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sent; on se prêtait à toutes les imaginations du poète. Quand elle jouait Bérénice, Élisabeth, Laodice, Jocaste, Pauline, Athalie, Zénobie, Roxane, Atalide, Iphigénie, Hermione, Ériphyle, Émilie, Électre, Cornélie, il n'y avait pas un spectateur français dans la salle; on était tour à tour du pays que l'auteur avait choisi; il semblait que l'assemblée fût composée de gens prêts à prendre une part à l'action, comme le chœur des tragédies antiques. Voilà le prestige des vrais talents dramatiques. Mademoiselle Lecouvreur, comme cela était d'usage autrefois, jouait aussi les rôles comiques; mais elle n'y réussissait pas aussi bien. On prétend, et ce sont les auteurs tombés qui ont probablement formulé ce reproche, que mademoiselle Lecouvreur contribuait à la chute des pièces nouvelles, dès que le public montrait des dispositions hostiles, et que, pour lui faire sa cour, elle se tournait contre les auteurs, augmentant par la perfidie de son jeu la malignité des assistants. Cependant, lorsqu'on relit les pièces dans lesquelles mademoiselle Lecouvreur a créé des rôles nouveaux, il est aisé de s'apercevoir que les pièces n'avaient besoin pour tomber que de leur propre pesanteur. Un faiseur d'acrostiches et d'anagrammes du temps avait trouvé dans le nom de mademoiselle Lecouvreur le mot sui→ vant Couleuvre! Où diable l'esprit va-t-il se nicher!

Mademoiselle Lecouvreur, dans son commerce avec les hommes distingués de son temps, et par sa constante étude des chefsd'œuvre de notre langue, s'était formé et orné l'esprit. On a d'elle un recueil de lettres très-bien pensées et écrites avec goût. Morte à quarante ans, elle laissa derrière elle de vifs regrets. On sait que l'Église refusa de l'enterrer; et que Voltaire, qui revenait d'Angleterre, où il avait vu rendre à Anne Olfield les honneurs de Westminster, s'indigna, et dans la préface de Zaïre adressa à ce sujet des vers à M. Falkener, négociant de Londres. Le beau corps de cette reine adorée avait été inhumé de nuit, au coin de la rue de Bourgogne, par deux portefaix.

Le ciel, qui protégeait le Théâtre-Français, sit surgir, cet astre à peine éteint, le génie de mademoiselle Dumesnil. Celle-là fut aussi une de ces actrices inspirées au foyer ardent; actrices si rares en toute époque, qui, par leur énergie et leur chaleur, remuent profondément les âmes. Elle possédait ces qualités naturelles auxquelles l'art ne saurait jamais atteindre. Mademoiselle Dumesnil produisait tant d'effet sur le parterre, qu'un jour, lorsqu'elle jouait Cléopâtre, elle le fit reculer de terreur. Le parterre était alors debout. Une autre fois, on assure qu'un vieil officier, assis sur lo théâtre, Ini donna un grand coup de poing dans le dos en s'écriant:

«Va-t'en, chienne, à tous les diables. » Elle était douée au plus haut degré de l'entente tragique; elle avait une figure expressive et imposante, sans être belle; mais le véritable public, comme le disait Dorat:

Veut de l'illusion et non pas des attraits.

Nous emprunterons à Marmontel les portraits de mademoiselle Gaussin et de mademoiselle Clairon. « Mademoiselle Gaussin >> était en possession de l'emploi des princesses; elle y excellait >>> dans tous les rôles tendres et qui ne demandaient que l'expression »> naïve de l'amour et de la douleur. Belle, et du caractère de >> beauté le plus touchant, avec un son de voix qui allait au cœur, >> et un regard qui dans les larmes avait un charme inexprimable, » son naturel, lorsqu'il était placé, ne laissait rien à désirer; et ce » vers, adressé à Zaïre par Orosmane,

L'art n'est pas fait pour toi, tu n'en as pas besoin,

» avait été inspiré par elle. Mais, dans les rôles de fierté, de force >> et de passion tragique, tous ses moyens étaient trop faibles. >> Jamais la jalousie du talent n'avait inspiré plus de haine qu'à la » belle Gaussin pour la jeune Clairon. Celle-ci n'avait pas le même >> charme dans la figure; mais en elle les traits, la voix, le regard, >> l'action, et surtout la fierté, l'énergie du caractère, tout s'accor>> dait pour exprimer les passions violentes et les sentiments élevés. » Depuis qu'elle s'était saisie des rôles de Camille, de Didon, » d'Ariane, de Roxane, d'Hermione, d'Alzire, il avait fallu les lui » céder. Son jeu n'était pas encore réglé et modéré comme il l'a » été dans la suite; mais il avait déjà toute la sève et la vigueur » d'un grand talent. »

