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gène ignorant de nos lois devenu, pour la circonstance, tributaire de nos magistrats; il sera acquitté ou condamné d'après notre Code.

Cette anomalie a cependant son bon côté; elle permet à nos sujets de comparer la façon dont ils sont traités sous l'un et l'autre régime, et il est obligé de reconnaître qu'il rencontre plus de justice chez nous qu'auprès de ses compatriotes. Aussi, n'est-il pas rare de voir deux indigènes ayant des contestations demander instamment qu'elles soient tranchées par la juridiction française. Le décret du 17 septembre leur accorde cette faculté.

Toutefois il n'en faudrait pas conclure qu'ils tiennent essentiellement à voir nos lois se substituer aux leurs; cela leur est presque indifférent, ce qu'ils réclament avec juste raison, et depuis longtemps déjà, c'est que le Code indigène leur soit appliqué par des magistrats français; ce leur serait une garantie sérieuse que la vénalité serait désormais bannie des jugements s'ils étaient rendus dans de telles conditions. Rien d'ailleurs ne serait plus facile à réaliser; il suffirait pour cela, tout en conservant les tribunaux indigènes de première instance, de confier la présidence du tribunal d'appel à l'administrateur-juge dont la besogne ne serait guère augmentée. Au cours de ses tournées administratives et judiciaires dans les diverses îles, ce fonctionnaire pourrait ainsi juger en dernier ressort. Cette mesure aurait pour effet d'inspirer au magistrat indigène une crainte salutaire, qui se manifesterait par un peu moins de partialité et un peu plus d'équité dans ses jugements.

Mais cette opinion n'a pas été admise. Le gouverneur de Tahiti eût préféré la suppression pure et simple des lois codifiées et la promulgation de nos Codes dans l'archipel.

Par deux fois le ministère des Colonies fut saisi de cette importante question. Il y répondit en conservant le statu quo.

Cependant les arguments présentés par le gouverneur méritaient qu'on s'y arrêtat. D'un côté, le régime de l'indigénat avait été en principe constitué pour dix années, intervalle jugé nécessaire pour apprécier la conduite de nos administrés et la sincérité de leur attachement à notre pays; l'organisation défectueuse du mode d'administration judiciaire en vigueur qui à maintes reprises fut signalée au département; de l'autre, le nouvel état de choses créé par le décret du 19 septembre 1903 qui proclamait l'homogénéité de tous les archipels.

Sur le premier point, huit années d'expérience nous prouvaient que les indigènes avaient accepté notre domination sans arrière-pensée, que les anciens chefs rebelles eux-mêmes, gra

ciés, avaient fait amende honorable; quant au recrutement des magistrats indigènes nous avons assez démontré les graves inconvénients qu'ils présentent pour qu'il soit besoin de s'y attarder davantage.

Enfin, il semble que l'équité nous fit un devoir de doter ces populations de nos lois qu'elles ont réclamées à plusieurs reprises, depuis surtout que nous leur avions imposé les mêmes charges qui pèsent sur tous les citoyens français.

Nous l'avons dit, le ministère, pour des raisons que nous n'avons pas à apprécier ici, refusa d'y donner son assentiment. Pour nous, en toute impartialité, nous n'aurions pas tranché aussi radicalement cette importante question. Nous aurions adopté un moyen terme. Nous avons la conviction que notre Code pénal aurait pu sans aucune difficulté être promulgué dans l'archipel; mais à l'exclusion du Code civil auquel certainement les indigènes n'auraient rien compris. Leur éducation n'est pas encore suffisamment faite pour les initier à la procédure du Code civil, et c'eût été leur rendre un mauvais service que de les livrer ainsi sans défense entre les mains des hommes d'affaires, d'autant plus que ces populations on l'a vu dans les affaires de terres n'hésitent pas à épuiser, jusqu'à s'y ruiner, tous. les moyens en leur pouvoir pour revendiquer et tâcher d'obtenir une minime parcelle de terre, même inculte et couverte de cailloux, si la propriété en est contestée.

