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de l'Empire était déjà si évidente et si irremédiable qu'il était impossible de ne pas regarder sa chute comme certaine et prochaine. Stilicon lui-même comprit q 'il n'était plus en son pouvoir de conserver les provinces éloignées, comme la Gaule, et que ses plans de défense devaient se réduire à l'Italie, dont les limites étaient devenues celles même de l'Empire d'Occident. En conséquence, tous ses efforts furent dirigés dans le but d'engager les Barbares à quitter la Péninsule. Il ne put donc empêcher que les débris, encore redoutables, de l'armée de Rhadagaise ne traversassent l'Allemagne où ils se réunirent aux Alains, tombèrent sur la Gaule, défirent les Francs soumis aux Romains, ravagèrent la riche Provence et mirent fin à la domination romaine dans ces contrées.

Ce fut précisément vers la même époque, en 407, que la Bretagne, plus éloignée encore, n'espérant aucun secours de l'Empire contre ce torrent de Barbares, voulut se donner un empereur. L'armée qui occupait ce pays, après avoir revêtu successivement de la pourpre deux de ses généraux, la donna enfin à Constantin, rejeton d'une ancienne famille des rois Bretons. Celui-ci, plus heureux que ses deux prédécesseurs, sut se maintenir en possession du pouvoir; il fit plus encore, il l'augmenta par la conquête de la Gaule et de l'Espagne. L'empire d'Occident se trouva donc réduit par le fait à l'Italie et à la possession précaire de l'Afrique; toutes les provinces se détachaient les unes après les autres de ce grand corps, comme des pierres qui tombent d'un édifice vermoulu.

Dans cet état d'une décadence de plus en plus inquié– tante, Alaric, qui avait repris son ancienne position sur la frontière des deux Empires, toujours prêt à se jeter

sur l'un ou sur l'autre, menaçait sans cesse l'Occident d'une nouvelle invasion. Cette crainte ne tarda pas à se réaliser. Afin de posséder un prétexte pour recommencer la guerre, le chef des Goths réclama un prix exagéré pour des services qu'il n'avait pas rendus, et la politique méprisable des Byzantins appuya ses prétentions, parce que son désir alors était d'affaiblir l'Empire d'Occident, à qui la victoire remportée sur Rhadagaise paraissait donner trop de puissance! Stilicon proposa d'accorder à Alaric, après tout ce qu'il avait déjà obtenu, cette nouvelle demande, attendu qu'un refus pouvait décider la guerre et peut-être la destruction de l'Empire. Tout à coup, après une léthargie de plus d'un siècle et dans le moment le plus inopportun, le sénat imagina de faire entendre sa voix, et insista pour que les demandes d'Alaric fussent rejetées. Cette politique était une preuve de courage, mais non de prudence dans la situation des affaires; car on jouait, par ce refus, les destinées de l'Empire. Sur les instantes remontrances de Stilicon, le Sénat consentit à retirer son opposition. Mais Stilicon paya de sa chute les conseils inspirés par sa prévoyance. Les peuples qui n'ont plus la force de combattre et de vivre se livrent au soupçon, à la défiance, à la calomnie et à l'assassinat contre les citoyens qui veulent les empêcher de se précipiter au devant de la mort par une énergie qu'ils sont incapables de soutenir et de régler. Le sénat, chez qui on vit se ranimer des rêves de l'ancienne liberté et de l'ancienne grandeur de Rome, précisément à l'heure où il était impossible que ces rêves se réalisassent, au lieu de reconnaître dans la conduite de Stilicon la prudence de l'homme d'État qui sait faire part des circonstances, crut y découvrir les preuves d'une intelligence coupable avec les Barbares. Le faible

la

Honorius se laissa entraîner, par les intrigues de sa cour, depuis longtemps jalouse de l'influence prépondérante de Stilicon, à partager l'opinion du sénat ; l'armée ellemême commençait à le haïr, parce qu'elle prétendait qu'il favorisait les Barbares à la solde de l'Empire, de préférence aux légions romaines. Enfin, un nouveau favori de l'empereur, Olympius, hâta sa ruine, en repr en tant à Honorius que ce n'était pas lui, empereur, mais Stilicon qui gouvernait, et qu'une semblable dépendance des volontés d'un Vandale était indigne du fils de Théodose-le-Grand; son honneur et sa gloire exigeaient qu'il se délivrât de cette tyrannie.

