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<< on paraîtrait décidé à agir même par les armes dans un but « de pacification. »

Or, la Hongrie ne veut pas que la monarchie fasse de nouvelles conquêtes: ce seraient encore des Slaves qui fortifieraient d'autant cet élément en Autriche-Hongrie et accroîtraient les difficultés de la politique intérieure hongroise à l'égard des nationalités. C'est pourquoi tous les partis magyars désirent le statu quo politique ; ils réclament aussi la paix extérieure, car ils n'ont rien à gagner à une guerre qui ne pourrait leur profiter. Vaincus, ce seraient de nouvelles charges; victorieux, ce serait l'union avec l'Autriche fortifiée.

Mais la Hongrie veut encore acquérir la sympathie des peuples balkaniques, pour s'en servir éventuellement en cas de conflit avec l'Autriche, et peut-être aussi pour des vues plus ambitieuses et plus lointaines. C'est surtout au moment de la crise dernière que les politiques hongrois se sont mis en quête d'alliés éventuels contre le gouvernement de Vienne 1 : ils ont recherché les sympathies des Croates et le Congrès de Fiume s'est prononcé en leur faveur ; ils ont fraternisé avec les Serbes et l'opinion publique à Belgrade se portait vers eux contre Vienne. Aussi ne veulent-ils rien faire qui contrarie cette action et détruise ces appuis éventuels.

D'autre part, rien ne plairait mieux à la Hongrie que le statu quo balkanique, si une indépendance plus complète lui permettait de se poser en quelque mesure en amie et protectrice des petits Etats de la péninsule, dont aucun ne pourrait lui porter ombrage.

Ces considérations expliquent les déclarations faites à la Délégation. M. de Burian, au nom du ministre, qualifie de calomnies tendancieuses les bruits d'expansion territoriale aux Balkans; à la commission, le comte Goluchowski s'efforce de légitimer sa politique à l'égard de la Serbie : le gouvernement serbe, dit-il, niait l'existence de l'union douanière serbo-bulgare peu de jours avant qu'on en publiât le texte; il y a donc eu déloyauté de sa part; depuis lors, nous avons élevé des prétentions pour la commande en Autriche de canons Skoda et aussi de fournitures de chemins de fer, de munitions, etc., nous réclamons seulement des égards à bonté et « à prix égaux... Notre politique entière tend à favoriser le déve«<loppement indépendant de ces Etats; mais il est naturel que << nous songions à sauvegarder nos intérêts. Au sujet de la Serbie, "notre exportation est évaluée à 30 %, tandis que l'importa

c'est que «

1 Voir notre article du Journal des Débats, 26 nov. 1905.

<«<tion serbe en Autriche-Hongrie, surtout en Hongrie, est de << 70 millions 1. »

Sauf l'accusation de déloyauté, ces paroles ont été redites par d'autres orateurs, mais avec un autre ton et dans un autre esprit. Le président du conseil, par exemple, glisse habilement sur la question serbe et s'en tient à ces principes généraux « Nous regardons le développement et la consolidation « des Etats balkaniques comme l'une des bases de notre poli«tique; mais non pas les désirs d'expansion des Etats des « Balkans, car la même politique que nous suivons vis-à-vis « d'eux, pour qu'ils puissent se développer et se fortifier, nous « devons aussi la tenir vis-à-vis de l'Empire turc, puisque << notre action en Orient est dirigée par ce principe que nous << tendons à concilier avec succès des intérêts contradictoires. >> Il se garde d'insister sur les rapports austro serbes, car il ne veut donner aucune prise à quelque attaque que ce soit et il n'ignore pas que c'est la Hongrie qui profitera surtout d'une guerre douanière. Les Hongrois, par une habileté suprême, auraient double profit : le profit politique de voir les Autrichiens s'aliéner davantage encore la Serbie, quelles que puissent être les prétendues visées de Vienne de rendre impopulaire en Serbie le parti austrophobe, qui comprend toute la Serbie, à très peu près; le profit économique d'être délivré d'un concurrent sur le marché autrichien pour la vente des bestiaux 3.

