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principalement à l'enthousiasme pour cette idée que doit être attribué l'extraordinaire réveil patriotique que l'on constate depuis quelque temps chez les Tartares.

Tandis qu'en d'autres communautés musulmanes les préoccupations publiques se manifestent particulièrement au sujet des questions religieuses, et que les directeurs spirituels considèrent de leur devoir de faire opposition aux ordonnances des maîtres chrétiens susceptibles de heurter l'esprit d'orthodoxie des doctrines du Coran et de la Sunna, nous voyons les Tartares s'appliquer soigneusement à garder intacte leur nationalité, à épurer leur langue des mots russes, arabes et persans qui s'y trouvent, à substituer l'enseignement de la science européenne moderne aux études d'inutile scolastique et aux excentricités religieuses.

Il est très intéressant de noter la résistance opposée à la méthode Ilminski introduite, dans le milieu du siècle dernier, en vue de russifier les Tartares et Ugriam. Le professeur Ilminski, un savant et distingué orientaliste, pensait qu'en substituant aux lettres arabes usitées par les Tartares des caractères russes, il faciliterait l'instruction élémentaire dans les écoles, et qu'en procédant graduellement, il pourrait transformer les mahométans en chrétiens orthodoxes. Etant donné le conservatisme obstiné des Asiatiques, cette méthode eut des résultats insignifiants. Les Tartares se soumirent paisiblement pendant quelque temps aux mesures de coercition; mais tout à fait récemment, c'est-à-dire lors de la promulgation de l'édit constitutionnel, une tempête a emporté la méthode Ilminski et les agents russes qui étaient chargés de la répandre.

Parmi ceux-ci, le professeur Badilovich est attaqué avec véhémence. C'est à propos de lui que les patriotes tartares disent : « Si un Russe est << fier de sa langue, nous autres Tartares, ne savons pas aimer moins la « nôtre. Si nous avons jusqu'ici négligé son développement, nous répare<«<rons cette lacune à l'avenir. »

Auprès du professeur Badilovich se trouve un fonctionnaire civil russe, M. Chiviranski, membre de la commission religieuse, qui est, de la part des Tartares, l'objet d'attaques violentes et de récriminations pour son zèle excessif à assurer la russification, ou ce qui revient au même la conversion des sujets mahométans de langue turque. M. Chiviranski allait jusqu'à discuter l'Islam des Kirghiz-Kazaks, auxquels il déclarait qu'ils appartenaient en réalité au chamanisme et qu'ils n'avaient rien à faire avec le mahométisme. Les bons nomades du district de Zaisan, exaspérés par ces propos, ont, dans une pétition adressée au comte Witte, demande : 1° Que les affaires musulmanes ne soient pas confiées à M. Chiviranski;

2o Que son exposé, paru dans le numéro 209 du journal Russ, soit considéré comme nul;

3o Qu'un membre musulman soit mis à sa place.

Il est étrange de constater que ces nomades, regardés comme les hommes les plus primitifs de l'Asie, puissent ainsi se mettre en avant par une telle requête. Mais notre surprise augmentera quand nous lirons que les Bashkirs d'Oufa, joints aux Kirghizes de la Petite Horde, ont, par un télégramme adressé au tsar, demandé l'autorisation d'envoyer à la Douma des délégués distincts et formulé le vœu de voir la religion mahométane représentée dans le Conseil Impérial par des musulmans et non par des chrétiens, ainsi que cela a existé jusqu'ici.

Une tendance analogue se marque dans une pétition visant à la désignation de prêtres (imams) dans les régiments musulmans. Les pétition

naires déclarent qu'autrefois des imans s'occupaient des affaires religieuses parmi les soldats musulmans du tsar, et que si ces derniers, au nombre de 40.000 dans la période de paix, consentent à sacrifier leur vie pour le tsar, il n'est pas juste de les laisser sans directeurs spirituels.

Cette pétition a été soumise au tsar par le prince Mikhail Alexandrovitch. Le souverain aurait dit : « Je vais examiner cette affaire moi<< même et mes soldats musulmans auront leurs imans. >>

Accoutumés comme nous l'étions à l'humble condition des Tartares, au caractère timide et docile qu'ils ont toujours montré, nous ne pouvons contenir l'étonnement que nous cause la lecture de leurs journaux et publications dans lesquels s'affirment des tendances fermes prenant parfois la forme de menaces.

