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d'amateurs; il débuta dans la tragédie, il n'y obtint qu'un médiocre succès, et alla se former pendant quelques années en province. Il fut reçu à son retour pour les troisièmes rôles tragiques et comiques; mais il ne tarda pas à s'emparer des premiers, joués d'abord par Grandval et ensuite par Bellecourt. Il plut tellement, que durant une maladie qu'il fit toute la bonne compagnie envoya chez lui querir des bulletins de sa maladie, comme s'il s'était agi d'un prince. Son médecin lui ayant ordonné de boire du meilleur vin possible, deux mille bouteilles d'excellents vins de toute espèce lui furent apportées en un jour. Molé eut le tort de jouer les petits-maîtres ailleurs qu'au théâtre et surtout avec les auteurs; il écoutait leurs pièces pendant qu'on lui mettait des papillotes. C'est à Molé qu'est arrivée l'histoire du rouleau de papier blanc, dont M. Casimir Delavigne a tiré parti dans sa comédie des Comédiens.

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Monvel, doué d'une âme de feu, pourvu d'une diction nette pure et sentie; Monvel, noble, simple, aisé, touchant, quoique frêle de sa personne, faisait oublier à force de chaleur la faiblesse de ses moyens physiques.

Saint-Phal joua les rôles de Molé et de Monvel, mais sans at¬ teindre à leur réputation..

Fleury succéda véritablement à Molé. Ce fut le plus parfait des petits--maîtres; mais il joua long-temps dans la tragédie avant de s'acquérir une brillante renommée dans la comédie. Son aisance, sa grâce, ses manières distinguées, un parfum d'élégance qui s'exhalait de tous ses mouvements, une impertinence de qualité, le rendaient adorable dans les rôles de Moncade de l'Homme à bonnes

fortunes et de l'École des Bourgeois, ainsi que dans les personnages de marquis. Il ne réussissait pas moins dans le haut comique; le Misanthrope était rempli par lui avec une grande supériorité. Il possédait l'art de faire illusion; il obtint un grand succès dans les Deux Pages par la manière dont il représenta le grand Frédéric. Il arriva à une ressemblance si exacte, assure-t-on, que le prince Henri de Prusse, qui assistait à la première représentation, crut revoir son véritable frère et qu'il versa des larmes. Il envoya le lendemain à l'acteur une tabatière ornée du portrait du grand Frédéric.

Dazincourt se fit une brillante réputation dans les valets; on apprécia la finesse de son jeu, exempt de charge. Jamais Dazincourt ne passait les bornes d'une gaieté naturelle et franche; il avait en horreur les grimaces, qui n'ont de prise que sur un public grossier... Son plus beau triomphe fut la création du rôle de Figaro,

que Préville était déjà trop vieux pour établir. Marie-Antoinette prit de lui des leçons de déclamation, elle voulait apprendre à jouer les soubrettes.

La manie de jouer la comédie était répandue dans la société d'alors. Toute femme à la mode voulut avoir la comédie à domicile on représentait des proverbes, des scènes dramatiques où l'esprit du temps se faisait sentir. Les plus nobles gentilshommes se plaisaient à rivaliser avec les comédiens. Ce goût avait gagné même la cour. Marie-Antoinette ouvrit à Trianon un théâtre où l'on représenta le Roi et le Fermier, de Sédaine; elle remplissait elle-même le rôle de Jenny, le comte d'Artois faisait le rôle d'un garde. Innocents plaisirs qui devaient avoir un si terrible dénoûment! Une espèce de vertige semblait pousser la cour à sa ruine, la Folle Journée elle-même eut les honneurs du jeu royal.

Dessessarts devint célèbre, après Bonneval, dans l'emploi qu'on appelle celui des manteaux. Il affectionnait les financiers; il ne dédaignait pas les grimes. Dessessarts possédait une sorte de bonhomie brusque et gaie, pleine de vivacité; il se sentait surtout à l'aise dans les rôles de Molière. Comme il était très-gros, quand il jouait Orgon, on était obligé de placer sur le théâtre une table faite exprès pour lui. On connaît sa querelle avec Dugazon, qui l'avait présenté en grand deuil chez le ministre, en demandant pour lui la survivance de l'éléphant: Dessessarts l'appela en duel. Une fois sur le terrain, Dugazon traça avec du blanc d'Espagne un cercle sur l'abdomen de Dessessarts, en jurant que tout ce qui serait hors du rond ne compterait pas. Dessessarts ne put s'empêcher de rire, l'affaire s'arrangea.

