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couru, et avait été accueilli avec plaisir par tous les esprits raisonnables, que le gouvernement français était intervenu pour amener une solution qui garantirait l'avenir de l'entreprise, tout en reconnaissant les droits de la Porte. On disait et l'on dit encore, malgré les dénégations de M. de Lesseps, qu'à la suite des conclusions formulées par M. Émile Ollivier dans un rapport qui lui aurait été demandé par M. de Morny, le gouvernement français se serait nettement prononcé pour l'abolition des corvées; que de plus, il adhérait à la rétrocession des terrains concédés à la Compagnie, à la condition d'une indemnité préalable qui serait réglée par une commission ad hoc. Enfin le dernier délai assigné à M. de Lesseps pour la suspension des travaux devait, disait-on, être retardé jusqu'au 1er avril prochain. On ajoutait que dans ces conditions le gouvernement français avait la certitude d'obtenir pour la Compagnie l'autorisation officielle et explicite de la Porte. Du reste, cette rectification officielle de la Porte est évidemment une condition première d'existence pour la compagnie.

Mais M. de Lesseps, dans une lettre adressée aux journaux, a cru devoir déclarer que tous ces bruits étaient de la plus complète inexactitude. Il affirme que la compagnie continuera de résister énergiquement à toute tentative de spoliation, et il ajoute qu'elle serait d'ailleurs puissamment protégée dans le cas où ses droits seraient injustement lésés. Je ne sais si ces grands mots ranimeront le courage et la confiance des actionnaires; mais il est vraiment pénible de les voir employer à l'égard du gouvernement égyption dont la bienveillance et la générosité constantes ne sauraient être contestées. C'est précisément la générosité et la bienveillance, excessives peutêtre, de Saïd-Pacha, qui mettent aujourd'hui son successeur, tout honnête homme qu'il est, dans une fausse position. Placé entre son obéissance à l'égard de son suzerain, ses devoirs envers son peuple, son intérêt personnel puisqu'il était le plus gros actionnaire de la compagnie, et son respect pour la volonté de son prédécesseur, le vice-roi actuel peut être à plaindre, mais il ne saurait être à blâmer, et il ne devait certes pas s'attendre à voir accueillir par des menaces d'une intervention violente et par des accusations de spoliation des propositions qu'il ne dépend pas de lui de rendre plus acceptables.

En somme, de quoi s'agit-il, quand on dépouille l'affaire de toute la fausse pompe dont on l'a entourée? De mettre fin en Égypte à l'esclavage déguisé, en donnant aux malheureux fellahs une modique rémunération pour leur travail, et de reprendre à la compagnie, moyennant indemnité, des terrains concédés, un peu à la légère, par Saïd-Pacha, et dont la Porte exige aujourd'hui impérieusement

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la rétrocession dans l'intérêt de ses peuples. La première de ces questions celle de l'abolition de la corvée n'admet pas deux solutions, si ce n'est pour ceux que leur intérêt aveugle; la seconde celle de la cession des terrains se présente journellement en France, et personne, que je sache, n'y voit une spoliation. Cela s'appelle expropriation, moyennant indemnité, pour cause d'utilité publique. Réduite à ses justes proportions, il est possible que l'affaire du percement de l'Isthme de Suez ne soit pas une bonne spéculation industrielle; mais, au bout du compte, l'honneur de la France ne serait pas compromis parce que les actionnaires de la compagnie Lesseps n'auraient pas d'aussi beaux dividendes qu'ils l'avaient pensé. Espérons donc qu'on cessera de faire appel au chauvinisme dans une question où le patriotisme n'a rien à voir.