Le peuple aussi ayant fait entendre des murmures, la perte de Stilicon fut résolue. Un grand nombre de hauts fonctionnaires de l'Empire, tous amis de Stilicon, furent massacrés au camp de Pavie par la foule ameutée et en présence de l'empereur lui-même qui approuvait ces assassinats. Quand la nouvelle en arriva à Bologne, où Stilicon se trouvait dans le camp des auxiliaires Barbares, ceux-ci crièrent hautement vengeance contre un si coupable attentat, et déclarèrent à Stilicon qu'ils étaient prêts à combattre les légions romaines et à le suivre partout où il les conduirait. C'est alors que l'on vit combien cet homme si calomnié était au-dessus des accusations de ses envieux et de ses ennemis. Au moment même où l'on prétendait qu'il voulait mettre son fils Eucher sur le trône, il refuse les offres d'une armée vaillante et aguerrie, qui lui est dévouée, et avec laquelle il lui eût été facile de s'emparer du souverain pouvoir; il prend cette détermination quand sa perte est devenue inévitable, si, en laissant échapper cette dernière occasion, il se livre à la rage sanguinaire de ses ennemis. Mais toutes ces considérations personnelles disparaissent aux yeux

de Stilicon, lorsqu'il songe au devoir qui lui est imposé d'épargner à un pays déjà si malheureux et si déchiré toutes les horreurs d'une guerre civile, et il tombe victime de sa générosité. Après le massacre de Pavie, Honorius envoie contre l'illustre général des bandes pour le tuer; Stilicon prend la fuite, après avoir vu un grand nombre de Barbares fidèles se faire immoler pour sa défense sur le seuil de sa tente; il se retire à Ravenne, et quoique toujours poursuivi par l'empereur, ne trouvant nulle part de sûreté pour ses jours, il se préoccupe moins encore de sa personne que du danger dont la patrie est menacée par le besoin de vengeance qui anime une armée de Barbares privés de leur chef. Cet homme, traqué comme une bête fauve, sous prétexte d'avoir cherché, à l'aide de cette même armée, à renverser le trône de son empereur, conjure toutes les villes de la Haute-Italie de fermer leurs portes aux Barbares, à ces Barbares de qui seuls il peut attendre son salut, renonçant ainsi à toute possibilité de se sauver. Dans cette époque, où tant de calamités et de divisions livraient les hommes à de si cruelles violences les uns contre les autres, la justice et l'humanité n'avaient d'autre refuge que dans le sein de l'Église qui ne reconnaissait ni Grecs, ni Romains, ni Barbares, ni vaincus, mais des êtres persécutés à protéger contre les fureurs de tous les partis vainqueurs. Celui qui avait triomphé d'Alaric et sauvé l'Empire romain, n'ayant plus où reposer sa tête et aucun secours à demander aux hommes, frappe à la porte d'une église chrétienne. Elle s'ouvre. C'était à Ravenne. Suivi de près par ses ennemis, ils se présentent devant le sanctuaire et somment l'évêque de leur livrer le général. L'évêque refuse de violer les droits sacrés de l'asile chrétien. Pour arriver à leur but, les ennemis

de Stilicon ne craignent pas de se parjurer, et font serment de respecter sa vie. Stilicon se hasarde hors du sanctuaire ; mais à peine sorti de l'église, il est frappé et reçoit la mort avec une fermeté digne du reste de sa vie.

Cette scène sanglante s'exécutait le 23 août 408; « c'était Rome, dit M. de Chateaubriand, qui portait sa tête sur l'échafaud (1). »

Par cet assassinat, Honorius se priva de son plus ferme appui et livra l'Empire sans défense aux invasions des Barbares. Tous les services rendus par Stilicon furent oubliés, sa mémoire vouée à l'ignominie, sa famille également sacrifiée; Eucher, fils irréprochable d'un père innocent, reçut la mort, et l'empereur répudia Thermantia, fille du vainqueur d'Alaric. Des courtisans corrompus et des écrivains vendus s'empressèrent d'imputer au grand homme, qui n'était plus là pour se défendre, des vices qui lui avaient toujours été inconnus et de formuler contre sa mémoire des accusations contre lesquelles protestent et sa vie et sa mort. Un de ses plus grands éloges, c'est la fidélité inviolable que lui conservèrent ses amis et ses partisans, même après son assassinat ; ils préférèrent souffrir les plus cruelles tortures, et jusqu'à la mort, plutôt que de donner crédit à la calomnie de ses ennemis.

Tous les historiens varient dans leur opinion sur Stilicon et semblent se partager la passion de ses amis et de ses persécuteurs; dans notre jugement, malgré l'opposition des principaux historiens chrétiens, nous n'avons voulu tenir compte que des actes de ce grand personnage, et ils nous ont paru contredire les accusations

(1) Études hist,, t. II, pag. 104.

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