Dugazon fut un des acteurs les plus gais de la Comédie-Française; il débuta dans les valets à côté de Préville et se fit distinguer. Il eut toujours pour cet acteur une grande vénération; mais dans son jeu, peut-être pour différer un peu d'un modèle qu'il désespérait d'atteindre, il se rapprocha du genre de Poisson. On lui reprochait de ne pas assez régler sa verve comique et d'outrer quelquefois. Cependant, lorsque Dugazon voulait être parfait, il l'était.

Dugazon était homme d'esprit, mille anecdotes ont été publiées sur son compte. Il s'était fait mystificateur en chef à une époque où la manie des mystifications s'était déclarée dans la société. Nous venons de rapporter son affaire avec Dessessarts.

CHAPITRE SEIZIÈME.

DIDEROT, SÉDAINE, BEAUMARCHAIS, MERCIER, LA HARPE, DUCIS. Influence anglaise.

Notre vieux théâtre est purement monarchique, il n'y est question que de princes et de rois; tout s'y passe avec une étiquette solennelle et l'on y sent règner l'ordre d'une cour absolue. On y voit clairement que le peuple, méprisé par le gouvernement sous lequel les poètes écrivaient, ne jouait pas le principal rôle dans l'État. De là le défaut d'action, de là ces savantes analyses du cœur qui remplacent le tableau bruyant et animé de la vie publique. Au lieu de peindre les diverses conditions de la vie humaine, au lieu de retracer les mœurs d'une époque et de faire entrer ainsi l'histoire dans le drame, Corneille et Racine ont choisi plutôt le cœur de l'homme, et bien souvent une passion donnée dans le cœur de l'homme, pour sujets de leurs admirables développements; on conçoit alors ce qu'il a fallu de génie pour creuser ainsi un sentiment, fouiller une idée jusqu'en ses dernières ramifications, donner enfin un corps à des abstractions métaphysiques. Mais ces grands poètes s'adressaient à une société tranquille, où les lignes de démarcation entre les diverses classes étaient encore respectées; leur œuvre n'était soumise qu'à des jugements isolés; ils n'avaient point à dé. rouler aux yeux des masses des peintures nationales, car leurs spectateurs n'étaient pas des citoyens, mais des hommes. Aussi Corneille et Racine ont-ils eu principalement le mérite d'une philosophie poétiquement formulée.

Nous avons, dès le commencement de cet ouvrage, posé en principe que l'art dramatique, comme tous les arts possibles, n'a pas de véritables bornes connues, et que le génie possède l'éternelle liberté de reculer celles qui existent. Les anciens assignaient les Colonnes d'Hercule pour limites à l'univers, et cependant des mondes existaient au delà. Il en est de même de l'intelligence humaine : nul n'a la puissance de lui imposer des lois, nul n'a le droit de s'écrier vis-à-vis de cet océan infini : « Tu n'iras pas plus loin, >> car il serait submergé bientôt par le flot des découvertes. Il parut donc à certains esprits, et avec raison, souverainement ridicule de prétendre forcer les auteurs à jeter leurs productions dans le moule

de leurs devanciers. Il faut que chacun suive sa nature, que chacun s'épanouisse dans la température de son époque, comme une fleur dans sa saison. On serait heureux si on retrouvait dans les ruines d'Herculanum une comédie de Térence, mais on prendrait trèspeu d'intérêt à quelque pastiche de ce poète représenté au ThéâtreFrançais. Toute œuvre de l'esprit ne doit-elle pas exhaler le parfum de son temps? parfum qui l'embaume encore long-temps après que la société où elle est éclose a disparu.

On a vu quelques hommes, à différentes époques, protester contre l'asservissement de la pensée et vouloir la dégager des entraves de l'imitation. Fontenelle, Perrault, Lamothe s'étaient levés contre les règles, mais leurs œuvres sans valeur ne donnèrent aucune autorité à leurs paroles. De plus puissants antagonistes allaient recommencer la guerre contre les anciens, ou plutôt contre l'esclavage auquel on prétendait soumettre l'esprit français. Diderot doit être mis en tête de ceux qui prêchèrent avec le plus d'éloquence la nécessité d'une réforme, afin d'accommoder le théâtre aux mœurs de la nation. Il voulut y mêler l'élément populaire, que d'autres novateurs s'apprêtaient à faire entrer aussi dans le gouvernement de l'État.