Dans le numéro 5 du journal Vakit (le Temps) publié à Orenbourg, un patriote écrit ce qui suit :

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« Nous, les 25 millions de musulmans russes, nous avons pendant quelques centaines d'années été paisiblement soumis aux décrets du << destin et avons mené une existence tranquille. Il serait impossible que <«< cette patience, cette douceur, cette obéissance, cette fidélité aient été << observées en vain. Nous sommes fermement convaincus que ces qualités seront reconnues un jour.

<< Constamment soumis à la loi et n'ayant jamais fait obstacle à l'admi<<nistration du pays, nous avons toujours tendu le cou aux ordonnances «<et prescriptions impériales; à une époque où les révolutions et toutes <«<les formes du tumulte se déchaînent sur la Russie, où le meurtre, le « pillage, l'incendie, les bombes sont à l'ordre du jour, nous mahométans gardons notre sang-froid, et sans nous associer à aucun parti, nous << souffrons toutes sortes d'inconvénients, gardant l'espérance de ne pas « avoir été patients et soumis en pure perte.

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« Quand nous entendons le gouvernement dire aux Polonais, aux Juifs <«<et aux Catholiques : « Vous obtiendrez le droit et la liberté, nous allons << procéder à des réformes, mais il est nécessaire que vous demeuriez tranquilles, car aucune réforme n'est possible en période de troubles », «< nous nous disons: « Bien, nous qui sommes calmes et paisibles, qui ne « nous agitons pas, nous serons certainement placés par le gouvernement « sur le même pied que nos concitoyens russes, dont nous partageons « toutes les obligations et les devoirs. >>

<< Peut-on s'étonner, par suite, que, nourrissant de telles espérances, << nous demeurions fermement dans la voie de l'obéissance?

<< Jamais des pensées révolutionnaires n'ont pénétré dans nos cœurs, « nous n'avons jamais prêté l'oreille aux appels séditieux, et un ministre «< d'Etat a pu très exactement dire un jour à l'une de nos députations, à « propos de notre attitude : « Il n'y a nulle perversité dans vos esprits et «il ne saurait jamais y en avoir. »

Un autre mahométan écrit, dans le numéro 1 du journal tartare Vakit, ce qui suit:

Depuis le manifeste du 17 octobre, les scellements qui maintenaient « nos lèvres closes, les liens qui enserraient nos bras sont tombés, les << entraves ont été enlevées de nos pieds et la tristesse a disparu de notre <«< cœur. Maintenant tout individu peut parler et écrire comme il lui plaît << et nous avons été délivrés d'un long état d'esclavage, de tyrannie et de « violence. Nous, mahométans, constituons sans aucun doute auprès des « Russes la plus importante fraction de la population de l'Empire, car « nos frères de race et de religion existent en Sibérie, en Asie et dans le « Sud et le Nord de la Russie.

«En dépit de cette importance numérique, les musulmans occupent « une position très inférieure et peu en rapport avec le droit et le nombre, « ils n'ont aucune part dans les affaires gouvernementales, et en raison « de leurs lois et coutumes religieuses, ils sont regardés comme des « étrangers et des ennemis du pays.

« Cet état de choses était le plus perceptible lorsque le gouvernement, << au commencement du XIXe siècle accorda certains droits et libertés aux « cités et zemstvos. Pour les Russes, ceci fut l'aube d'une ère nouvelle; <«< ils espérèrent leur prompte libération de l'obscurité et de l'oppression << dans lesquelles ils avaient grandi, tandis que nous autres musulmans « nous vimes que le gouvernement était résolu à nous supprimer morale«ment. C'est à ce moment que la campagne des missionnaires contre les «Tartares et les Bashkirs fut ouverte; les noms musulmans furent << obligatoirement remplacés par des noms chrétiens, les propriétés des mahométans furent transmises à des non-musulmans, et beaucoup de <«< Tartares sans foyer furent contraints d'émigrer en Turquie. Dans le << Caucase, les natifs musulmans furent privés de leurs sièges dans les «< conseils municipaux; leurs vieux privilèges furent abrogés et tous les << obstacles furent accumulés dans la question de l'instruction publique ; «<et même on refusa l'autorisation d'organiser des sociétés de charité pour << venir en aide aux indigents. »

C'est sur ce ton que les Tartares, grâce à la liberté de la presse, peuvent proclamer leurs griefs contre le despotisme des temps passés. Encouragés par les perspectives plus séduisantes qui s'ouvrent devant eux, ils dirigent leur principal effort vers une alliance entre les diverses branches, tribus et familles de nationalité turque.

Les symptômes les plus caractéristiques de cette tendance résident dans la tentative faite en vue d'atténuer les différences de dialecte qui existent entre les Turcs de la Volga et leurs frères de l'Asie centrale et de l'Empire ottoman.

