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surtout l'attribution de l'affaire à la juridiction ordinaire qui rendit unanime l'irritation méridionale. Comme les Siciliens et les Italiens du Sud ne sont pas, en général, prodigues d'efforts improductifs, il faut cependant rechercher pourquoi cette irritation se maintint si longtemps. A côté des causes générales, il y en a de particulières. A Trapani, c'est devenu une question de patriotisme local. Or, il n'existe nulle part un chauvinisme. national dont l'ardeur soit comparable à celle du patriotisme local en Sicile. Le bourg le plus infime excite en ses habitants un tel amour, qu'une raillerie à son sujet leur est une nouvelle offense. Pour emprunter une seule fois le jargon politique italien, Nasi était « l'exposant » de Trapani. Trapani était déshonoré si Nasi l'était. Mais, en dehors même de cette ville, de cette circonscription, tous les chefs de groupes, de parti, les seigneurs de cette féodalité nouveau style et, il ne faut pas se le dissimuler, les régents de la Mafia avaient l'intérêt le plus évident à empêcher qu'on abandonnât Nasi. Cras tibi, hodie mihi! Que n'auraient-ils pas à craindre, si la fidélité des troupes ne survivait pas au danger du chef.

Voilà la genèse de cette incroyable affaire Nasi et aussi ce qui lui donne une importance. Quant aux incidents bruyants qui l'ont marquée, ils n'ont d'autre valeur que celle de symptômes, et encore! Lorsque après la décision de la Cassation unique, Trapani a arboré nos trois couleurs et crié : « Vive la République française! » on a rapproché la manifestation du célèbre toast Nasi. On s'est demandé si des sympathies pour la France, la grande protectrice des opprimés, n'étaient pas subitement nées. On a trop négligé de remarquer qu'à d'autres fenêtres, la bannière étoilée était déployée avec l'inscription: << Vive la République américaine! » que certains émeutiers criaient << Vive la République sicilienne! » Tous ces cris, toutes ces inscriptions peuvent se totaliser. C'est la République pure et simple qu'on acclamait, pour punir le roi d'Italie de n'avoir pas défendu le roi de Trapani.

Ce n'est pas insignifiant. Jusqu'ici, toutes les colères méridionales s'étaient adressées à l'administration dirigée par les hommes du Nord, avaient laissé de côté le gouvernement commun. Le mécontentement modifie sa forme à mesure qu'il grandit.

Et il grandit, on ne saurait trop le répéter, non pas pour des raisons économiques. Certes, on trouve les impôts très lourds, mais où est le pays qui les trouve légers? On en supporte le poids. Il y a quelque tristesse à constater que l'augmentation de la production dans le Midi sert uniquement à payer les

impôts supplémentaires dont on l'a chargé, que les budgets particuliers, en dépit du développement des recettes, n'y sont en strict équilibre que parce que les individus ont conservé leur vie étroite, parcimonieuse, sans superflu ni horizons. On doit les plaindre. Ils ne se plaignent pas, ne se comparent pas. Mais ce qui les irrite, c'est la parfaite indifférence que ur démontre l'Italie unie. « On ne fait rien pour nous », disent-ils.

Pourquoi ne font-ils rien pour eux-mêmes? Avant tout, parce que le capital leur fait défaut. On a pratiqué, dans l'économie méridionale une large saignée, lorsqu'en 1866-67, on a vendu au profit de l'Etat 500 millions et plus de biens ecclésiastiques. Longtemps elle est restée exsangue. Depuis lors, des fortunes se sont reconstituées, la plupart en se déplaçant, car les charges excessives rendent l'épargne difficile, et l'industrie absente ne pourrait appeler du numéraire étranger, — mais les fortunes refaites ne sont pas encore de taille à secouer la torpeur méridionale. Ce n'est là que la moindre raison de l'inaction prévue. On ne sait pas entreprendre. Pendant des siècles, leMidi a vécu uniquement par l'agriculture routinière. Isolé du reste du monde, politiquement, économiquement, son existence entière s'était résignée à cette source unique de revenus. Les dépenses publiques étaient minimes, les charges publiques l'étaient aussi. Le pays était comme un propriétaire qui vit sur son bien et de son bien, avec une assez large aisance, à la condition de ne jamais oublier qu'il ne possède rien par ailleurs. Si, sans ajouter rien à ses ressources, on l'oblige à vivre sur le même pied que l'industriel voisin, à raffiner son existence, à se donner des luxes, il ira à la ruine, à moins de se priver du nécessaire. Il est aisé de dire : « Pourquoi ne se fait-il pas industriel? » Mais il ne sait pas. Il faut au moins le lui enseigner.