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En outre, le faux témoignage règne en maître dans ces régions lointaines où c'est à peine si notre civilisation a pu pénétrer. Les témoins s'achètent régulièrement, et en matière de propriété dans ce pays - l'obligation où l'on se trouve de se baser sur le témoignage, la preuve écrite n'existant pas il est bien difficile, impossible même de discerner de quel côté se trouve le bon droit; c'est généralement le plaideur le plus généreux qui l'emporte; quand il ne peut soudoyer les juges, il suborne les témoins.

Il faut reconnaître que là encore nous avons fait fausse route. Pour en avoir la preuve, il suffit de savoir comment étaient organisées les propriétés avant l'occupation française. A dire vrai, la propriété n'existait pas. Chaque famille possédait en commun une étendue de terre qui variait suivant l'importance de la parenté. Chacun, dans la communauté, avait ses attributions propres ; les jeunes gens approvisionnaient la famille de fruits et de poissons, les hommes exécu

taient les travaux plus pénibles, coupant les arbres qu'ils transformaient en pirogue, transportant le bois destiné à la construction des habitations; les femmes vaquaient aux occupations du ménage et les vieillards trop faibles passaient leur journée à faire du filet, coudre des voiles ou réparer les harpons.

Lorsqu'un jeune homme se mariait, le chef lui désignait la parcelle de terre sur laquelle désormais il lui faudrait s'approvisionner de fruits. Parfois certains arbres, comme l'arbre à pain, si précieux dans ces contrées, appartenaient à tous; mais chaque chef de famille n'avait le droit de cueillir le fruit qu'à une ou plusieurs branches que les grands-parents lui avaient attribuées.

Cela revient à dire que vouloir poursuivre la reconnaissance des propriétés dans de telles conditions, c'était se heurter à une coutume consacrée par plusieurs siècles.

Les indigènes se sont soumis à nos exigences, mais ils n'ont jamais compris pourquoi l'administration avait voulu leur imposer une conception, nouvelle pour eux, de la propriété.

Certes, tous n'ont pas été mécontents de cette transformation. Quelques-uns y ont gagné des terres sur lesquelles ils n'auraient peut-être jamais osé jeter les yeux, mais d'autres, plus nombreux se sont vus chassés du lieu qui les avait vus naître et où les restes des grands ancêtres reposaient, gardiens fidèles de la tradition. Cette transformation de la propriété ne s'accomplît pas sans de grandes difficultés, et il serait audacieux d'affirmer que la justice, là comme ailleurs, ait présidé à la juste répartition des propriétés.

C'est à ces commissions, en quelque sorte administratives, composées dans chaque arrondissement des chefs de district, qu'était confié le soin de distribuer les terres. La partie déboutée avait le droit de poursuivre sa revendication devant une nouvelle commission, appelée commission d'appel et présidée par l'administrateur; elle statuait en dernier ressort. Il faut avoir assisté à ces séances pour se faire une idée des difficultés sans nombre qui surgissaient au cours des audiences interminables, si bien qu'après avoir entendu les témoins des deux adversaires, la commission n'en était que plus embarrassée pour prendre ses décisions. Quelquefois, la question était tranchée dans le vif, et la commission, de crainte d'erreur, attribuait tout simplement la terre en litige à l'administration.

Dans une île importante de l'archipel, Bora-Bora, les membres de la commission furent un jour bien plus catégoriques.

A l'appel de leur nom, si les revendicants ne se présentaient pas, soit qu'ils n'aient pas été prévenus à temps ou qu'ils n'aient pu se rendre à la convocation, le président attribuait la terre au gouvernement. Dans cette journée mémorable, cent une décisions furent rendues dans ce sens, malgré les récriminations des assistants qui trouvaient le procédé un peu trop expéditif. Il va sans dire que la commission fut destituée et que ses décisions furent cassées.

Si nous nous attardons à donner des exemples, c'est pour démontrer à ceux qui voudraient nous accuser de parti pris que le régime de l'indigénat peut être excellent, appliqué avec méthode et suivant le caractère des individus; il est déplorable dans le cas qui nous occupe. Nous croyons l'avoir prouvé.

