Images de page
PDF
ePub

LE

CADENAT. *

E triomphais; l'amour était le maître,

[ocr errors]

Et je touchais à ces momens trop courts
De mon bonheur & du vôtre peut-être ;
Mais un tyran veut troubler nos beaux jours;
C'est votre époux. Geolier fexagénaire,
Il a fermé le libre fanctuaire

De vos apas; & trompant nos défirs,
Il tient la clef du féjour des plaisirs.
Pour éclaircir ce douloureux mystère,
D'un peu plus haut reprenons cette affaire.
Vous connaiffez la déeffe Cérès.

Or, en fon tems Cérès eut une fille,
Semblable à vous, à vos fcrupules près,
Brune, piquante, honneur de fa famille,
Tendre furtout, & menant à fa cour
L'aveugle enfant que l'on appelle Amour.

*Cette pièce eft fort ancienne. L'auteur n'avait que 18. ans quand il la fit,

Un

au fujet d'une dame, qui était en effet dans le cas dont il eft ici queftion.

Un autre aveugle, hélas! bien moins aimable.
Le trifte hymen la traita comme vous.

Le vieux Pluton, riche autant qu'haïffable,
Dans les enfers fut fon indigne époux:
Il était dieu, mais avare & jaloux;
Il fut cocu; car c'était la justice.
Pyrrithous, fon fortuné rival,

Beau, jeune, adroit, complaifant, libéral
Au dieu Pluton donna le bénéfice
De cocuage. Or ne demandez pas,
Comment un homme avant fa dernière heure
Put pénétrer dans la fombre demeure.
Cet homme aimait, l'amour guida fes pas:
Mais aux enfers, comme aux lieux où vous êtes,
Voyez qu'il eft peu d'intrigues fecrètes!
De fa chaudière, un traître d'efpion
Vit le grand cas, & dit tout à Pluton;
Il ajouta, que même à la fourdine
Plus d'un damné feftoyait Proferpine.
Le dieu cornu, dans fon noir tribunal,
Fit convoquer fon fénat infernal ;
Il affembla les déteftables ames

De tous fes faints dévolus aux enfers

Qui dès longtems en cocuage experts,

Pendant leur vie ont tourmenté leurs femmes. Un Florentin lui dit: Frère & feigneur,

Pour

Pour détourner la maligne influence
Dont votre alteffe a fait l'expérience,

Tuer fa dame eft toujours le meilleur.
Mais, las, feigneur! la vôtre eft immortelle.
Je voudrais donc, pour votre fûreté,
Qu'un cadenat de ftructure nouvelle,
Fût le garant de fa fidélité:

A la vertu par la force affervie,
Lors vos plaifirs borneront fon envie :
Plus ne fera d'amant favorifé.

Et plût aux dieux que quand j'étais en vie
D'un tel fecret je me fuffe avisé!

A ce difcours les damnés applaudirent,
Et fur l'airain les Parques l'écrivirent.
En un moment, feux, enclumes, fourneaux
Sont préparés aux gouffres infernaux.
Tifiphoné, de ces lieux ferrurière,

Au cadenat met la main la première :
Elle l'achève, & des mains de Pluton
Proferpina reçut ce trifte don.

On m'a conté, qu'effayant fon ouvrage,
Le cruel dieu fut ému de pitié,
Qu'avec tendreffe il dit à fa moitié,
Que je vous plains! Vous allez être fage.
Or, ce fecret aux enfers inventé
Chez les humains tôt après fut porté ;

[ocr errors]

Et depuis ce, dans Venife & dans Rome,
Il n'est pédant, bourgeois, ni gentilhomme,
Qui pour garder l'honneur de fa maison
De cadenats n'ait fa provision.

Là, tout jaloux, fans craindre qu'on le blâme,
Tient fous la clef la vertu de fa femme.
Or votre époux dans Rome a fréquenté;
Chez les méchans on fe gâte fans peine ;
Et le galant vit fort à la Romaine.

Mais fon tréfor eft il en fûreté ?

A fes projets l'Amour fera funeste ;
Ce dieu charmant fera notre vengeur;

Car vous m'aimez ; & quand on a le cœur
De femme honnête, on a bientôt le refte.

AUX MANES

DE M. DE GENONVILLE, »

CONSEILLER AU PARLEMENT,

ET INTIME AMI DE L'AUTEUR.

Toi, que le ciel jaloux ravit dans fon printems;

Toi, de qui je conferve un fouvenir fidelle,
Vainqueur de la mort & du tems;
Toi dont la perte, après dix ans,
M'eft encor affreufe & nouvelle ;

Si tout n'est pas détruit,fi fur les fombres bords
Ce foufle fi caché, cette faible étincelle,
Cet efprit, le moteur & l'efclave du corps,
Ce je ne fais quel fens qu'on nomme'ame immortelle,
Refte inconnu de nous, eft vivant chez les morts;
S'il eft vrai que tu fois, & fi tu peux m'entendre,
O! mon cher Genonville, avec plaifir reçoi
Ces vers & ces foupirs que je donne à ta cendre,
Monument d'un amour immortel comme toi.
Il te fouvient du tems où l'aimable Egerie,

Dans les beaux jours de notre vie,
Ecoutait nos chansons, partageait nos ardeurs.
Nous nous aimions tous trois. La raison, la folie,

L'amour,

* Cette piéce eft de 1729. Il n'y avait pas tout-à-fait dix

ans que Mr. de Genonville était mort.

« PrécédentContinuer »