L'attachement bien connu de Marmontel pour mademoiselle Clairon se révèle ici; il lui sacrifie sa belle rivale. Mademoiselle Clairon n'en a pas moins été une des grandes actrices du Théâtre-Français ; elle a laissé des mémoires excellents à consulter: ils contiennent des études bien faites sur les divers rôles qu'elle a joués. Mademoiselle Clairon, après avoir renoncé au théâtre à la suite de la déplorable affaire du comédien Dubois, dont nous parlerons plus tard, reçut chez elle une brillante société, donna des fêtes littéraires où l'on couronna un jour le buste de Voltaire; elle finit par se retirer en Allemagne, chez le margrave d'Anspach, et fut on quelque sorte son premier ministre. Après la mort du prince elle revint à Paris, et publia ses mémoires.

Madame Vestris et mademoiselle Sauval l'aînée brillèrent dans l'emploi des reines, mais sans arriver à la réputation de mesdemoiselles Clairon et Dumesnil.

CHAPITRE QUINZIÈME.

LACHAUSSÉE, PIRON, FUSELIER, FAGAN, D'ALLAINVAL, DE BOISSY,
GRESSET, LANOUE, PALISSOT, DORAT, COLLÉ, BARTHE,
POINSINET, CHAMPFORT, IMBERT, SAINT-FOIX,
FAVART, LE MARQUIS DE BIÈVRE.

Comédiens et comédiennes celèbres.

Nous allons voir la comédie se rembrunir avec Lachaussée et tourner au sentiment, en dépit des efforts de quelques vigoureux esprits sur lesquels Destouches et Marivaux n'avaient pas exercé une romanesque influence. Les œuvres de Lachaussée ont été la vraie transition de la comédie au drame. Écrites en vers, elles tiennent le milieu entre l'ancien et le nouveau genre. Leur ambition est de ressembler à l'Andrienne de Térence. Ce sont des aven tures attendrissantes auxquelles se mêle une légère dose de comique. Ce mélange excita de vives attaques. Lachaussée fut considéré par bien des gens comme un corrupteur du goût, comme un ennemi de la gaieté française. Avec Lachaussée, la comédie sérieuse et subtile devenait larmoyante, ou plutôt elle changeait de nom. Parmi les aristarques qui ont raisonné avec le plus de justesse sur cette question, il faut vraiment citer Fréron, que la haine de Voltaire a trop ravalé.

Fréron s'exprime ainsi : « Quand les anciens n'auraient pas du >> tout connu l'espèce de comédie dont il est ici question, ce ne se>> rait pas un motif pour la condamner. Nous avons bien des genres >> ignorés des Grecs et des Romains qui parmi nous ont un heureux >> cours et qui même ont l'approbation des gens éclairés. Il s'agit >> donc d'examiner si le mélange de traits comiques et touchants >> est exactement puisé dans la nature... Je dis plus, le genre lar>> moyant, puisqu'on l'appelle ainsi, me paraît plus naturel, plus >> conforme à nos mœurs que la tragédie. Les passions de celle-ci » sont des passions violentes portées jusqu'à l'excès; les nôtres » sont réprimées par l'éducation et par l'usage du monde. Les vices

» qu'elle peint sont des crimes; les nôtres sont des faiblesses. Ses >> héros sont des rois, et nous sommes des particuliers. Enfin les » tableaux qu'elle offre à nos yeux n'ont aucune ressemblance avec >> ce qui nous touche et nous occupe dans le cours ordinaire de la >> vie. >>

Ces lignes ne sont-elles pas très-judicieuses? Ne peignent-elles pas très-bien le genre adopté par Lachaussée? Il est moins logique en effet de se demander si Lachaussée a assombri la comédie, que s'il a réussi à intéresser dans un autre genre. La comédie avait ses droits à part et bien établis par Molière. Elle pouvait souffrir qu'on rendît hommage à une autre divinité.

