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ceux de son parti se sentirent des ressources pour long-temps.

Comme le sénat avoit approuvé tous les actes de César sans restriction, et que l'exécution en fut donnée aux consuls, Antoine, qui l'étoit, se saisit du livre des raisons de César, gagna son secrétaire, et y fit écrire tout ce qu'il voulut: de manière que le dictateur régnoit plus impérieusement que pendant sa vie; car, ce qu'il n'auroit jamais fait, Antoine le faisoit; l'argent qu'il n'auroit jamais donné, Antoine le donnoit; et tout homme qui avoit de mauvaises intentions contre la république trouvoit soudain une récompense dans les livres de César.

Par un nouveau malheur, César avoit amassé pour son expédition des sommes immenses, qu'il avoit mises dans le temple d'Ops: Antoine, avec son livre, en disposa à sa fantaisie.

Les conjurés avoient d'abord résolu de jeter le corps de Gésar dans le Tibre (1): ils n'y auroient trouvé nul obstacle; car, dans ces moments d'étonnement qui suivent une action inopinée, il est facile de faire tout ce qu'on peut oser. Cela ne fut point exécuté; et voici ce qui en arriva :

Le sénat se crut obligé de permettre qu'on fit les obsèques de César; et effectivement, dès qu'il ne

(1) Cela n'auroit pas été sans exemple : après que Tiberius Gracehus eut été tué, Lucretius, Édile, qui fut depuis appelé Vespillo, jeta son corps dans le Tibre. (Aurelius Victor, de Vir. illust., Cap. LXIV.)

l'avoit pas déclaré tyran, il ne pouvoit lui refuser la sépulture. Or, c'étoit une coutume des Romains, si vantée par Polybe, de porter dans les funérailles les images des ancêtres, et de faire ensuite l'oraison funèbre du défunt. Antoine, qui la fit, montra au peuple la robe ensanglantée de César, lui lut son testament, où il lui faisoit de grandes largesses, et l'agita au point qu'il mit le feu aux maisons des conjurés.

Nous avons un aveu de Cicéron, qui gouverna le sénat dans toute cette affaire (1), qu'il auroit mieux valu agir avec vigueur, et s'exposer à périr; et que même on n'auroit point péri: mais il se disculpe sur ce que, quand le sénat fut assemblé, il n'étoit plus temps. Et ceux qui savent le prix d'un moment, dans des affaires où le peuple a tant de part, n'en seront pas étonnés.

Voici un autre accident: pendant qu'on faisoit des jeux en l'honneur de César, une comète à longue chevelure parut pendant sept jours: le peuple crut que son âme avoit été reçue dans le ciel.

C'étoit bien une coutume des peuples de Grèce et d'Asie de bâtir des temples aux rois, et même aux proconsuls qui les avoient gouvernés (2) on leur laissoit faire ces choses comme le témoignage le plus fort qu'ils pussent donner de leur servitude: les

Livre XIV,

Lettre x.

(1) Lettres à Atticus,
(2) Voyez là-dessus les Lettres de Cicéron à Atticus,
de M. l'abbé de Mongaut.

Livre v

2

et la

remarque

Romains mêmes pouvoient, dans des laraires, ou des temples particuliers, rendre des honneurs divins à leurs ancêtres ; mais je ne vois pas que, depuis Romulus jusqu'à César, aucun Romain ait été mis au nombre des divinités publiques. (1)

Le gouvernement de la Macédoine étoit échu à Antoine; il voulut, au lieu de celui-là, avoir celui des Gaules on voit bien par quel motif. Décimus Brutus, qui avoit la Gaule cisalpine, ayant refusé de la lui remettre, il voulut l'en chasser : cela duisit une guerre civile, dans laquelle le sénat déclara Antoine ennemi de la patrie.

pro

Cicéron, pour perdre Antoine, son ennemi particulier, avoit pris le mauvais parti de travailler à l'élévation d'Octave ; et, au lieu de chercher à faire oublier au peuple César, il le lui avoit remis devant les

yeux.

