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était nécessaire d'organiser rapidement la résistance. Mais tout d'abord on ne sut comment l'organiser.

LA DÉFENSE ALLEMANDE LES DEUX OPINIONS

Les avis sont en effet fort partagés sur cette question des mesures qu'il convient d'adopter pour résister à l'envahissement polonais. C'est à ce manque d'unité dans le choix des méthodes et des moyens que l'empereur faisait allusion lorsqu'il disait à Posen le 4 septembre 1902:

Il faut naturellement que mes fonctionnaires obéissent d'une façon absolue à mes instructions et à mes ordres et appliquent sans hésitation la politique que j'ai reconnue la meilleure pour le bien de la province de Posnanie.

Quelques-uns souhaiteraient qu'on usât de modération et de douceur envers les Slaves du royaume. Un article des Annales Prussiennes de juin 1902 a résumé, en quelques pages, ce désir de clémence. L'auteur anonyme qui fut un fonctionnaire prussien en Pologne, nous a communiqué le résultat de ses observations de soixante ans. On ne peut méconnaître l'importance de ce témoignage.

Le père de ce fonctionnaire était un huguenot rigide, dévoué corps et âme à son roi. Vers 1840, Polonais et Allemands se fréquentaient aimablement. «Ma mère, dit l'auteur de l'article «< cité, habillait même ses deux garçons à la polonaise. » Les enfants étaient ravis. « Par contre, les dames nobles polonaises, «< par enthousiasme pour Louise de Prusse, portèrent long« temps une longue voilette blanche nouée autour du cou, <«< comme la reine l'avait fait elle-même. » Le costume <<< national » des deux races n'était qu'un agréable moyen de se vêtir avec originalité : les deux fils de l'austère protestant prussien fréquentèrent les cours du lycée polonais, où leurs relations avec leurs camarades polonais, presque tous nobles, furent excellentes.

Inversement, on voyait souvent des familles slaves prendre pour précepteurs de leurs enfants des Allemands protestants. Les mariages mixtes étaient fréquents. Les rapports des fonctionnaires avec la population polonaise étaient excellents. L'harmonie semblait parfaite.

Beaucoup qui voudraient reprendre ces traditions et briser avec la politique bismarckienne, déclarent que les vainqueurs

ont des devoirs envers les vaincus et que le seul moyen de dénationaliser une race est de s'en faire aimer. Ils demandent qu'on fasse sentir aux sujets polonais les bienfaits du régime prussien; ils veulent qu'on accorde à leurs compatriotes slaves tous les droits qui ne sont pas directement incompatibles avec la sécurité et l'homogénéité du Royaume. Il faut permettre aux Polonais de parler leur langue nationale, en toute occasion, même devant les tribunaux; il faut laisser reconnaître le droit d'association, de réunion; il faut leur enseigner le polonais aussi bien que l'allemand; il faut surtout leur dispenser largement et avec douceur une instruction variée. Il faut couvrir la Posnanie d'écoles dirigées par des maîtres loyaux mais non sectaires; il faut faire disparaître ces classes primaires de cent vingt à cent cinquante élèves avec un seul instituteur qui, dans ces conditions, ne peut rien apprendre aux enfants qui lui sont confiés. Il faut développer dans ces provinces tous les avantages de la civilisation occidentale. Le centre semble évoluer dans ce sens. M. Schaedler a parlé dans cet esprit au Reichstag (décembre 1903). « Le parti catholique, a-t-il dit, repousse absolument le projet de loi du «< chancelier tendant à accorder des subventions aux fonction«< naires prussiens des provinces polonaises; cela favoriserait la corruption et la délation. Le parti catholique désapprouve « la politique brutale de germanisation des provinces polo«< naises. » Beaucoup d'universitaires pensent également que la meilleure manière de germaniser la Pologne est de la prendre par son cœur et son intelligence. C'est ainsi que s'exprimait en juillet 1906 M. Kühnemann dans sa lettre à M. de Bülow pour lui demander la transformation de l'Ecole supérieure de Posen en Université. La réponse du chancelier semblerait presque indiquer qu'on évolue dans ce sens, même au ministère.

