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temps-ci le langage qu'il tenait à Socrate et à Caton. Si nous comptons de moins grands citoyens peut-être, nous n'avons pas, en revanche, des milliers d'esclaves comme l'antiquité. Les droits de l'humanité sont mieux déterminés. Ce n'est pas à dire que l'humanité jouisse complétement de ses droits, mais elle les connaît; on ne les conteste plus, on ne fait que les lui dérober. C'est assu→ rément un grand pas de fait dans la voie de la civilisation.

Dieu nous garde de reprocher aux poètes dramatiques de la fin du xvme siècle d'avoir propagé, par leurs maximes, les idées de liberté, prêté aide au mouvement révolutionnaire, prêché l'égalité, comme Ducis l'a fait, par exemple, dans sa tirade du soldat parvenu! mais nous nous plaignons de ce que les auteurs de cette époque n'ont pas consacré ces beautés nouvelles, ces saintes inspirations, par une forme plus heureuse et plus nette. La démocratie est loin de proscrire l'art; elle veut qu'il se trempe à sa source féconde, mais qu'il s'épanouisse au-dessus d'elle comme une fleur sur la rive.

Les meilleures pièces de Ducis sont son OEdipe chez Admète et son Abufar; cette dernière pièce lui appartient en totalité. Geoffroi a été fort injuste à l'égard de cette tragédie de Ducis. Jamais sa haine contre la philosophie du XVIIe siècle ne s'était mieux révélée. Il reprocha amèrement à cette pièce d'avoir des hémistiches chargés de ces noms: mœurs, vertus, humanité, et de respirer l'inceste à chaque vers. Geoffroi, qui n'a jamais regardé le théâtre comme une école de mœurs, aurait pu se montrer moins sévère si sa plume n'avait poursuivi, avant tout, la résistance de Ducis au gouvernement impérial. Cette tragédie ne respire en rien l'inceste, puisque Salema n'est point la sœur de Farhan, et que le spectateur le moins intelligent a deviné cela dès le commencement. Fussent-ils frère et sœur, depuis quand est-il défendu de mettre des passions coupables sur la scène, lorsque ces passions sont combattues par le devoir, par la religion, par la raison? Faudrait-il reprocher à Racine sa Phèdre? Faudrait-il accuser M. de Chateaubriand d'immoralité, parce qu'il a mêlé à son Génie du Christianisme l'admirable épisode de René?

L'immoralité n'est jamais dans la passion qui se combat, se déteste, et ne cède qu'avec honte et douleur à ses emportements; l'immoralité est dans le paradoxe et dans l'effronterie du vice qui s'approuve et se défend; les docteurs en guerre ouverte avec la société, et qui, après avoir étouffé le remords dans leur cœur, se croient tout permis pour satisfaire leurs désirs; ces subtils esprits qu'aucun frein ne retient quand il s'agit de conquérir les jouissan

ces de la vie; les femmes qui, privées du sentiment de la pudeur, s'abandonnent sans effort à des penchants déréglés, tous ces caractères sont d'un pernicieux exemple au théâtre, et produisent l'imitation; mais la lutte du bien et du mal est toujours favorable, en ce qu'elle force les hommes à faire un retour sur eux-mêmes et à se rendre compte des instincts de leur conscience.

Ducis, qui fut un parfait honnête homme, n'aurait certes pas voulu inspirer des sentiments vicieux. Ducis vécut comme vécurent Corneille et Racine; et s'il est bien loin de leur génie, il eut du moins comme eux cette probité du cœur, qui ne voudrait pas qu'une bonne pièce fût une mauvaise action.

Abufar n'est donc pas une mauvaise action; mais ce n'est pas non plus précisément une bonne pièce, malgré d'excellentes parties. On voudrait que le style de cette tragédie eût des contours plus arrêtés, qu'une méprise peu vraisemblable ne fut pas l'incident principal; et l'on voudrait encore que l'imagination de l'au— teur, plus poétique et plus riche, eût, avec l'éclat qui nous éblouit dans la Bible, représenté la vie arabe, si étrangère à nos mœurs. Malgré ces défauts, des scènes bien faites et des vers heureusement trouvés, la passion surtout fortement accusée, soutiendront toujours la pièce de Ducis quand il se rencontrera un Farhan et une Salema convenables à ces rôles.