Or, l'Etat italien ne s'occupe de l'industrie que pour la taxer par avance. Les municipes, enivrés par les modes nouvelles de municipalisation, traquent les entreprises privées. A Palerme, une des rares entreprises considérables de Sicile, les moulins Pecoraïno succombent devant les moulins municipaux. A Catane, les boulangers municipaux ne tolèrent pas l'existence de boulangeries coopératives. A Comiso, à Pozzallo, à Raguse, le fisc fait avorter des industries avant qu'elles ne soient en exercice. La taxe de «richesse mobilière » empêche les spéculations les plus recommandables, à défaut desquelles le prix des céréales subit des oscillations dangereuses pour la paix publique, ruineuses pour les fortunes privées. Comment l'esprit d'entreprise se développerait-il puisqu'on l'empêche de naître ?

C'est autre chose qu'il faudrait. Il faudrait le provoquer, le condenser, le protéger jusqu'à ce qu'il ait prospéré dans ce terrain neuf et en dépit des rafales qui le menacent. Ce faisant, on se heurterait peut-être à l'axiome: « Laissez faire, laissez passer. » Je crois bien qu'il n'a été édicté s'il l'a été dans cette forme qu'à l'usage des peuples adultes. En tout cas, on ne peut tantôt le répudier, tantôt le confirmer. Si on avait laissé le Midi équilibrer ses budgets par la restriction de ses dépenses publiques, on n'aurait certes pas le devoir de l'aider à accroître ses sources de recettes. On a fait de l'italianisme contre lui. On doit en faire pour lui.

Il n'a pas été le dernier à saluer de ses acclamations le triomphe qu'a remporté l'Italie financière dans la conversion du 4 %. Ses applaudissements ont été chaleureux non seulement parce que bonne partie de ce triomphe est due à son ministre sicilien, M. Majorana, mais parce que ce grand succès flatte le légitime orgueil de toute l'Italie. Cependant, il serait périlleux de ne pas faire marcher d'accord la prospérité financière et la prospérité économique. Un propriétaire endetté peut diminuer sa dette, donner à sa signature un crédit illimité et, pendant ce temps, ne pas faire les dépenses les plus nécessaires à la conservation de sa propriété. Un jour vient où ces dépenses s'imposent et où il doit contracter à nouveau des dettes qu'il avait éteintes, ou s'appauvrir en abandonnant ce domaine que quelques frais auraient maintenu productif. La politique des excédents budgétaires a porté ses fruits. L'Italie est au premier rang des Etats par ses finances comme elle va l'être par son industrie en progrès constants. A l'époque où fléchissent les crédits les plus renommés, le sien s'affirme et s'accroît. Le résultat est acquis. Il n'est plus nécessaire de recourir au prestige des chiffres. Que ces excédents soient désormais employés à des emplois reproductifs, à des placements dont le taux dépassera de beaucoup celui des fonds publics: La mise en valeur de l'Italie méridionale exige cet emploi et ce placement.

Quand la nation y aura consacré une part de ses richesses, elle voudra la sauvegarder. Elle enverra en Sicile l'élite de ses magistrats. Elle n'aura pas de difficulté à les recruter quand elle leur montrera que ce n'est pas seulement le droit qu'ils vont faire régner, mais la civilisation moderne qu'ils vont implanter, faire respecter par un peuple qui s'est sacrifié à elle en n'en voyant que les côtés funestes et inhumains.

COMBES DE LESTRADE

AFRIQUE OCCIDENTALE ALLEMANDE ET PORTUGAISE

Le versant occidental de l'Afrique australe, c'est-à-dire le Sud-Ouest africain allemand et les colonies portugaises de Loanda, Benguella et Mossamédès, contraste avec les contrées riches et bien exploitées que nous venons de quitter.

