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vouloit l'empoisonner, mais il échappa à cette mort, parce que cette femme avoit heureusement mêlé deux poifons contraires, dont l'un empêcha l'effet de l'autre.

C'EST le

HONNEUR.

'EST le defir d'être eftimé des hommes: on l'a défini le préjugé de chaque perfonne & de chaque condition. Chacun fait confifter l'honneur dans ce qu'il croit que les autres recherchent le plus en lui: les militaires le placent dans le courage; les juges, dans l'intégrité; les femmes, dans la chafteté. Vohez courage, chafteté, intégrité, préjugé.

Un maître-d'hôtel fait confifter son honneur à bien ordonner un fervice. Vatel, maître-d'hôtel de M. le Prince, étoit peut-être l'homme de fon temps qui avoit le plus d'honneur à fa manière ; mais l'amour-propre avoit fi fort échauffé cette tête mal-faine, que le bon fens s'en étoit évaporé. Il fe tua, parce qu'il ne pouvoit foutenir le prétendu affront de laiffer manquer, dans une fête une vingt-cinquième table, d'un plat de marée. C'eft madame de Sévigné qui rapporte ce fait dans fes lettres. M. le Prince donnoit à Chantilli, unefête à Louis XIV: le Roi arriva un Jeudi au foir; la promenade, la collation dans un lieu tapiffé de coquilles, tout cela fut à fouhait. On foupa; il y eut quelques tables où le rôt manqua, à caufe de plufieurs dîners auxquels on ne s'étoit pas attendu. Cela faifit Vatel; il dit plufieurs fois : Je fuis perdu d'honneur; voici un affront que je ne fupporterai pas. Il dit à Gourville : la tête me tourne; il y a douze nuits que je n'ai dor-. mi, aidez-moi à donner des ordres. Gourville le foulagea en ce qu'il put. Le rôt qui avoit manqué, non pas à la table du Roi, mais aux vingt-cinquiè mes, lui revenait toujours à la tête. Gourville la

dit à M. le Prince. M. le Prince alla jufques dans fa chambre, & lui dit : Vatel, tout va bien; rien n'étoit fi beau que le fouper du Roi. Il répondit : Monfeigneur votre bonté m'achève, je fais que le rôti a manqué à deux tables. Point du tout, dit M. le Prince, ne vous fâchez pas, tout va bien. La nuit vint, le feu d'artifice ne réuffit pas; il fut couvert d'un nuage: il coûtoit feize mille francs. A quatre heures du matin, Vatel s'en va par-tout, il trouve tout endormi: il rencontre un petit pourvoyeur qui lui apportoit feulement deux charges de marée. Il lui demanda : Eft-ce là tout? Il lui dit : oui, Monfieur. Il ne favoit pas que Vatel avoit envoyé à tous les ports de mer. Vatel attend quelque temps; les autres pourvoyeurs ne viennent point; fa tête s'échauffoit, il.crut qu'il n'auroit point d'autre marée. Il trouva Gourville; il lui dit : Monfieur, je ne survivrai point à cet affront-ci. Gourville fe moqua de lui. Vatel monte à fa chambre, met fon épée contre la porte, & fe la paffe au travers du cœur, mais ce ne fut qu'au troifième coup, car il s'en donna deux qui n'étoient pas mortels. I! tombe mort. La marée cependant arrive de tous côtés; on cherche Vatel pour la diftribuer; on va à fa chambre, on heurte, on enfonce la porte, on le trouve noyé dans fon fang,

Il n'y a pas jufqu'à l'efclave, au milieu des fers, qui ne facrifie au point-d'honneur. Un jeune captif Lacédémonien, ayant reçu ordre de fon maître, de lui rendre un fervice domeftique, regardé comme abject, ne répondit rien. Et comme fon maître le preffoit, il fe fauva fur les toîts, en lui difant; tu verras dans un moment, à qui tu as affaire, & fe tue en fe précipitant.

On fera peut-être étonné de voir celui que l'ignominie environne, fenfible à un prétendu point-d'honneur. Un comite donnoit fes ordres à un galérien; & comme celui-ci n'obéiffoit pas, le menaça de coups de bâton. Apprenez, monfieur

il

fieur, répond le galérien, que ce n'eft pas à un homme comme moi, que l'on donne des coups de bâton. Comment! coquin, lui dit le Comite, tu le prends ici fur un ton bien fingulier; en mêmetemps, il va chercher un bâton pour le frapper: le galérien auffi-tôt se jette à la mer ; & comme on les enchaîne deux-à-deux, il précipite avec lui fon compagnon.