Ce mouvement a jusqu'ici échappé à l'attention de nos étudiants turcs et des orientalistes en général, mais il est d'un intérêt primordial, et l'examen des idiomes turcs démontre le grand nombre de mots osmanlis introduits dans le dialecte tartare de la Russie méridionale, qui sont comme les avant-coureurs d'une langue panturque unifiée. Il y a là un signe des temps très important, et de nature à retenir l'attention de l'historien et de l'homme politique.

L'écrivain tartare moderne a bien soin, en outre, d'éliminer de sa langue les mots étrangers, russes, arabes ou persans et de les remplacer par des mots tartares d'origine. Il montre ainsi un esprit de progrès plus avancé que celui de ses coreligionnaires de Turquie, de Perse et de l'Inde. En considérant ces faits, il n'est pas étonnant de constater le récent et extraordinaire développement de la presse tartare.

En 1879 était fondé à Baghesaray, le Terdjuman (l'Interprète), par Ismail Gasparinsky; huit ans après parut le Ekindji (le Paysan); or, depuis la promulgation de la Constitution, les journaux tartares ont fait leur apparition, aussi nombreux que les mouches, et l'on peut noter parmi eux :

Yoldaz (l'Etoile), à Kazan; Irchad (Direction), en Crimée; Kazan Mukhbiri (l'Informateur de Kazan); Tarakki (le Progrès), à Tachkent; Nur (la Lumière) et Oulfet (la Société), à Saint-Pétersbourg; Vakit (le Temps), à Orenbourg; Haïat (la Vie) et Zia Kafkasia (la Splendeur du Caucase), à Tiflis; Azad (la Liberté) et El Asri Djedid (les Temps nouveaux), à Kazan; Nedjat (la Libération), à Bakou; Fikr (la Pensée), et divers autres qui sont

tous des journaux qui se distinguent par leur langue et la largeur des vues et, en un mot, montrent des tendances d'esprit bien faites pour frapper les personnes qui étudient l'Asie musulmane.

En matière de libéralisme et de souci réel du progrès, je puis citer les attaques impitoyables et énergiques dirigées contre l'orthodoxie, et la bigotterie de la vieille école des mollahs qui sont ridiculisés en toute occasion et accusés même de former le principal obstacle à l'évolution vers la civilisation moderne.

Dans aucun pays musulman, ni même dans l'Inde mahométane, nous ne rencontrons un zèle aussi considérable pour la vie moderne, et par suite nous sommes disposés à trouver naturel que la partie féminine, chez les Tartares, contribue à la rédaction de ces journaux.

Dans l'un des numéros du Vakit, une jeune femme écrit:

« Souffrirons-nous encore longtemps de l'absence de respect et de con«sidération? Nos maris se promènent jour et nuit à l'air libre, tandis que << nous sommes enfermées dans des appartements privés d'air.

« Les hommes ne se soucient guère de l'éducation des enfants; ils cir<< culent librement dans des jardins spacieux, passent leur existence dans « des maisons de thé, des restaurants, des endroits fréquentés, dont nous << entendons parler occasionnellement; cependant que les musulmanes « doivent s'occuper de leurs enfants faibles et souffreteux et n'ont aucun « repos, ni le jour, ni la nuit. Nos hommes fréquentent toutes les écoles, « apprennent les sciences, lisent tous les ouvrages et journaux, éclairent « leur esprit et réjouissent leur cœur, tandis que nous sommes privées « d'éducation et d'instruction, que nous restons ignorantes, et que notre «vie se passe dans la peine, la tristesse, sans le moindre rayon d'espoir « ou de consolation.

« J'écris ces mots du fond de l'âme. O hommes, pensez à vos pauvres « femmes, à ces pitoyables créatures pendant que se poursuit votre exis<< tence heureuse; donnez-nous quelque éducation, car dans l'état lamen<< tablement négligé de notre esprit nous devons vous apparaître sans grâce et sans attrait.

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N'est-ce pas la raison de la séduction qu'exercent sur nos maris tant « de femmes russes? Lorsque la princesse Pembe, sœur du Khédive d'Egypte, fut enlevée par un Allemand, tout le monde musulman poussa «< un cri d'alarme de l'Est à l'Ouest ; mais combien de jeunes Tartares ont « été séduits par des jeunes filles russes sans que nous ayons pu faire << entendre notre voix! »

Je pourrais aller plus loin pour montrer l'esprit de progrès et le désir d'instruction qui animent les groupes tartares de l'Empire russe. Je pense que les remarques qui précèdent suffiront à convaincre le lecteur de ce fait que les descendants paisibles et dociles d'une race autrefois guerrière sont préparés au bénéfice des droits constitutionnels qu'ils tiennent du manifeste impérial.