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Les orateurs les plus modérés, comme MM. Franz Nagy et Saghy, firent leurs réserves en ce qui touche la politique orientale: «Il est malheureux de voir, dit ce dernier, que les peuples des Balkans ne ressentent que méfiance à notre égard, quoique nous soyons dépourvus d'intentions égoïstes >>; mais aussi les expressions employées dans l'Exposé, à l'égard de la Serbie, sont exagérées : « à son égard, nous devrions << suivre le principe: Suaviter in modo, fortiter in re; quant à la pression dont on veut user pour se procurer la commande

1 Séance de la commission des Affaires étrangères du 18 juin 1906.

2 Séance de la commission du 19 juin 1906.

3 Les chiffres d'importation et d'exportation ne correspondent pas du tout à ceux donnés par la Serbie, qui sont les suivants (en millions de francs) :

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55,3

Encore souvent l'Autriche-Hongrie n'est-elle qu'un intermédiaire.

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1

des canons, «< ce serait provoquer un écho dans l'opinion.
< publique hongroise, si l'on voulait la continuer. »> « Le point
« de vue de la Délégation hongroise et de l'opinion publique
« est que la politique d'expansion doit demeurer close et la
« liberté de développement des Etats balkaniques observée 1 >>
Cette pression exercée sur le gouvernement serbe, M. Martin.
Lovaszy la critique de même et M. Rakovszky estime que le
ministre « se trouve dans une position trop haute pour appa-
<«raître devant l'Europe comme l'agent de la fabrique Skoda ».
Ce dernier orateur ajoute que la démonstration navale contre
la Turquie n'a fait que ridiculiser ceux qui y ont pris part. Il
est vraiment curieux de voir que ce sont des orateurs du parti
catholique qui ont témoigné aux Délégations le plus vif intérêt
à l'égard de la Porte; c'est M. François Busath qui dit : « Mais
<< en vérité nous avons aussi peu besoin de Salonique que nous.
« n'avions besoin de la Bosnie. Si nous nous mêlons aux affaires
« de Macédoine, parce que l'ordre n'y règne pas, pourquoi pas
« à celles de Russie? Si nous tachons de remplacer l'Italie par
«< la Russie dans la Triplice, >> l'orateur avertit de suite cette
puissance de son état d'esprit. C'est M. Nicolas Zboray qui
déclare « Il est à regretter que la politique suivie dans les
་་ Balkans soit en contradiction avec nos intérêts nationaux...
«La Hongrie a la plus grande sympathie pour la Turquie et
« lui doit des remerciements. >>

C'est peut-être le discours du comte Batthyany qui a précisé
le mieux les points de vue différents du ministre et de la Délé-
gation après avoir regretté le ton employé à l'égard de la
Serbie, il constate qu'en voulant faire régner l'ordre aux
Balkans, il est inadmissible que nous tirions toujours les
<< marrons du feu pour les autres et que l'Allemagne en tire le
"profit, grâce à ses sympathies économiques et politiques, » et
il ajoute ces paroles significatives: « En ce qui concerne la
"politique orientale, la politique de la Hongrie diffère de celle
« de l'Autriche. C'est la vieille tendance centraliste de l'Autriche
<< d'exciter les peuples les uns contre les autres selon le prin-
cipe: divide et impera. Avec cela, on se fait seulement
<< haïr». C'est ce que constate en effet M. Jules Laszkary : « La
«Russie est encore plus populaire aux Balkans que l'Autriche-
« Hongrie. L'expression
« Schwaba » représente l'idée la plus

་་

((

« détestée en Orient. >>

Il y a donc en Hongrie une tendance générale à ménager les

1 Séance de la Délégation du 25 juin 1906.

* Séance de la Délégation du 25 juin.

1

peuples balkaniques, à rejeter sur l'Autriche toute la responsabilité des mesures et des pensées hostiles. Certaines s'arrêtent là; d'autres vont plus loin encore et organisent des manifestations dans le genre de celle de Belgrade, où Serbes et Hongroisont fraternisé et où certains magyars ont déclaré que si cela ne dépendait que d'eux, ils ne maintiendraient même pas l'occupation de la Bosnie et de l'Herzégovine1!