Dans les circonstances difficiles où il se trouve, M. de Lesseps a cru devoir agir d'après ses seules lumières, et n'a point convoqué ses actionnaires avant le 1er mars, époque habituelle de l'assemblée générale; mais il a voulu expliquer son affaire au public d'une façon moins solennelle. Deux séances (dans la salle des Entretiens et Lectures, rue de la Paix) ont été consacrées par lui à un entretien familier au sujet du canal de Suez. M. de Lesseps n'est point un orateur - il n'était point nécessaire qu'il le fût pour un entretien qui s'annonçait comme devant être familier, et malheureusement il n'a pas même l'expression facile et nette qui rend une causerie attrayante et instructive; je croirais donc volontiers que son auditoire n'a pas acquis de nouvelles lumières sur le sujet qu'il lui a exposé. Un discours préparé - préparé au point de vue familier, si l'on veut - eût mieux valu, et, en pareil cas, on est tenté de rappeler ce mot du Régent à un courtisan qui l'invitait à un mauvais dîner pour le lendemain, sans façon : « Remettons cela à huit jours, et mettez-y des façons. » Le public est bon prince et permet volontiers la familiarité, mais il ne faut pas trop s'y fier; la familiarité qu'il aime, c'est tou→ jours, en somme, celle qui consiste à « l'appeler tout bonnement Monseigneur. »

Le prince Napoléon était présent à la seconde séance, commentaire vivant de la phrase que j'ai citée : « La compagnie sera puissamment protégée si ses droits sont lésés. » Mais, malgré tout, l'accueil a été froid. Ceux qui connaissaient l'affaire n'ont rien appris de neuf, ceux pour qui elle était nouvelle n'ont dû y rien comprendre. M. de Lesseps n'a touché que fort légèrement aux questions qu'on aurait le mieux aimé lui voir traiter : il n'a pas expliqué les raisons qui l'ont décidé à faire appel aux capitaux avant d'avoir l'autorisation

de la Porte; il n'a consacré que deux ou trois phrases aux millions dépensés et à dépenser, et n'a pas dit un seul mot des conditions actuelles de la corvée. En revanche, il a parlé longuement des origines du canal. I a même cité à ce propos Hérodote et Strabon. Mais son principal soin a été de faire ressortir l'hostilité persistante du gouvernement anglais, et, à vrai dire, son discours n'a été qu'un long réquisitoire. Je ne sais ce qui en est de cette hostilité, ni par quels actes elle s'est manifestée auprès du sultan; mais il est certain que M. de Lesseps n'en a donné d'autres preuves que des lettres écrites par lui-même à divers personnages, où il dénonçait le mauvais vouloir des agents anglais. Son argumentation revenait à ceci : Cette hostilité existe, et la preuve, c'est que j'ai toujours dit qu'elle existait.

Du reste, M. de Lesseps a pris soin de séparer dans ses récriminations le peuple anglais de son gouvernement, et c'était vraiment justice. La partie de son discours qui a semblé le plus intéresser son auditoire a été celle où il a expliqué l'admirable publicité de l'Angleterre, qui lui a permis de faire connaître son affaire dans les principales villes de ce pays, et cela dans l'espace de quelques semaines. Il écrivait au maire de la ville où il désirait parler : tout de suite on mettait un local à sa disposition, à Liverpool on lui donna la Bourse. La municipalité, désireuse d'amuser et d'instruire la population, faisait les frais des convocations et des affiches; M. de Lesseps choisissait pour présider le meeting un personnage influent, pour secrétaire un personnage actif, et tout le monde acceptait; les journalistes reproduisaient son discours, et le soir même lui apportaient ces comptes rendus, qui lui servaient d'affiches et de programmes pour sa prochaine étape, le tout sans rémunération. Ce pauvre public de la rue de la Paix, qui se rappelait avec quelles peines il avait obtenu de se réunir et à quelles conditions, faisait, en écoutant tout cela, de tristes retours sur lui-même.

Mais, a ajouté M. de Lesseps, partout où je convoquais une réunion en Angleterre, on me donnait le même conseil. « Gardez-vous, me disait-on, de faire intervenir des intérêts généraux dans cette affaire, et parlez comme si vous défendiez simplement votre intérêt personnel. » M. de Lesseps a tiré de ce fait une singulière conclusion qu'il a developpée assez longuement. Il prétend qu'en France, quand on parle de son intérêt personnel, « on se fait jeter des pommes, » mais que l'inverse a lieu en Angleterre. Lorsqu'un individu est lésé en Angleterre, chacun se dit qu'il pourrait lui en arriver autant à lui-même, et alors l'égoïsme étant le fond du caractère national anglais tout le monde prend parti pour l'homme lésé. Cette argumentation m'a paru singulière, et je me suis dit que cet égoïsme-là,

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si égoïsme il y a, serait bien bon à importer chez nous; car il ressemble furieusement à ce que l'on nomme esprit public quand on est de bonne humeur.