Mais en dépit de cette préparation, je ne puis dire que le zèle et l'adresse que les Tartares ont déployés durant les élections à la Douma, la vigilance intéressée qu'ils ont manifestée dans les diverses circonscriptions électorales, m'aient grandement surpris, même en considérant l'apparente indolence et l'indifférence supposée des Tartares. J'ai devant moi une ample série de discours, d'appels électoraux, qui semblent émaner d'un vieux champion du parlementarisme, et chose étrange, le ton est extrêmement modéré, sans récrimination, sans allusion inamicale au compétiteur chrétien; il y est fréquemment fait mention de la commune patrie russe, pour prévenir toute suspicion.

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Il est curieux que nombre de candidats appartiennent à la classe des prêtres (appelés mollahs, imams et khodjas) qui parlent le russe avec aisance et élégance, et qui surprendront certainement les membres de la Douma. Afin de fournir un exemple de la qualité des députés, nous en citerons quelques-uns du gouvernement d'Oufa, où dix d'entre eux, dont cinq musulmans, ont été envoyés à la Douma : Ebulsoud Effendi, né en 1843, qui a fréquenté les écoles supérieures et rempli les fonctions de juge dans divers districts de la Russie;

Shah Haydar Effendi, né en 1847, élevé à l'école militaire d'Orenbourg, riche propriétaire à Balbai, qui, outre une éducation moderne, a acquis une grande notoriété dans l'enseignement musulman et dans la littérature arabo-persane;

Sahibzade Dolewtschal, né en 1874, a été instruit dans un collège musulman, et jouit de la réputation d'un commerçant riche et éclairé ; Djemaleddin Molla, né en 1872, a été pendant longtemps le premier prêtre de Balbai et était autrefois dans le service militaire.

Les autres membres tartares sont de caractère analogue, même ceux envoyés des steppes, les représentants des Kirghizes, parmi lesquels deux députés appartiennent à la tribu Bukey. Tous deux ont reçu une éducation musulmane, et l'un d'eux, le Bi, c'est-à-dire le prince, se rend à Saint-Pétersbourg avec l'intention de défendre à la Douma la cause nationale et religieuse de ses mandants.

En ce qui concerne la question de parti politique, les Tartares se joindront évidemment au groupe constitutionnel démocratique. Ils y ont été invités par leurs concitoyens russes d'opinion avancée, et quelque peu poussés aussi, dans une certaine mesure, par ce fait que la majorité des Tartares civilisés penchent vers le radicalisme, dans l'espoir que ce parti, ignorant les questions de race et de foi et doué de vues libérales, servira leurs intérêts longtemps négligés et soutiendra leurs efforts en vue du self-government.

On ne verra que plus tard si leurs prévisions se sont vérifiées ou si les démocrates russes utiliseront leurs votes pour les abandonner ensuite. Pour l'instant, il est significatif de constater que, malgré leur caractère d'un conservatisme strictement asiatique, les Tartares se joignent à leurs concitoyens chrétiens les plus avancés. On peut présumer qu'en adoptant cette ligne politique dans l'avenir, ils appartiendront à l'opposition loyaliste. Mais, quel que puisse être le développement de la vie parlementaire russe, nous pouvons admettre que les droits, accordés par Nicolas II à ses sujets tartares, détermineront inévitablement une grande transformation dans la mentalité de cet élément étranger de l'Empire russe, qui a jusqu'ici été notoirement regardé comme paisible et inoffensif.

Quelle que soit l'imperfection des droits, et privilèges constitutionnels, ils auront néanmoins une action croissante sur l'éveil national et politique des Tartares, et détermineront sur la cristallisation de ces éléments turcotartares qui vivent dispersés dans tout le pays, un résultat qui affectera non seulement les sédentaires, mais aussi les nomades qui, ainsi que nous l'avons vu, ont pris une part active à la campagne électorale.

Si les difficultés intérieures de la Russie ont jusqu'ici été causées par les Polonais, les Finnois, les Arméniens, les Géorgiens, nous verrons dans un avenir prochain les Tartares prenant le rang de révolutionnaires. Etant données la sobriété, l'ardeur et l'habileté de ce peuple, nous pouvons dire que les embarras qu'ils sont susceptibles de causer à la Russie ne sont pas insignifiants.

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