Octave se conduisit avec Cicéron en homme habile; il le flatta, le loua, le consulta, et employa tous ces artifices dont la vanité ne se défie jamais.

Ce qui gâte presque toutes les affaires, c'est que ordinairement ceux qui les entreprennent, outre la réussite principale, cherchent encore de certains petits succès particuliers qui flattent leur amourpropre, et les rendent contents d'eux.

Je crois que,

si Caton s'étoit réservé pour la ré

(1) Dion dit que les triumvirs, qui espéroient tous d'avoir quelque jour la place de César, firent tout ce qu'ils purent pour augmenter les honneurs qu'on lui rendait. (Liv. XLVII.)

publique, il auroit donné aux choses tout un autre tour. Cicéron, avec des parties admirables pour un second rôle, étoit incapable du premier : il avoit un beau génie, mais une âme souvent commune. L'accessoire, chez Cicéron, c'était la vertu; chez Caton, c'étoit la gloire (1) Cicéron se voyoit toujours le premier; Caton s'oublioit toujours : celui-ci vouloit sauver la république pour elle-même; celuilà, pour s'en vanter.

Je pourrois continuer le parallèle en disant que, quand Caton prévoyoit, Cicéron craignoit; que, là où Caton espéroit, Cicéron se confioit ; que le premier voyoit toujours les choses de sang-froid; l'autre, au travers de cent petites passions.

Antoine fut défait à Modène; les deux consuls Hirtius et Pansa y périrent. Le sénat, qui se crut au-dessus de ses affaires, songea à abaisser Octave, qui de son côté cessa d'agir contre Antoine, mena son armée à Rome, et se fit déclarer consul.

Voilà comment Cicéron, qui se vantoit que sa robe avoit détruit les armées d'Antoine, donna à la république un ennemi plus dangereux, parce que son nom étoit plus cher, et ses droits, en apparence, plus légitimes. (2)

Antoine, défait, s'étoit réfugié dans la Gaule

(1) Esse quam videri bonus malebat : itaque, quo minus gloriam petebat, eo magis illam assequebatur. (Salluste, de bello Catil., Chapitre LIV.)

(2) Il étoit héritier de César, et son fils par adoption.

transalpine, où il avoit été reçu par Lépidus. Ces deux hommes s'unirent avec Octave, et ils se donnèrent l'un à l'autre la vie de leurs amis et de leurs ennemis (1). Lépide resta à Rome : les deux autres allèrent chercher Brutus et Cassius, et ils les trouvèrent dans ces lieux où l'on combattit trois fois pour l'empire du monde.

Brutus et Cassius se tuèrent avec une précipita tion qui n'est pas excusable; et l'on ne peut lire cet endroit de leur vie sans avoir pitié de la république, qui fut ainsi abandonnée. Caton s'étoit donné la mort à la fin de la tragédie; ceux-ci la commencèrent en quelque façon par leur mort.

On peut donner plusieurs causes de cette coutume si générale des Romains de se donner la mort : le progrès de la secte stoïque, qui y encourageoit ; l'établissement des triomphes et de l'esclavage, qui firent penser à plusieurs grands hommes qu'il ne falloit pas survivre à une défaite; l'avantage que les accusés avoient de se donner la mort plutôt que de subir un jugement par lequel leur mémoire devoit être flétrie, et leurs biens confisqués (2); une espèce de point d'honneur, peut-être plus raisonnable que celui qui nous porte aujourd'hui à égorger notre

(1) Leur cruauté fut si insensée, qu'ils ordonnèrent que chacun eût à se réjouir des proscriptions, sous peine de la vie. (Voyez Dion.)

(2) Eorum qui de se statuebant humabantur corpora, manebant testamenta, pretium festinandi. (Tacite, Annales, Livre vi, Chapitre xxix.)

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