Diderot était tout à fait propre à cette œuvre ; il est en effet des hommes qu'une fièvre de cœur agite dès qu'ils saisissent la plume, et dont la tête prompte à s'exalter laisse s'échapper les idées qui la remplissent, comme le Vésuve ses laves. Ces imaginations ardentes, qui répandent le feu dont elles sont dévorées, embrasent les esprits de leur temps. La passion qui déborde dans les ouvrages de ces sortes de prophètes est une preuve de leur conviction, et leur puissance s'en accroît. Diderot fut un de ces hommes; aucun écrivain n'eut plus d'influence que lui sur ses contemporains, non pas par l'importance de ses productions, mais par l'à-propos de ses chaleureuses pages jetées au vent de la publicité comme les feuilles des sibylles, et puis par ses conversations et par ses correspondances. Il fut en quelque sorte l'âme de l'Encyclopédie, et c'est sur lui que retombent toutes les injures adressées à la philosophie du dix-huitième siècle par les ennemis de la révolution française.

Diderot, qui parcourut tous les champs de la pensée, et chercha à y faire germer la réforme sociale qui devait se développer quelques années plus tard, ne pouvait pas laisser le théâtre de côté. Pour mieux propager les doctrines dont il s'était presque fait l'apôtre, il jugea utile de tourner à leur profit autant qu'il le pourrait l'empire que possède sur les âmes la représentation de la vie

humaine. Voltaire avait déjà mêlé à la tragédie des sentences et des maximes qui attaquaient les préjugés et les abus existants; mais la tragédie, prise dans un ordre d'idées étrangères à la foule, n'agissait pas sur elle, et les intentions révolutionnaires de l'auteur d'OEdipe se trouvaient perdues pour le plus grand nombre. Diderot songea donc à la peinture des actions ordinaires des hommes, et non à celle de hautes et royales infortunes: il ne voulut pas qu'on prît ses héros dans les souvenirs de Rome ou d'Athènes, mais il pensa qu'on devait les emprunter à la société moderne, afin que le peuple, reconnaissant ces personnages, s'intéressât à eux et reçût plus aisément de la bouche des sages et des vertueux une leçon de morale.

Le drame, comme on le voit, a été dès sa naissance éminemment révolutionnaire et par cela même moral. Il s'adresse effectivement au peuple, et sa destination est manquée toutes les fois qu'il s'écarte d'un généreux enseignement. S'il est permis à la poésie, dont la forme exige toujours un public d'élite, de réaliser quelquefois à la scène ou ailleurs de brillantes fantaisies qui, faites dans un but d'art, tendent seulement à charmer l'imagination des artistes, et auxquelles on pardonne des licences sans portée; il n'en peut jamais être ainsi du drame, qui opère sur des intelligences moins élevées, sur des esprits naifs et faciles à entraîner dans le mal par des tableaux dangereux. Voilà ce que Diderot a écrit dans sa poétique.

Diderot, prêchant toujours d'exemple, se mit à l'œuvre, et, après s'être essayé dans le Fils naturel, composa le Père de famille; il dirigea la pièce contre la richesse et la naissance, et c'est une guerre que tous les auteurs du dix-huitième siècle ont faite, Marivaux lui-même.

Il prétendit prouver la supériorité de la passion, les prérogatives de l'amour, et il se hasarda jusqu'à faire reconnaître ces droits sacrés par les pères de famille en un mot, pour m'exprimer dans les termes du temps, c'était le triomphe de la nature sur la société.

Voyez comme d'Orbesson est chancelant dans son autorité paternelle, et avec quelle noble résignation il comprend qu'un temps arrive où le père n'a plus droit que de donner des conseils à ses enfants! Il modère tendrement la fougue amoureuse de Saint-Albin, mais ne le repousse point de ses bras, quoique son fils ne l'ait pas consulté sur le choix d'une épouse. Ecoutez-le surtout lorsqu'il veut surprendre dans le cœur de sa fille le secret d'un amour qu'elle n'ose avouer : « Comment, dit-il, blâmerais-je en vous un sentiment

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