Là aussi sans doute le pays, à partir de l'Atlantique, s'élève rapidement vers l'intérieur. Après une étroite bande littorale, composée de terrains alluviaux, on se trouve en présence du rebord du plateau intérieur. Ce rebord, formé de rangées de montagnes de grès, dépasse 1.000 mètres au Nord dans les monts Kanganza, atteint 2.300 au mont Ilonga et se maintient assez uniformément à une altitude de 1.200 à 2.000 mètres dans le Mossamédès, le Damara et le Namaqua. De là résulte une certaine difficulté dans la pénétration: en arrière d'Angra-Pequeña, le seul col qui mène à Béthanie est à 1.600 mètres. Il y faut ajouter l'effet du climat. L'intérieur du continent, placé sous les tropiques, est un constant foyer d'appel d'air. Mais les vents, qui du Sud-Ouest soufflent de l'Océan, se réchauffent en arrivant sur le continent; ils ne déposent pas leur humidité. Aussi la quantité d'eau tombée est minime; les moyennes attestent qu'à Angra-Pequeña il pleut une fois par an, cinq à six fois à Walfish-Bay, une fois tous les deux ans à Mossamédès. De plus, un courant froid, venu du Sud, le courant de Benguela, longe la côte, comme le courant de Humboldt longe la côte du Chili. Ce courant a un double effet sur le climat; il abaisse la température (malgré la situation tropicale et le voisinage de l'équateur, les températures ne dépassent pas en général celles du Cap); en second lieu le refroidissement de l'air, à défaut de pluies, provoque des brouillards. La côte est presque toujours baignée de brumes.

Dépourvue à la fois de la chaleur et des précipitations de la zone équatoriale, cette côte est souvent pauvre. L'aspect déser tique, que les conditions atmosphériques créent dans la région, se manifeste dans le paysage sur le littoral même dans le Namaqua et le Damara. Les arbustes épineux, les plantes grasses, les cactées dominent. La steppe xérophile du Kalahari semble se prolonger jusqu'aux rivages de l'Atlantique. L'aspect n'est modifié que vers le Nord, dans l'Angola portugais. Encore,

1 Voir Questions Diplomatiques et Coloniales des 1 et 16 juillet et 1er août 1906.

derrière Saint-Paul-de-Loanda, une steppe aride s'étend-elle à proximité de l'Océan.

La côte, en outre, s'allonge presque sans inflexions, sans échancrures de l'estuaire du Congo au Cap. Deux des meilleures indentations, qu'on y remarque, Walfish-Bay et AngraPequeña, sont dépourvues d'eau potable.

Enfin, si cette partie de l'Afrique australe est assez peu peuplée et pauvre par là même en main-d'œuvre (à l'exception peut-être de Loanda), certaines tribus, les Herreros, y sont insoumises, volontiers rebelles à la puissance européenne qui entend les gouverner. Les difficultés, auxquelles se heurtent aujourd'hui les Allemands, sont assez graves pour entraver la mise en valeur de leur colonie.

La côte présente ainsi, surtout dans le Sud-Ouest allemand, un ensemble de conditions assez peu favorables à son exploitation. Ce n'est pas dire cependant que la région occidentale de l'Afrique australe soit de valeur nulle. A côté de vastes surfaces de savane ou de désert, il y a sur les plateaux, des territoires où l'élevage semble possible, comme sur le Karrou; l'hinterland portugais produit des cultures tropicales (sorgho, millet, bananier, café, canne à sucre); le minerai, particulièrement celui de cuivre, se rencontre en plusieurs points (Otavi, etc.).

Aussi l'Allemagne et le Portugal ont songé à construire des voies ferrées dans leurs domaines. Mais l'ensemble des conditions défavorables que nous venons de dire explique à la fois que les chemins de fer soient peu développés, qu'ils aient été ou qu'ils soient très lents à construire.

C'est en 1892 que les Allemands résolurent de doter leur récente acquisition d'une voie ferrée. La concession en fut d'abord accordée à une société anglaise, la South West Africa Co. Devant l'unanime réprobation que ce marché provoqua, le gouvernement prit le premier prétexte qui se présenta pour se dégager et confia l'œuvre à des Allemands. Ce furent des officiers et des troupes du service des chemins de fer de l'Empire qui procédèrent au levé du tracé et à l'exécution des travaux. La voie part du mauvais port de Swakopmund, et escaladant le rebord montagneux du plateau intérieur, atteint, après 382 kilomètres de parcours, la capitale Windhoek. Il a fallu près de cinq ans et plus de 20 millions pour construire ce chemin de fer, dont l'écartement n'est cependant que de 060. Aux obstacles naturels s'étaient ajoutées en 1897-1898 des maladies, qui décimèrent les travailleurs, déjà malaisément recrutés, et une épizootie, qui emporta le rare bétail utilisable. Ces difficultés vaincues ont

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