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tourner à la maifon, lorfque deux bandits vigoureux me jettèrent par terre, me violèrent, & m'emmenèrent dans une maison à dix milles de Londres. (La tante & les voifins pleurèrent à ce récit). Ah! ma chère enfant, n'est-ce pas chez cette infame Madame Web, que ces brigands vous ont menée ? car c'est juste à dix milles d'ici qu'elle demeure.-Oui,ma tante, chez Madame Web.Dans cette grande maifon à droite? — Justement, ma tante. Les voifines dépeignirent alors Madame Web, & la jeune Canning convint que cette femme étoit faite précisément comme elles le difoient. L'une d'elles apprend à Mifs Canning qu'on joue toute la nuit chez cette femme, & que c'eft un vrai coupe-gorge, où tous les jeunesgens vont perdre leur argent.-Ah! un vrai coupegorge, répondit Elifabeth Canning.-On y fait bien pis, dit une autre voifine; les deux brigands, qui font coufins de Madame Web, vont fur les grands chemins prendre toutes les petites filles qu'ils rencontrent, & les font jeûner au pain & à l'eau, jufqu'à ce qu'elles foient réfolues de s'abandonner aux joueurs qui fe tiennent dans la maifon.-Hélas! ne t'a-t-on pas mise au pain & à l'eau, ma chère nièce? Oui, ma tante. On lui demande fi ces deux brigands n'ont point abufé d'elle, & fi on ne l'a point proftituée? Elle répond qu'elle s'est défendue; qu'on l'a accablée de coups, que fa vie a été en péril. Alors la tante & les voifines recommencèrent à crier & à pleurer, On mena auffi-tôt la petite Canning chez un Monfieur Adamfon, protecteur de la famille depuis longtemps. C'étoit un homme de bien, qui avoit un grand crédit dans fa paroiffe: il monte à cheval avec un de fes amis auffi zèlé que lui; ils vont reconnoître la maifon de Madame Web; ils ne doutent pas en la voyant, que la petite n'y ait été renfermée; ils jugent même, en appercevant une petite grange où il y a du foin, que c'eft dans cette grange qu'on a tenu Elifabeth en prison. La pitié

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du bon Adamfon en augmente; il fait convenir Elifabeth, à fon retour, que c'est là qu'elle a été retenue; il anime tout le quartier; on fait une foufcription pour la jeune demoiselle fi cruellement traitée. A mefure que la jeune Canning reprend fon embonpoint & fa beauté, tous les efprits s'échauffent pour elle. M. Adamson fait préfenter au Shérif une plainte au nom de l'innocence outragée. Madame Web & tous ceux de la maison, qui étoient tranquilles dans leur campagne, font arrêtés & mis tous au cachot. M. le Shérif, pour mieux s'inftruire de la vérité du fait, commence par faire venir chez lui, amicalement, une jeune fervante de Madame Web, & l'engage, par de douces paroles, à dire tout ce qu'elle fait. La fervante, qui n'avoit jamais vu en fa vie Miss Canning, ni entendu parler d'elle, répondit d'abord ingénument, qu'elle ne favoit rien de ee qu'on lui demandoit; mais quand le Shérif lui eut dit qu'il faudroit répondre devant la Justice, & qu'elle feroit infailliblement pendue fi elle n'avouoit pas, elle dit tout ce qu'on voulut. Enfin les Jurés s'affemblèrent, & neuf perfonnes furent condamnées à la corde. Heureufement, en Angleterre, aucun procès n'eft fecret, parce que le châtiment des crimes eft destiné à être une inftruction publique aux hommes, & non pas une vengeance particulière. Tous les interrogatoires fe font à portes ouvertes, & tous les procès intéreffants font imprimés dans les Journaux. Il y a plus, on a confervé en Angleterre une ancienne loi de France, qui ne permet pas qu'aucun criminel foit exécuté à mort, fans que le procès n'ait été préfenté au Roi, & qu'il n'en ait figné l'Arrêt. Le temps de l'exécution des neuf accufés approchoit, lorfque le papier, qu'on appelle des feffions tomba entre les mains d'un philofophe rommé M. Ramfay. Il lut le procès, & le trouva abfurde d'un bout à l'autre. Cette lecture l'indigna; il fe mit à écrire une feuille, dans laquelle il pofe pour principe, que le

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premier

premier devoir des jurés eft d'avoir le fens commun. Il fit voir que Madame Web, les deux coufins, & tout le reste de la maison, étoient formés d'une autre pâte que les autres hommes, s'ils faifoient jeûner au pain & à l'eau, des petites filles, dans le deffein de les proftituer; qu'au contraire, ils devoient les bien nourrir, & les parer, pour les rendre agréables; que des marchands ne faliffent ni ne déchirent la marchandise qu'ils veulent vendre. Il fit voir que jamais Miff Canning n'avoit été dans cette maifon; qu'elle n'avoit fait que répéter ce que la bêtife de fa tante lui avoit fuggéré; que le bon-homme Adamson avoit, par excès de zèle, produit cet extravagant procès criminel; qu'enfin il en alloit coûter la vie à neuf citoyens, parce que Miff Canning étoit jolie, & qu'elle avoit menti. La fervante qui avoit avoué amicalement au Shérif, tout ce qui n'étoit pas vrai, n'avoit pu fe dédire juridiquement. Quiconque a rendu un faux témoignage par enthousiasme ou par crainte, le foutient d'ordinaire, & ment, de peur de paffer pour un menteur. C'est en vain, dir M. Ramfay, que la loi veut que deux témoins faffent pendre un accufé. Si M. le Chancelier & M. l'Archevêque de Cantorbéry dépofoient qu'ils m'ont vu affaffiner mon père & ma mère, & les manger tout entiers à mon déjeûner, en un demiquart-d'heure, il faudroit mettre à Bedlam (hôpital des fous) M. le Chancelier & M. l'Archevêque, plutôt que de me brûler fur leur beau témoignage.Mettez d'un côté, une chofe abfurde & impoffible, & de l'autre, mille témoins & mille raifonneurs, l'impoffibilité doit démentir les témoignages & les raifonnements. Cette petite feuille fit tombet les écailles des yeux de M. le Shérif & des jurés; ils furent obligés de revoir le procès. Il fut avéré que miff Canning étoit une petite friponne, qui étoit allée accoucher pendant qu'elle prétendoit avoir été en prison chez madame Web; & toute la ville qui avoit pris parti pour elle, fut auffi honteufe Tome II,