Le point-d'honneur pour un Iroquois prifonnier, eft de fouffrir avec fermeté toutes fortes de tourments de la part de fes ennemis. Un Miffionnaire rapporte qu'un jeune Iroquois, au milieu des fupplices, dit, par forme de bravade à fes ennemis : « Vous n'avez point d'efprit vous ne » favez pas la manière de tourmenter; vous êtes »des lâches ; fi je vous tenois dans mon pays, je >> vous en ferois fouffrir bien davantage ». Mais pendant qu'il parloit de la forte, une femme fit rougir au feu une petite broche de fer, & lui perça certaines parties fenfibles du corps. La vive douleur lui arracha un cri aigu; mais prenant auffi-tôt un air riant, il dit à cette femme « Tu as de l'efprit, tu l'entends; voilà comme il faut fai

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Il a régné autrefois parmi nous un enthousiasme d'honneur, & c'est un siècle que nous traitons de barbare, qui a vu ce beau règne. Mais avouons ici avec l'auteur des Confidérations fur les mœurs, que fi d'un côté l'honneur a perdu, on a auffi, fur certains articles, des délicateffes ignorées, même dans le dernier fiècle. Lorfque le furintendant Fouquet donna à Louis XIV cette fête fi fuperbe dans le château de Vaux, le furintendant porta l'attention jufqu'à faire mettre dans Ja chambre de chaque courtifan de la fuite du Roi une bourse remplie d'or, pour fournir au jeu de ceux qui pouvoient manquer d'argent, ou n'en avoir pas affez. Aucun ne s'en trouva offenfé tous admirèrent la magnificence de ce procédé. Ils tâchèrent peut-être de croire que c'étoit au Tome II,

nom du Roi, ou du moins, à fes dépens; & ne fe trompoient pas fur ce dernier article. Quoi qu'il en foit, ils en usèrent fans plus d'information. Si un Miniftre des Finances s'avifoit aujourd'hui d'en faire autant, la délicateffe de fes hôtes en feroit bleffée avec raifon; tous refuferoient avec hauteur & dignité.

en

Le furintendant de Bullion avoit déjà donné un exemple de ce magnifique fcandale. Ayant fait frapper, en 1640, les premiers louis qui aient paru en France, il imagina de donner un dîner à cinq Seigneurs de fes courtifans, fit fervir au deffert trois baffins pleins de nouvelles espèces, & leur dit d'en prendre autant qu'ils voudroient. Cha cun fe jetta avidement fur ce fruit nouveau remplit fes poches, & s'enfuit avec fa proie fans attendre fon carroffe. Le fürintendant rioit beaucoup de la peine qu'ils avoient à marcher. Le paiement de quelques dettes de l'Etat eût également pu donner cours à ces premières espèces; mais ce moyen n'eût pas été fi noble, au jugement de Bullion & de fes convives. Confidération fur les mœurs.

L'honneur eft la monnoie qui coûte le moins à l'état ; & cependant il eft le plus puiffant reffort pour opérer de grandes chofes. Qui ne fait que J'efpoir d'une couronne d'herbes, chez les anciens, enfantoit plus d'actions de bravoure & de courage, que nous ne pourrions en obtenir aujourd'hui avec tout l'or du Pérou ?

Les Français affiégoient une place. L'officier qui les commandoit fit propofer aux grenadiers une fomme confidérable pour celui qui le premier planteroit une fafcine dans le foffé exposé à tout le feu des ennemis. Aucun des grenadiers ne fe préfenta. Le général étonné, leur en fit des reproches. Nous nous ferions tous offerts, lui dit un de ces braves foldats, fi l'on n'avoit mis cette adion à prix d'agent.

pas

Un foldat envoyé par M. de Vauban, pour exa

miner un pofte, y refta long-temps, malgré le' feu des ennemis, & reçut même une balle dans le corps. Il retourna rendre compte de ce qu'il avoit obfervé, & le fit avec toute la tranquillité poffible, quoique le fang coulât en abondance de fa plaie. M. de Vauban voulut lui donner un louis. Non, Monfeigneur, lui dit le foldat, en le refufant, cela gâretoit mon action.

Un Officier étoit commandé pour aller dans une occafion très-périlleufe. On lui donnoit des prétextes pour se défendre d'exécuter l'ordre qui lui étoit prefcrit. « Je puis bien fauver ma vie » répondit-il mais mon honneur, qui le fauvera ? »

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Si nous aimons la vie, craignons fur-tout d'éprouver l'honneur d'un cœur noble & fenfible. Louis Breton de Crillon, furnommé l'homme fans peur, avoit été envoyé par Henri IV, pour défendre Marfeille, en 1596. Un jour le jeune Duc de Guife, qui étoit dans la même ville auprès de Crillon, voulut voir par lui-même jufqu'où pouvoit aller la fermeté de cet Officier. Pour cet effet, il fait fonner l'alarme devant le logis de ce brave, fait conduire deux chevaux à fa porte, monte chez lui pour lui annoncer que les ennemis font maîtres du port & de la ville & lui propofe de fe retirer, pour ne pas augmenter la gloire du vainqueur. Crillon étoit à peine éveillé l'orfqu'on lui, tenoit ce difcours; néanmoins il prend les armes, fans s'émouvoir & fe prépare à mourir l'épée à la main, plutôt que de furvivre à la perte de la place. Guife ne pouvant le détourner de cette réfolution, fort avec lui de la chambre; mais au milieu dữ. degré, il laiffe échapper un grand éclat de rire, qui fait appercevoir à Crillon de la raillerie. Celui-ci prend alors un vifage plus févère que lorsqu'il penfoit aller combattre; & ferrant fortement le Duc de Guife, lui dit en blafphemant fuivant fon ufage: «Jeune homme, ne te joue jamais à fonder le » cœur d'un homme de bien. Par la mort! fi tul

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