C'est, à n'en point douter, l'influence de Shakspeare qui nous a valu Abufar. La passion africaine d'Othello, que Ducis se repentait probablement d'avoir si considérablement attiédie dans son imitation, l'a séduit.

On trouve un mélange d'énergie et de bonté dans les pièces de Ducis qui lui assignent une place à part dans notre littérature dramatique; et on lui pardonne presque d'avoir défiguré Shakspeare, tant il y a mis de bonhomie. Il a du moins aidé à faire connaître en France ce génie prodigieux, et de la copie on est remonté bien vite à l'original.

Ducis fit faire un pas de plus à l'action théâtrale par l'infusion du sang shakspearien dans les veines de la tragédie expirante.

CHAPITRE DIX-SEPTIÈME.

Théâtre révolutionnaire.

MARIE-JOSEPH CHÉNIER, FABRE D'ÉGLANTINE, MONVEL. TROUBLES
ET MIGRATIONS DE LA COMÉDIE-FRANÇAISE; LAYA, PIÈCES
RÉPUBLICAINES; olympe de GOUGES, PIÈCES IMPRIMÉES;
COLLOT-D'HERBOIS, SYLVAIN MARÉCHAL; PIÈCES ROYALISTES,
TÉROIGNE DE MERICOURT, FRANÇOIS DE
NEUFCHATEAU, SCIPION - L'AFRICAIN;
MISANTHROPIE ET REPENTIR,

DEMOUSTIER,

MADEMOISELLE CANDEILLE,

PAYAN.

Le théâtre aida puissamment la révolution; on ne s'y rendait, pendant toute la seconde partie du XVIIe siècle, que pour applaudir la satire des abus de l'ancien régime; on saisissait partout des allusions aux choses du moment, lors même qu'on représentait des pièces faites cinquante ans auparavant; c'est ainsi que la reprise de l'Ambitieux ou l'Indiscret de Destouches obtint un grand succès vers le milieu de l'année 1789, parce qu'il se trouve dans cette comédie un ministre honnête homme on y découvrit une sorte d'application au retour de M. Necker; Destouches, en créant un ministre de fantaisie, ne se doutait pas que sa pièce deviendrait une pièce de circonstance.

La tragédie se réchauffa, avec Marie-Joseph Chénier, au foyer des idées révolutionnaires; elle éleva la voix, avec Fabre d'Églantine et Laya; elle s'essaya au vers de Juvénal. Mais nous entrons pourtant dans une période où l'art ne fut regardé que comme un accessoire, où le but était de propager, tant bien que mal, un certain ordre d'idées. Marie-Joseph Chénier se distingua parmi les poètes révolutionnaires. Nourri, comme son frère André, à l'école de l'antiquité, il posséda le goût littéraire, et même la netteté du style, à un plus haut degré que la majeure partie des auteurs du xvIe siècle. Chénier puisa la plupart de ses sujets dans la source ouverte par la révolution. Un jeune et ardent journaliste du temps, Loustalot, écrivait, en rendant compte d'une

exposition de tableaux : « Les allégories de l'amour, le portrait des >> courtisans, les flatteries des esclaves, nous intéressent fort peu ; » désormais Brutus prononçant la mort de ses fils, ou Décius mou>> rant pour la patrie, voilà ce qui pourra nous plaire et nous sé>> duire. » Le théâtre devait naturellement suivre cet élan.

La tragédie de Charles IX était faite pour obtenir un grand succès à l'époque où elle fut jouée. C'était à l'aurore de la révolution le spectacle d'un roi égorgeant ses sujets convenait à tous les esprits lassés de la monarchie et qui se disposaient à prendre une terrible revanche. Le fanatisme de la religion était aussi vigoureusement attaqué, et les libres penseurs ne pouvaient manquer d'ap plaudir. Le caractère de Charles IX, faible et irrésolu, entraîné dans le crime par ses conseillers, est habilement tracé. Cette tragédie, à laquelle il manque d'être plus fortement écrite, est intéressante, quoique un peu refroidie par des discours qui remplacent l'action. Chénier, tout en donnant l'essor à sa pensée, avait jeté sa tragédie dans le moule classique ; il n'a pas su prendre assez de liberté. Quel tableau ne pouvait-il pas tirer du massacre de la Saint-Barthélemy!