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q'elle avoit été, lorfqu'un charlatan propofa de fe mettre dans une bouteille de deux pintes, & que deux mille perfonnes étant venues à ce fpectacle, il emporta leur argent, & laiffa fa bouteille. Voyez présomptions fauffes.

Un hiftorien grave rapporte que des bourgeois d'une certaine ville demandèrent au Prince, qu'il fût défendu à leurs juges, de les juger fuivant l'équité. Cette naïveté de l'hiftorien indique du moins ce qui n'arrive que trop fouvent; des juges, fous prétexte de fe conformer à l'équité, s'écartent de la loi à laquelle ils doivent s'affujettir.

On a comparé les tribunaux au buiffon épineux, où la brebis cherche un refuge contre les loups, & d'où elle ne fort point fans y laiffer une partie de

fa toifon.

Plufieurs auteurs, à l'exemple de Racine, fe font égayés aux dépens de ces Dandins ridicules, qui croient qu'on ne peut vivre fans juger ; qui écoutent préférablement un folliciteur, parce qu'il commence fa follicitation par leur parler d'un quarteau de vin; qui fe croient au-deffus de toute la nobleffe, parce qu'ils ont vu des gentilshommes les attendre dans leur cour, & pour se chauffer, venir tourner leur broche.

Deux plaideurs, pour fe procurer la faveur du juge, lui avoient fait préfent, l'un, d'un baril d'huile, & l'autre, d'un cochon. Le juge prononça pour celui qui lui avoit donné l'animal. Le fecond étant venu lui faire fes plaintes; le juge lui dit qu'il étoit entré dans fa maifon, un cochon qui avoit rompu le baril d'huile, & que cet accident lui avoit fait oublier fa caufe: Pogge.

Un Marchand Arabe avoit un excellent chien qui chaffoit le jour, & faifoit bonne garde la nuit: il ne quittoit jamais fon maître, auffi en étoit - il fort aimé. Ce chien venant à mourir, il en fut inconfolable. Pour foulager un peu fa douleur, il lui. fit une épitaphe, & lui dreffà une tombe dans fon jardin. Le foir, il convia fes amis à un feftin, pen-.

dant lequel il s'étendit beaucoup fur les louanges de cet animal, & ainfi finit la cérémonie. Le lendemain quelques gens mal-intentionnés allèrent rapporter au Cadi ou juge en chef du lieu, tout ce qui s'étoit paffé le foir, & ajoutèrent à la vérité du fait, un détail de toutes les cérémonies funèbres des Mufuimans, qu'ils difoient avoir été pratiquées à l'enterrement du chien. Le Cadi, fort fcandalifé de cette action, envoya fes huiffiers fe faifir de l'accufé, & après bien des réprimandes, il lui demanda s'il étoit de ces infidèles qui adoroient les chiens, puifqu'il avoit fait plus d'honneur au fien, que l'on n'en avoit rendu à celui des fept Dormants, & à l'âne d'Ozair, ou d'Efdras. Le maître du chien lui répondit, fans s'émouvoir : Seigneur, l'hiftoire de mon chien feroit trop longue à vous raconter; mais ce qu'on ne vous a peutêtre pas dit, c'eft qu'il a fait un teftament, & entr'autres chofes dont il a difpofé, il vous a fait un legs deux-cents afpres, que je vous apporte de fa part. Le Cadi, entendant parler d'argent, fe tourna vers les huiffiers, & dit : « Voyez comme » les gens de bien font exposés à l'envie, & » quels difcours on faifoit de cet homme »>! Puis s'adreffant à l'accufé, il dit: Puifque vous n'avez pas fait des prières pour le défunt, je fuis d'avis que nous les commencions enfemble. Cette expreffion en langue turque, eft équivoque, elle fignifie également, commencer des prières & ouvrir un fac d'argent. Les juges, ajoute l'auteur Arabe qui rapporte cette hiftoriette, étoient autrefois des épées nues, qui fe faifoient craindre des méchants; mais ils font devenus des fourreaux vuides, qui ne cherchent qu'à fe remplir de l'argent des parties : Voyage du Mont Liban, par de la Roque.

Henri Etienne parle d'un Juge de fon temps, qui n'avoit qu'une formule en matière de procès criminel. Si le prifonnier étoit vieux, pendez, pendez, difoit-il, il en a bien fait d'autres. S'il étoit jeune: pendez, pendez, il en feroit bien d'autres..

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