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ami pour un geste ou pour une parole; enfin une grande commodité pour l'héroïsme, chacun faisant finir la pièce qu'il jouoit dans le monde à l'endroit où il vouloit. (1)

On pourroit ajouter une grande facilité dans l'exécution: l'âme, tout occupée de l'action qu'elle va faire, du motif qui la détermine, du péril qu'elle va éviter, ne voit point proprement la mort, parce que la passion fait sentir, et jamais voir.

L'amour-propre, l'amour de notre conservation, se transforme en tant de manières, et agit par des principes si contraires, qu'il nous porte à sacrifier notre être pour l'amour de notre être ; et, tel est le cas que nous faisons de nous-mêmes, que nous consentons à cesser de vivre par un instinct naturel et obscur qui fait que nous nous aimons plus que notre vie même.

Il est certain que les hommes sont devenus moins libres, moins courageux, moins portés aux grandes entreprises, qu'ils n'étoient, lorsque, par cette puissance qu'on prenoit sur soi-même, on pouvoit à tous les instans échapper à toute autre puissance.

(1) Si Charles Ier, si Jacques II, avoient vécu dans une religion qui leur eût permis de se tuer, ils n'auroient pas eu à soutenir l'un une telle mort, l'autre une telle vie.

CHAPITRE XIII.

Auguste.

SEXTUS POMPÉE tenoit la Sicile et la Sardaigne; il étoit maître de la mer, et il avoit avec lui une infinité de fugitifs et de proscrits qui combattoient pour leurs dernières espérances. Octave lui fit deux guerres très-laborieuses; et, après bien des mauvais succès, il le vainquit par l'habileté d'Agrippa.

des

Les conjurés avoient presque tous fini malheureusement leur vie (1); et il étoit bien naturel que gens qui étoient à la tête d'un parti abattu tant de fois, dans des guerres où l'on ne se faisoit aucun quartier, eussent péri de mort violente. De là cependant on tira la conséquence d'une vengeance céleste qui punissoit les meurtriers de César, etproscrivoit leur cause.

Octave gagna les soldats de Lépidus, et le dépouilla de la puissance du triumvirat; il lui envia même la consolation de mener une vie obscure, et le força de se trouver, comme homme privé, dans les assemblées du peuple.

On est bien aise de voir l'humiliation de ce

(1) De nos jours, presque tous ceux qui jugèrent Charles Ier eurent une fin tragique. C'est qu'il n'est guère possible de faire des actions pareilles, sans avoir de tous côtés de mortels ennemis, et par conséquent sans courir une infinité de périls.

Lépidus. C'étoit le plus méchant citoyen qui fût dans la république, toujours le premier à commencer les troubles, formant sans cesse des projets funestes, où il étoit obligé d'associer de plus habiles gens que lui. Un auteur moderne s'est plu à en faire l'éloge (1), et cite Antoine, qui, dans une de ses lettres, lui donne la qualité d'honnête homme : mais un honnête homme pour Antoine ne devoit guère l'être pour les autres.

Je crois qu'Octave est le seul de tous les capitaines romains qui ait gagné l'affection des soldats en leur donnant sans cesse des marques d'une lâcheté naturelle. Dans ces temps-là les soldats faisoient plus de cas de la libéralité de leur genéral que de son courage. Peut-être même que ce fut un bonheur pour lui de n'avoir point eu cette valeur qui peut donner l'empire, et que cela même l'y porta on le craignit moins. Il n'est pas impossible que les choses qui le déshonorèrent le plus aient été celles qui le servirent le mieux. S'il avoit d'abord montré une grande âme, tout le monde se seroit méfié de lui; et s'il eût eu de la hardiesse, il n'auroit pas donné à Antoine le temps de faire toutes les extravagances qui le perdirent.

Antoine, se préparant contre Octave, jura à ses soldats que deux mois après sa victoire il rétabliroit la république : ce qui fait bien voir que les soldats mêmes étoient jaloux de la liberté de leur patrie,

(1) L'abbé de Saint-Réal.

quoiqu'ils la détruisissent sans cesse, n'y ayant rien de si aveugle qu'une armée.

La bataille d'Actium se donna: Cléopâtre fuit, et entraîna Antoine avec elle. Il est certain que dans la suite elle le trahit (1). Peut-être que, par cet esprit de coquetterie inconcevable des femmes, elle avoit formé le dessein de mettre encore à ses pieds un troisième maître du monde.

Une femme à qui Antoine avoit sacrifié le monde entier le trahit tant de capitaines et tant de rois qu'il avoit agrandis ou faits, lui manquèrent: et, comme si la générosité avoit été liée à la servitude une troupe de gladiateurs lui conserva une fidélité héroïque. Comblez un homme de bienfaits, la première idée que vous lui inspirez, c'est de chercher les moyens de les conserver; ce sont de nouveaux intérêts que vous lui donnez à défendre.

Ce qu'il y a de surprenant dans ces guerres, c'est qu'une bataille décidoit presque toujours l'affaire, et qu'une défaite ne se réparoit pas.

Les soldats romains n'avoient point proprement d'esprit de parti; ils ne combattoient point pour une certaine chose, mais pour une certaine personne; ils ne connoissoient que leur chef, qui les engageoit par des espérances immenses : mais le chef battu n'étant plus en état de remplir ses promesses, ils se tournoient d'un autre côté. Les provinces n'entroient point non plus sincèrement dans

(1) Voyez Dion, Livre II.

la querelle, car il leur importoit fort peu qui eût le dessus du sénat ou du peuple. Ainsi, sitôt qu'un des chefs étoit battu, elles se donnoient à l'autre (1); car il falloit que chaque ville songeât à se justifier devant le vainqueur, qui, ayant des promesses immenses à tenir aux soldats, devoit leur sacrifier les pays les plus coupables.

Nous avons eu en France deux sortes de guerres civiles : les unes avoient pour prétexte la religion; et elles ont duré, parce que le motif subsistoit après la victoire : les autres n'avoient pas proprement de motif, mais étoient excitées par la légèreté ou l'ambition de quelques grands, et elles étoient d'abord étouffées. Auguste (c'est le nom que la flatterie donna à Octave) établit l'ordre, c'est-à-dire une servitude durable car dans un état libre où l'on vient d'usurper la souveraineté, on appelle règle tout ce qui peut fonder l'autorité sans bornes d'un seul; et on nomme trouble, dissension, mauvais gouvernement, tout ce qui peut maintenir l'honnête liberté des sujets.

Tous les gens qui avoient eu des projets ambitieux avoient travaillé à mettre une espèce d'anarchie dans la république. Pompée, Crassus et César, y réussirent à merveille. Ils établirent une impunité de tous les crimes publics; tout ce qui pouvoit

(1) Il n'y avoit point de garnisons dans les villes pour les contenir; et les Romains n'avoient eu besoin d'assurer leur empire que par des armées ou des colonies.

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