La question des rapports de l'Autriche-Hongrie avec la Triple-Alliance a été posée à la Délégation et traitée par presque tous les orateurs. On a apprécié la conduite de la diplomatie à Algésiras et on a discuté le principe même de l'alliance. On sait que la presse hongroise avait montré pour l'Allemagne de l'animosité, l'accusant de soutenir la cause de Vienne, voire de l'inspirer, dans ses refus de donner satisfaction aux exigences nationales de la Hongrie; sous prétexte de ne pas vouloir d'un affaiblissement de l'armée, Berlin s'opposerait aux mesures favorables à la division de l'armée commune. Quelle portée avait cette polémique? Dans quelle mesure les hommes politiques partageaient-ils ces idées? et les amabilités empressées de Guillaume II lors de son séjour à Vienne en juin 1906, avaient-elles produit sur les ministres hongrois une impression telle que leur parti et leurs amis abandonnent toute critique? La discussion à la Délégation nous renseigne à cet égard.

Le comte Goluchowski a tracé à la commission la ligne de conduite suivie à Algésiras de la manière suivante: « En ce << qui concerne nos importations au Maroc, nous occupons le <«< troisième rang dans tout le Maroc et le quatrième à Tanger. « A cet égard, notre exportation rend compréhensible que nous << nous soyons unis avec l'Empire allemand pour le maintien du << principe de la porte ouverte; nous étions aussi, du reste, appelés « à intervenir parce que nous étions partie à la conférence << de 1880; mais le fondement principal de notre action a été << la crainte que les choses ne puissent arriver à un conflit sérieux, « et nous voulions tirer profit de notre situation pour pouvoir << aplanir les difficultés; par cela, sans aucun doute, nous << avons rendu service à la paix européenne... Il va sans dire <«< que nous nous sommes mis à Algésiras aux côtés de l'Alle«magne, de même que la Russie se plaçait aux côtés de la <<< France. >>

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1 A la séance du 25 juin, le comte Teleki s'est plaint de ce que « la fête amicale serbo-hongroise ait été dépeinte au roi comme un attentat à la dynastie. »

Le président du Conseil hongrois a ensuite déclaré qu' « Algésiras était un des grands succès de notre diplomatie... La politique de la porte ouverte, qui était en danger, a été consolidée ». Plusieurs orateurs ont approuvé entièrement la conduite de la diplomatie austro-hongroise: tel M. Szivak, tel le comte Paul Esterhazy, dont l'opinion est déterminée par trois motifs : l'Autriche-Hongrie était partie à la conférence de 1880 (on sait qu'il est démontré que nous laissions intacte l'œuvre de cette conférence, qui est très limitée); elle exportait au Maroc pour deux millions de couronnes, surtout de tabac hongrois (à aucun moment, nous n'avons songé à ne pas respecter la liberté du commerce); enfin, motif inattendu dans la bouche d'un Hongrois, le rapprochement anglo-français menacait sérieusement la paix de l'Europe... Le ministre a agi avec succès pour écarter ce danger. »

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En revanche, deux orateurs, l'un du parti du peuple, l'autre du parti de l'indépendance, n'ont point approuvé la conduite du ministre et leur opinion est surtout intéressante par le sentiment qui l'inspire le premier, M. Etienne Rakovszky, déclare « A Algésiras, l'empereur allemand a fait un saut dans l'inconnu et nous l'avons simplement suivi. Si l'empereur allemand frappe sur l'épaule du comte Goluchowski et lui dit : Vous m'avez bien secondé, cela ne touche personne; mais la publicité de son télégramme a dépassé la frontière dans laquelle doivent se tenir la courtoisie mutuelle et l'estime due à Sa Majesté. » Quant à M. Ladislas Thaly, il estime que la monarchie n'avait pas d'intérêt particulier au Maroc et constate que ce n'est qu'en 1902 qu'on a conclu un traité de commerce avec ce pays. « A cause de ce traité, ce n'était pas la peine que nous nous empêtrions dans une grande guerre dans l'intérêt de nos alliés. Que l'Allemagne ait été défaite à Algésiras, c'est hors de doute... nous n'avons aucune indépendance, nous sommes les satellites de la constellation allemande. »>

C'est bien un sentiment d'hostilité vis-à-vis de la Triplice. qui a dicté ces appréciations; c'est ce même sentiment qu'on retrouve dans la critique faite par certains orateurs des rapports de la monarchie et de la Triple Alliance.

Sur cette question, on peut discerner trois courants d'opinion: un courant franchement hostile, un courant nettement favorable, enfin le courant le plus fort, qui est favorable, mais sous condition et avec des réserves dignes de remarque et grosses de conséquences.

De tout temps, l'alliance allemande trouva en Hongrie des adversaires dans cette fraction du parti de l'indépendance, frac

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