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gique par excellence, et son origine indépendante lui avait été pardonnée. Maintenant, elle gênait, elle impatientait le nouvel esprit de liberté.

Déjà, on s'en souvient encore, l'allemand Agricola, l'italien Valla, avaient harcelé de leurs critiques la vieille idole. L'espagnol Vivès, au commencement du xvIe siècle, recommence l'attaque avec des ménagements de circonstance, qui n'excluent pas la vigueur. Dans son traité : Des causes de la corruption des arts (1), il reproche à Aristote, dont il admire singulièrement, dit-il, le génie, le talent, la perspicacité, le jugement profond, d'avoir sciemment obscurci toutes les vérités sur lesquelles il pouvait répandre tant de lumières, de s'être contredit d'une manière sensible, et surtout d'avoir fait éclore cette routine de la dialectique parisienne qui défie et maudit toute méthode opposée. « Aujourd'hui, s'écrie-t-il, on est hérétique, quand on ne pense pas comme l'école. J'en ai acquis l'expérience à Paris. »

Nous retrouverions plus tard, dans Montaigne, l'écho des attaques de Vivès: la philosophie de ce temps, dira l'auteur des Essais, est « jusques aux gents d'entendement, un nom vain et fantastique,

(1) In proœmio.

qui se trouve de nul usage et de nul prix, par opinion et par effet. Je crois, ajoutera-t-il, que ces ergotismes en sont cause, qui ont saisi ses avenues.... la plus expresse marque de la sagesse, c'est une esjouissance constante; son état est, comme des choses au-dessus de la lune, toujours serein: c'est Baroco et Baralipton qui rendent leurs suppôts ainsi crottez et enfumez; ce n'est pas elle. Ils ne la connaissent que par ouy dire (1). »

Nous entendrions aussi le cynique et pénétrant Rabelais se moquer du pédantisme des études; tympaniser dans ses épigrammes bouffonnes les Universités de Poitiers, de Bordeaux, de Toulouse, de Montpellier, de Valence, d'Angers, de Bourges, d'Orléans, avec leurs écoliers désœuvrés, gourmands, joueurs, duellistes, buveurs, batailleurs, et parodier le langage barbare des écoliers de Paris, en introduisant un Limousin qui vante l'alme inclyte et célèbre Académye que l'on vocite Lutèce (2).

Cependant, Vivès avait eu beau médire respectueusement d'Aristote, et, plus brave contre ses dis

(1) Essais, t. I, p. 166.

(2) Pantagruel, ch. V.

ciples, les accuser de travestir leur maître, de le plier à leurs systèmes, de lui faire un nez de cire, suivant un proverbe connu. Aristote n'en régnait pas moins dans les écoles. Il fallait, pour ébranler sa domination, un homme d'une volonté forte, d'une résolution poussée jusqu'à l'imprudence, jusqu'à l'oubli de soi-même, qui fondât une doctrine pour détruire, en attendant qu'une doctrine plus puissante s'élevât pour édifier (1).

Tel fut Pierre de la Ramée, plus connu sous le nom latin de Ramus.

Né avec le siècle, élevé par charité, admis comme domestique d'un écolier au collége de Navarre, étudiant sans relâche la nuit, après son service du jour, Ramus montra de bonne heure son ardeur pour le travail et son dégoût pour l'aridité de l'enseignement scolastique. Il tomba sur un livre de Xénophon, sur les dialogues du divin Platon, et il lui sembla que les questions en ergò, comme il s'exprime (2), ne valaient pas la méthode socratique. Il conçut dès lors pour Aristote, non pas

(1) V. notre Mémoire sur l'Enseignement public en France au XVIe siècle. Versailles, 1837. — V. aussi Niceron, t. XIII, p. 259. Nancel, Vita Rami. Banosius, Vita Rami. Thomas Freigius, Vita Rami. - Brucker etc., etc.

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(2) Remontrance au Conseil privé, en 1567.

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seulement de l'aversion, mais une haine aveugle,

et, quand il se prépara à prendre le titre de maître ès-arts, en 1536, il choisit pour sujet cette thèse nette et hardie jusqu'à l'insolence : que les ouvrages d'Aristote ne sont qu'un tissu d'erreurs ou de mensonges.

C'était renouveler, après treize siècles, la véhémente indignation de Tertullien contre l'école péripatéticienne; mais, lorsque Tertullien s'écriait : Misérable Aristote (1)! il insultait la dialectique comme complice de l'hérésie, tandis que Ramus lui portait un défi, en invoquant la liberté de l'esprit humain.

Le siècle, ami des discussions subtiles et des tours de force de la parole, applaudit d'abord à cette escrime qu'il ne croyait pas sérieuse; mais la tolérance se changea en colère, dès que Ramus, sincère dans ses rudes attaques, eut montré qu'il n'était pas un lutteur, mais un ennemi armé.

Il lança dans le public deux ouvrages d'une haute importance pour le temps, une logique nouvelle, dialectiæ institutiones (2), et un com

(1) De præscript. hæret., cap. VII.

(2) C'est le titre définitif, celui de la seconde édition. La première, qui avait paru peu de temps auparavant, portait le titre de Dialecticæ partitiones. - V. Ch. Waddington, Vie de Ramus, p. 48.

mentaire de la logique d'Aristote, Aristotelicæ animadversiones, prétendant tout à la fois abolir un code suranné et y substituer une loi vivante. Toute l'école, qui ne jurait que par Aristote, poussa un long cri de fureur. D'abord, ce ne fut qu'une guerre d'écrits; mais bientôt les adversaires de Ramus, et surtout un Espagnol nommé Antonio de Govéa, le peignirent comme un séditieux et un impie. L'Université s'émut; le parlement informa. François Ier évoqua l'affaire, et en confia le jugement à cinq arbitres, dont deux furent choisis par Govéa, deux par Ramus, et le cinquième par le roi lui-même.

L'intervention du roi dans un procès où il s'agissait de savoir si la logique d'Aristote, sans la définition et la division, pouvait être complète, transformait une querelle littéraire et pédagogique en une affaire d'Etat. Galland (1), ennemi personnel de Ramus, et qui le qualifie de parricide, pour avoir attaqué Aristote, prétend que François Ier voulut envoyer le réformateur aux galères, avant le jugement des arbitres (2). Omer Talon, l'ami

(1) Disc. pour l'Univ. de Paris, contre Ramus et sa nouvelle Académie.

(2) Vila Petri Castellani.

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