Chénier donna bientôt après son Henri VIII. Il s'agissait de rendre odieux un roi en montrant les excès du pouvoir absolu. Tout le théâtre de cette époque repose sur cette donnée. Chénier n'était pas homme à se priver de ces ressources, pour lesquelles la sympathie du public était toute prète. D'ailleurs Chénier y allait de cœur et d'âme. Henri VIII lui parut donc de bonne prise. Ce BarbeBleue de la royauté, qui faisait couper la tête à ses femmes avec tant de facilité, offrait un type dans lequel Chénier n'était pas fâché d'incarner le principe monarchique. Il lui plut de mettre le roi aux prises avec Anne de Boulen, et de le faire accabler d'invectives par quelques honnêtes seigneurs de sa cour. Chénier, sans avoir précisément rencontré une tragédie, a trouvé des scènes fortes et d'un puissant effet. Lorsque Norris, dont Henri VIII croit que l'on a acheté la conscience, au lieu d'inculper la reine, vient la déclarer innocente et faire éclater son indignation contre le royal accusateur, le public est noblement touché; et dans la scène d'Anne de Boulen et de sa fille Élisabeth, lorsque la mère quitte son enfant pour se rendre à l'échafaud, les yeux les plus endurcis ont toujours peine à retenir des larmes, ce qui prouve, indépendamment d'Athalie, que les enfants bien placés ne nuisent jamais à une pièce. On a fait à propos d'Henri VIII une observation assez piquante. Ce roi, qui avait pris pour gardien de la fidélité conjugale l'échafaud, s'est vu constamment trompé dans ses nombreuses

amours. C'est peut-être l'échafaud qui lui valut cela : il y a tant d'attraits dans le péril !

Chénier, se livrant de plus en plus à l'impulsion du moment, fit représenter une tragédie de Caius Gracchus, pleine de tirades appropriées aux circonstances. Sa tragédie avait besoin d'une telle vogue, car son peu de mérite n'aurait pu la soutenir. Ce fut un tort de Chénier de prêcher en quelque sorte la loi agraire, de transformer en forum le Théâtre-Français, mais l'ardeur révolutionnaire l'emportait. La tragédie était une arme dans ses mains. Il voulait la victoire complète d'abord, quitte à régler plus tard la part des vainqueurs. Chénier était loin de penser qu'il devait perdre son frère dans la bataille; son frère, cygne échappé des bords de l'Eurotas. La haine que l'on portait au fanatisme religieux faisait rechercher au fond des cloîtres et des couvents toutes les souffrances ignorées. Chénier voulut aussi, lui, s'élever contre de tels abus, afin que leur retour fût impossible. Il fit son Fénelon. Une jeune fille, sur le point de prononcer ses vœux, pénètre dans un cachot où elle retrouve sa mère enfermée depuis quinze ans; pleine de terreur elle s'échappe, et vient se jeter aux pieds de Fénelon, dont la bonté tolérante la sauve des horreurs du cloître. Ce moyen un peu romanesque a été noblement traité par Chénier. Il composa ensuite son Timoléon, mais on assure que Robespierre lui-même s'opposa à la représentation de cette pièce. Chénier, traité de contre-révolutionnaire à son tour, se vit obligé de garder le silence et d'attendre., Il n'attendit pas long-temps. Robespierre tomba; Timoléon fut joué. Timoléon se résout à faire assassiner son frère pour assurer la liberté de son pays. Comment Chénier ne recula-t-il pas devant un pareil sujet? Cette pièce servit de prétexte au reproche qu'on lui adressa d'avoir agi, vis-à-vis de son frère, comme un autre Timoléon. Il se lava de cette accusation, dans son épître à la Calomnie, par de beaux vers. Il eût mieux fait de brûler son Timoléon,

Ce ne fut que plus tard et sous l'empire que Marie-Joseph Chénier burina profondément les traits de Tibère; cette tragédie et celle de Philippe II n'ont été publiées qu'après la mort de l'auteur. Tibère est le chef-d'œuvre de Chénier.

Chénier, dans son Tableau de la littérature, a rendu justice à ses confrères avec une rare bienveillance, qui ne devrait jamais abandonner la critique. Nous citerons ses réflexions pleines de justesse : <«< Les tragédies les plus remarquables de ces vingt dernières années » se distinguent par une action simple, souvent réduite aux seuls » personnages qui lui sont nécessaires, dégagée de cette foule de >> confidents aussi fastidieux qu'inutiles, de ces épisodes qui ne font

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