses sueurs! Ce malheureux côté de la nature humaine assure à la pièce de Lesage un éternel à propos. Peut-être même a-t-il puisé chez Molière l'idée de son Turcaret. M. Harpin, receveur des tailles, et amoureux de la comtesse d'Escarbagnas, était un fort bon modèle. Nous aimons mieux penser néanmoins que Lesage a pris un portrait d'après nature. C'est bien assez qu'on ait voulu lui disputer Gil Blas, cette autre magnifique comédie humaine, dans laquelle, il est vrai, les règles d'Aristote ne sont pas observées.

Ce sont les désagrements éprouvés par la représentation de Turcaret qui nous ont valu Gil Blas. Nous n'avons pas le droit de nous plaindre; et cependant quel dommage qu'un homme doué d'un style si vif, si pénétrant, d'une imagination si ingénieuse, n'ait pas continué sa carrière sur le Théâtre-Français ! N'est-il pas douloureux de se rappeler que vingt-cinq années de sa vie ont été consacrées au théâtre de la Foire, parce que le despotisme et la sottise de messieurs les comédiens du roi avaient rebuté son génie! Lesage a gardé aussi rancune aux comédiens, et, partout où l'occasion s'en est offerte, il les a traités fort mal.

Mais la comédie si joyeuse s'apprêtait à changer d'humeur avec Destouches. Elle fit avec lui un nouveau pas vers le drame, nouveau genre qui devait s'introduire plus tard. Marivaux et Lachaussée la poussèrent encore davantage dans cette voie, où elle

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