La Fausse Antipathie, qui ouvre le théâtre de Lachaussée, repose sur une donnée invraisemblable: deux époux, mariés à regret, et qui se sont séparés après leur mariage, sans même s'être regardés, ont vécu depuis éloignés l'un de l'autre. Ils ne se connaissent pas; ils se rencontrent et viennent à s'aimer. On se prête difficilement à cette invention. La Fausse Antipathie est faible de versification. Elle n'annonçait que bien vaguement le mérite dont Lachaussée fit preuve dans le Préjugé à la mode, son chef-d'œuvre.

Durval, n'osant revenir à Constance après de nombreuses infidélités, et parce que, dans la société corrompue au milieu de laquelle il vit, c'est de mauvais goût d'aimer sa femme, offre un caractère plus heureusement saisi que celui du Philosophe marié. On comprend cette fausse honte qui l'empêche de faire les premiers pas : cela arrive aux amants après les plus légères brouilles. Qu'est-ce donc lorsqu'on a les torts de Durval à se reprocher! Sa jalousie est naturelle aussi. Le beau-père de Durval, vieillard aux mœurs faciles, et deux marquis qui ressemblent un peu à ceux du Misanthrope, égayent le sérieux du sujet. Le caractère de Constance est plein de noblesse. La pièce est conduite avec beaucoup d'art. Des incidents bien imaginés complètent l'ensemble. Durval, qui envoie des cadeaux anonymes à sa femme, fait naître d'heureux quiproquos.

C'est mademoiselle Quinault-Dufresne, charmante actrice, qui donna, dit-on, à Lachaussée le sujet de cette pièce, dont le ton ne s'éloigne pas trop de celui de la comédie, et dont la versification est des plus estimables.

L'Ecole des Amis est loin de posséder l'avantage d'un plan bien fait, mais on peut y louer en général le dialogue; les mœurs commençaient à se rectifier. Il n'était plus de bon goût de ne pas payer ses dettes; et Monrose, le héros de la pièce, s'explique là-dessus avec une noble fierté,

Les pièces de Lachaussée sont pleines de sentiments de probité, exprimés toujours avec bonheur. Mélanide est un noir roman en vers, et la prose aurait eu plus d'effet. Cette pièce a été vantée comme le plus bel ouvrage de Lachaussée, mais elle est selon nous de beaucoup inférieure au Préjugé à la mode, quoique plus théâtrale. Mélanide, délaissée depuis dix-sept ans par un homme qui l'avait séduite et qui la croit morte, le retrouve épris d'une autre femme; cette femme est aussi aimée du fils de Mélanide, et ce fils est ainsi le rival de son propre père. Cette complication amène plusieurs scènes touchantes, mais communes au fond, et gâtées par leur origine. Le style est également moins pur que celui du Préjugé à la mode; on rencontre, par exemple, çà et là de ces vers que l'on a cru découvrir de nos jours, et dont Lachaussée avait déjà cherché à établir l'usage. Le fils de Mélanide s'écrie :

Je me rends la justice affreuse qui m'est due.

Cette coupe de vers sera toujours étrangère à la nature de la prosodie française.

Mélanide est une de ces pièces auxquelles on avait donné le nom de tragédies bourgeoises, titre dont un nouvelliste du temps, collègue de Fréron, l'abbé Desfontaines, n'était pas pleinement satisfait. Il proposait cette autre définition : « Pourquoi n'employons»> nous pas, disait-il, pour ces sortes de pièces qui ne sont ni tra» giques, ni comiques, et qui sont néanmoins théâtrales, un mot » qui est dans notre langue, et que nous avons emprunté des an>> ciens? C'est le mot drame.» Ainsi voilà le mot prononcé. Le drame va croître en peu de temps, et prendre son rang à côté de la tragédie et de la comédie. Il sera consacré aux fautes et aux faiblesses du commun des hommes; le mélodrame sera réservé à leurs crimes.

La question de la liberté des théâtres continuait à être fortement agitée; dans la préface de sa comédie Amour pour amour, Lachaussée y fait allusion:

Croyez que le plaisir n'est jamais ridicule;

Son. nom le définit. Dès qu'il est, c'est assez.
Les règles n'y sont rien: il est au-dessus d'elles.
Quant à nous, ne soyons jamais embarrassés
Que de le présenter sous des formes nouvelles.

Malheureusement Lachaussée, dont les raisons sont fort bonnes, ne sacrifia pas assez au plaisir.

Cette comédie, Amour pour amour, est une féerie dans le genre

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