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On doit cependant constater que les partisans des méthodes de persuasion sont malheureusement encore peu nombreux et qu'ils se perdent dans la masse des violents qui veulent briser toute résistance et refusent toute concession. Ces ultras du patriotisme germanique rappellent que les Polonais. se sont soulevés il n'y a guère plus de quarante ans; qu'en 1870 beaucoup espéraient la victoire des armées françaises qui eût rendu possible, croyaient-ils, la reconstitution de leur indépendance nationale; ils affirment que la politique de M. de Bismarck n'a été que la réponse nécessaire aux provocations polonaises. L'œuvre commencée par la loi du 26 avril 1886 doit être continuée.

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Ces esprits excessifs n'hésitent pas dans le choix des moyens; ils proclament, sans honte, que devant l'hostilité persistante des populations polonaises on ne saurait employer qu'une seule méthode: la force. Ils se réclament de la tradition pour excuser leur parti pris. Ils demandent que l'exemple de Frédéric le Grand soit suivi : les résultats de cette politique furent en effet satisfaisants pour les vainqueurs. D'après M. Schmoller dans son excellent livre sur La Colonisation prussienne aux XVII et XVIII° siècles, l'immigration provoquée par Frédéric a porté sur 300.000 colons proprement dits; pourtant le problème était alors très ardu; le royaume était pauvre, les communications difficiles. Les immigrants qui venaient de Suisse, par exemple, allaient d'abord par voie de terre jusqu'à Bâle. On les y embarquait pour la Hollande où des vaisseaux les attendaient. On les amenait par mer jusqu'à Hambourg. Des colonnes étaient alors formées; elles partaient successivement pour Lübeck où des bateaux les emportaient par Stettin. C'est de là qu'on les dirigeait ensuite sur les différents points qu'on voulait coloniser.

Pour décider, malgré ces difficultés, d'humbles paysans à émigrer en Prusse, il fallait que le roi eût des agents énergiques, et qu'il sût briser toutes les résistances; elles furent grandes en effet. Les fonctionnaires lui opposaient parfois une inertie que Frédéric savait anéantir par des billets dans le genre de celui-ci qui fut adressé à un Kammer-präsident.

Monsieur, si vous ne montrez pas plus de zèle à mon service, je vous casserai tout simplement sans m'arrêter à quelque considération que ce soit (cité par Stadelmann, p. 26).

Nous ne nous proposons pas présentement de comparer, dans leurs résultats, les procédés et les méthodes de colonisation de Frédéric le Grand avec les procédés et les méthodes de germanisation de l'empereur actuel. Ce que nous ne parvenons pas à nous expliquer c'est qu'on ose, au nom des traditions frédériciennes, réclamer des mesures non plus énergiques mais illégales et odieuses. Quelques faits glanés parmi ceux que nous avons recueillis illustreront l'état d'âme de ces ultras, plus zélés que Guillaume II lui-même.

Dans son livre un peu confus, mais cependant excellent, sur la Commission de colonisation prussienne, M. le Dr Stumpfe n'hésite pas à citer ce passage caractéristique d'un article:

La lutte nationale est très facile avec un peuple qui, comme en Galicie, compte 74 % d'illettrés. Elle est beaucoup plus dure dans celui où les illettrés ne sont que dans la proportion de 1 1/4 %.

Si la Russie avait fait pour le bien-être de ses Polonais ce que nous avons fait pour les nôtres, Lodz, Sosnowice, etc., ne seraient pas aujour d'hui des villes allemandes mais des villes polonaises. Si nous n'avions pas éduqué nos Polonais si parfaitement à l'allemande, les villes dans la province de Posen et de la Prusse Orientale seraient beaucoup plus allemandes (p. 16).

Le regret d'avoir répandu l'instruction en Pologne est assez clairement indiqué, et cela nous montre que l'hostilité de certains esprits à la diffusion de l'instruction dans les provinces. polonaises et, d'une façon générale, à tout progrès de civilisation, dont nous avons rapporté plus haut des exemples significatifs, n'est pas un fait isolé et sans portée. M. Stumpfe n'hésite pas à préciser, en l'aggravant, l'opinion de l'auteur qu'il cite. Deux pages plus loin nous lisons cette phrase soulignée :

Le maître d'école prussien ne vaincra pas la Pologne. Il l'a au contraire mise en état, et continue de la mettre en état de combatre avec succès l'esprit germanique (Ibid., p. 18).

