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NOTICE HISTORIQUE

SUR LA VIE ET LES TRAVAUX

DE M.

LE COMTE DESTUTT DE TRACY

LUE DANS LA SÉANCE PUBLIQUE DE L'ACADÉMIE DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES DU 28 MAI 1842.

Messieurs,

J'ai à vous entretenir aujourd'hui d'un philosophe célèbre. J'ai à vous raconter à la suite de quelles terribles vicissitudes un jeune homme qui portait l'épée, comme le faisaient, depuis plus de quatre cents ans, ses ancêtres, fut conduit à continuer Locke et Condillac; par quelles circonstances imprévues, et en vertu de quelle vocation longtemps cachée, un homme du monde, qui avait brillé surtout par les agréments de sa personne et les grâces de son esprit, devint tout d'un coup

un penseur profond, et comment un colonel de l'ancien régime compléta dans les prisons de la terreur, par des travaux pleins d'originalité et de force, les doctrines d'une grande école philosophique dont il fut le dernier et le plus vigoureux représentant.

Antoine-Louis-Claude Destutt de Tracy naquit le 20 juillet 1754. Sa famille, d'origine étrangère, s'était transportée en France dans une des grandes crises militaires de la vieille monarchie. Au commencement du quinzième siècle, lorsque le jeune dauphin, qui fut depuis Charles VII, disputait la France aux Anglais, une petite armée partie d'Écosse sous les ordres de Jean Stuart, comte de Buchan et de Douglas, vint s'associer à l'élan national contre l'invasion britannique. Dans ses rangs étaient quatre frères du nom et du clan de Stutt, qui, après avoir vaillamment combattu pendant le cours de ces sanglantes guerres, servirent dans la garde écossaise de Charles VII et de Louis XI, reçurent la seigneurie d'Assay en Berri, et se fixèrent sur le sol qu'ils avaient glorieusement défendu. C'est du second d'entre eux, dont la postérité acquit plus tard, par alliance, la terre de Tracy en Nivernais, et s'établit dans le Bourbonnais, que descend M. Destutt de Tracy.

Fondée par les armes, cette famille ne cessa pas de suivre la carrière militaire avec distinction. Le bisaïeul de M. de Tracy était en 1676, avec Catinat, l'un des majors-généraux de l'infanterie de Louis XIV dans la guerre de Hollande. Son grand-père, entré de bonne heure au service, avait été réduit aussi à le quitter de bonne heure par la paix d'Utrecht. Lorsque après vingt

cinq ans de repos, la succession d'Autriche d'abord et la guerre de Sept ans ensuite remirent l'Europe en armes, le père de M. de Tracy suivit l'exemple de ses ancêtres. Il se distingua dans les campagnes de Bohême et de Hanovre, et, en 1759, il commandait la gendarmerie du roi à la bataille de Minden. Dans cette journée funeste, voyant la victoire se déclarer pour l'armée du duc de Brunswick, dont les manoeuvres étaient plus savantes et les feux plus pressés, il chargea celle-ci à la tête du corps d'élite qu'il avait sous ses ordres; mais il tomba bientôt percé de plusieurs balles, et fut laissé pour mort sur le champ de bataille. Enseveli sous un monceau de cadavres, il y fut découvert par un serviteur fidèle qui le transporta au camp sur ses épaules. Rappelé à la vie, après avoir langui et souffert deux ans, il succomba aux blessures dont il était couvert. Il vit approcher sa fin avec la fermeté d'un soldat et la résignation d'un chrétien; et, s'adressant à son fils, à peine âgé de huit ans : N'est-ce pas, Antoine, lui dit-il, que cela ne te fait pas peur et ne te dégoûtera pas du métier de ton père? Le jeune enfant, que ce spectacle remplissait d'émotion et qu'animaient déjà les instincts belliqueux de sa race, pleura et promit, et son père mourut plus

content.

Dès ce moment, sa mère se voua aux soins de son éducation, qu'elle s'attacha à rendre parfaite. C'était une personne grave, pieuse, qui avait le cœur haut, l'esprit cultivé, les goûts délicats, des manières extrêmement nobles. Jeune encore, belle et riche, sa main fut plusieurs fois recherchée; mais elle aima mieux rester

veuve pour se montrer entièrement mère. Elle s'établit à Paris afin de procurer à son fils, placé sous la direction d'un gouverneur habile, toute l'instruction qui pouvait le rendre un homme distingue à une époque où l'esprit comptait beaucoup plus que la naissance. Le jeune Tracy reçut de sa mère des sentiments exquis, et fit, sous l'impulsion de sa vigilante tendresse, d'excellentes études classiques. Il alla les compléter ensuite à l'université de Strasbourg, où se trouvaient alors des maîtres savants, une école d'artillerie célèbre, et où l'on enseignait tous les exercices du corps. La plupart des familles nobles y envoyaient leurs enfants pour se perfectionner et se préparer à la carrière des armes: M. de Tracy y devint un gentilhomme accompli; il excella dans tout ce qu'on y apprenait. Personne ne maniait mieux un cheval, ne faisait plus habilement des armes, ne nageait plus intrépidement, ne tirait le fusil avec plus de justesse, ne lançait la paume avec plus de dextérité, ne dansait avec autant de grâce. Le philosophe futur inventa même une contredanse qui porte

encore son nom.

Après avoir achevé son éducation, M. de Tracy entra parmi les mousquetaires de la maison du roi. Il fut bientôt pourvu d'une compagnie dans le régiment Dauphin-cavalerie, et à l'âge de vingt-deux ans il devint colonel en second du régiment Royal-cavalerie. Chaque année, il partageait son temps entre sa garnison, sa mère et ses grands parents, qui vivaient encore et habitaient le château de Paray-le-Frésil, dans le Bourbonnais. Son grand-père avait servi dans les armées de

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