En ce qui touche l'affaire du canal de Suez, je crois en outre que le conseil de ces Anglais à l'esprit étroit était excellent à suivre dès le début de l'affaire. Si, au lieu d'éveiller par des fanfares bruyantes les susceptibilités hostiles, au lieu de parler toujours et même de menacer parfois au nom de la France, on se fût annoncé comme une compagnie industrielle poursuivant une œuvre d'utilité publique dans laquelle elle devait trouver à satisfaire ses intérêts personnels; si, en un mot, on eût présenté l'entreprise à l'Europe comme on la présentait aux actionnaires, c'est-à-dire comme une affaire simplement honnête et lucrative, on eût récolté moins de célébrité peutêtre, mais, à coup sûr, on eût rencontré moins de méfiances. La première lettre de M. de Lesseps à l'ambassadeur anglais à Constantinople pour lui annoncer l'affaire du Canal est presque un manifeste au nom de la France.

Le bruit s'achète parfois aux dépens d'un succès solide et durable, et le choix d'Achille se représente en ce monde pour bien des gens. On est souvent libre de choisir :

Ou beaucoup d'ans sans gloire,

Ou peu de jours suivis d'une longue mémoire.

J'espère de tout mon cœur que la Compagnie de Suez n'est pas destinée à ne vivre que peu de jours, mais je suis disposé à croire, d'après ses propres aveux, que le président a couru le risque qu'il en fût ainsi, en voulant assurer à son rôle personnel une trop longue mémoire.

H. DE LAGARDIE.

Parmi les ouvrages nouveaux, nous devons signaler: Un Philosophe en voyage, par M. Antonin Barthélemy. C'est un début littéraire qui promet un écrivain et un observateur judicieux. La Revue reviendra sur cette publication.

E. Y.

CHRONIQUE POLITIQUE

8 février 1864.

Trois événements d'une importance considérable viennent d'émouvoir l'attention publique la discussion de l'Adresse au corps législatif, le discours de l'Empereur en réponse à l'Adresse, et l'explosion de la guerre, que l'Autriche et la Prusse ont brusquement entamée contre le Danemark. Au train dont vont les choses, on n'a pas le temps de respirer. Dans l'instant même où l'Empereur répondait à l'Adresse du corps législatif, la Bourse était agitée par des nouvelles particulières, confirmées le soir même, qui annonçaient l'ouverture des hostilités dans le Schleswig et l'échange des premiers coups de feu. C'est comme une fatalité. Nous sommes ballottés sans cesse, depuis quelques années, de nos affaires intérieures aux affaires étrangères, et vice versa, avec des alternances dont la brièveté et la régularité vont croissant. Le rideau tombe à peine sur un acte de notre vie politique, qu'il se relève sur un autre acte, lequel ressemble d'autant moins au précédent qu'il le suit de plus près. Dans le drame que joue notre époque l'intérêt languit peu, et la variété ne fait point défaut.

Le conflit dano-allemand avait occupé, au mois de décembre, l'intervalle laissé libre entre les deux grandes discussions du corps législatif sur la vérification des pouvoirs et sur l'Adresse; puis il avait paru se calmer tout à point, au moment où la discussion de l'Adresse a commencé. Il a semblé comme suspendu pendant tout le temps que cette grande et solennelle discussion a duré. Enfin, comme s'il avait attendu avec impatience l'achèvement de ces débats pour leur succéder dans l'émotion publique, à peine la discussion de l'Adresse terminée, avant même que l'Empereur ne l'eût close par le discours qui en est, pour ainsi dire, le point final, il éclate brusquement, de sorte que l'utile loisir qui était nécessaire au pays pour mûrir les impressions que les discussions du corps législatif lui ont apportées coup sur coup, pour se recueillir et tirer de tant d'éloquents

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