La conclusion de cette constatation a été tirée par les ultras. Il faut dispenser, en Pologne, la civilisation avec la plus stricte parcimonie. M. Stumpfe ose écrire, en effet, les lignes suivantes pour démontrer qu'on a eu tort d'acheter des terres en pleines «< réserves » polonaises.

En ne procédant pas ainsi, on aurait évité de fortifier et de relever indirectement la Pologne par la colonisation prussienne. Car là où achète la commission de colonisation, on améliore les voies de communication, on construit des routes, on établit des stations, etc. Par-dessus tout, les colonies modèles servent véritablement de modèles aux Polonais et ont servi à éclairer, dans un large rayon, les agriculteurs et les éleveurs polonais (Ibid., p. 228).

De tels résultats sont en effet infiniment regrettables!

Il faut laisser les rebelles slaves croupir dans une ignorance absolue, et forcer leur résistance, comme on force une place ennemie.

Le programme de ces farouches patriotes aboutit en somme à la suppression du peuple polonais. Malheureusement, comme on ne peut plus exterminer toute une race et qu'on n'a pas encore découvert le moyen de réduire au silence l'opinion publique européenne, ils désirent simplement deux choses: germaniser aussi promptement que possible les réserves polonaises par des acquisitions de terre et briser l'instrument adéquat de la pensée polonaise qui est la langue polonaise.

Voici du reste quel programme de réalisation ils osent tracer.

La suppression complète de la langue polonaise dans les écoles primaires des régions bilingues;

La suppression du polonais dans les classes supérieures où il est enseigné facultativement et à titre littéraire pour l'enseignement des élèves de langue allemande ;

La suppression des gratifications accordées aux fonctionnaires prussiens qui apprenaient le polonais pour contrôler et surveiller la population slave;

La suppression de la langue polonaise dans les réunions publiques;

La suppression des bureaux de traduction d'adresses de lettres en polonais. Obligation d'écrire les adresses en allemand dans le régime postal intérieur. Les paquets et les lettres dont les adresses seront écrites en polonais ne seront plus distribués, mais jetés au rebut.

Un décret obligera les feuilles polonaises à publier en regard de ce texte une traduction allemande de tout le contenu.

Les chauvins prussiens qui réclament de si étranges mesures, sont malheureusement assez nombreux pour que leur influence se fasse sentir, même dans les mesures officielles que croit devoir prendre le gouvernement. C'est ainsi qu'on a publié le décret qui amena l'affaire de Wreschen; c'est ainsi, comme le constate avec tristesse le collaborateur des Annales Prussiennes, que les fonctionnaires allemands et les Allemands, en général, qui habitent en Pologne ne savent plus, le polonais. Les commerçants allemands y ont perdu toute une clientèle et ont rendu bénévolement leurs relations d'affaires plus difficiles. Ils ne peuvent plus traiter avec les paysans polonais qui, pour la plupart, ne savent encore que le polonais. Le négociant polonais, au contraire, parlant parfaitement les deux langues, traite avec qui et où il lui plaît. Les fonctionnaires, eux, ont perdu tout contact avec leurs administrés.

Ce sont ces ultras qui ont créé jadis l'affaire Löhning. Il est maintenant certain que le mariage de ce haut fonctionnaire avec la fille d'un commis aux écritures, ancien adjudant, n'a été que le prétexte à une mise à la retraite désirée par tous les « patriotes » de la Province. En réalité ceux-ci trouvaient M. Löhning trop indépendant. Bien qu'il se fût déclaré, en maintes circonstances, pour la germanisation de la Pologne, il avait osé dire dans des conversations privées que les moyens employés pour arriver à ce but ne lui semblaient pas très bien choisis.

Ce sont ces ultras qui provoquent, à chaque instant, les vexations qui exaspèrent la population slave du royaume.

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