Pour compléter cette étude, il nous faut parler d'une institution unique en son genre, inconnue ailleurs qu'aux îles Sousle-Vent et qu'un arrêté assez récent vient d'abolir le régime des Lots-de-Ville.

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Au temps de l'indépendance. c'est-à-dire lorsque chaque île était gouvernée par un roi ou une reine, les pasteurs, qui, les premiers, vinrent porter dans ces contrées la parole évangélique, avaient su se glisser dans les bonnes grâces des souverains qui furent toujours empressés à suivre leurs conseils. Parvenus à faire édifier des temples non loin de la résidence royale, ils n'eurent plus qu'une idée : grouper des fidèles et ériger des paroisses.

Jusqu'alors, seuls les habitants du chef-lieu avaient eu la facilité d'assister aux offices; mais les habitants des districts éloignés n'y pouvaient venir que rarement, d'autant qu'ils ne trouvaient pas de quoi s'abriter, vu le nombre restreint des cases disponibles. Pour obvier à cet inconvénient, le roi décida que chaque propriétaire habitant le chef-lieu serait tenu de concéder aux habitants des districts une parcelle de terre, à charge par ces derniers de l'entretenir et d'y construire une case convenable. Bien entendu, le cessionnaire resterait toujours propriétaire de sa terre; le concessionnaire n'en serait que l'usufruitier de même que tous ses héritiers directs.

C'est ce qu'on appela des Taura oire, littéralement Attacheen-Ville, que nous avons désignés par l'expression Lots-deVille et qui, pour mieux traduire la pensée, devraient s'appeler en réalité Pied-à-Terre.

Cette mesure, exécutée bon gré mal gré, atteignit rapidement

le but proposé. Un mois après, tout autour du temple, des cases s'élevaient et dans chaque île les paroisses étaient constituées.

Nous n'avons pas à rechercher quelle part l'arbitraire s'était taillée pour arriver au but proposé. Les indigènes ne s'en plaignirent point et ils étaient les plus intéressés.

Les lois codifiées n'abolirent pas cette institution, mais l'administration se substitua au roi dans un article à peu près libellé ainsi :

« Les Lots-de-Ville continuent d'exister; ils seront doréna<< vant attribués par l'administration suivant qu'elle le jugera << à propos. >>

Quand nous primes possession des îles Sous-le-Vent, il se trouva en effet que bon nombre de ces Lots-de-Ville avaient été abandonnés; mais les propriétaires de ces biens n'avaient pas le droit d'en reprendre possession. Aussi voyait-on des parcelles de terre, autrefois fertiles, couvertes de brousse, complètement abandonnées.

Cette constatation amena l'administration à prendre un arrêté abolissant le régime des Lots-de-Ville. La mesure était louable; elle eût même été conforme à l'équité, si l'arrêté n'eût contenu certaines restrictions regrettables. L'arrêté disait en résumé que, tout occupant de Lot-de-Ville avait le droit d'acquérir ladite terre pour une somme déterminée à dire d'expert. Dans le cas où il renoncerait à l'achat, la terre devrait faire retour au propriétaire dans les trois mois.

Or si, d'autre part, ce qui s'est d'ailleurs produit, le propriétaire resté longtemps privé de son terrain ne veut pas le vendre et désire au contraire rentrer en sa possession, ce droit lui est ravi: il lui est interdit de refuser la vente. En somme, le voilà exproprié pour cause d'utilité... privée.

Cet arrêté, qui, en somme, ne faisait que modifier un article des lois codifiées, n'était applicable qu'aux seuls indigènes des îles Sous-le-Vent. C'est là que la question devient embar

rassante.

Les Tahitiens sont citoyens français; et, certaines grandes familles de Tahïti possèdent des propriétés aux îles Sous-leVent, parmi lesquelles des Lots-de-Ville. L'administration avait-elle le droit de les traiter sous le régime de l'indigénat? La réponse ne fait aucun doute. Non. Et cependant leurs Lotsde-Ville ont été vendus dans les conditions prévues par le texte administratif.

L'administration, qui n'a pas voulu céder devant le droit, encore qu'elle savait être dans l'illégalité, s'est entêtée.

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