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exemple personnel. Homme d'ordre, Gouvion Saint-Cyr travailla à réorganiser le ministère; mais les colonies semblent lui avoir tenu peu au cœur; de son côté, Molé, qui ordonna des réductions et des réformes avec une rudesse brutale qui provoqua de nombreux mécontentements, ne paraît pas avoir eu, à leur égard, des idées très personnelles. Tout permet donc de supposer que, pour ce qui concernait ce domaine spécial, l'un et l'autre imitèrent le bon M. Du Bouchage et se laissèrent largement conseiller par Portal.

Celui-ci résigna ses fonctions à l'expiration des trois ans convenus, mais élu député par son département natal, au renouvellement d'octobre 1818, il reçut deux mois après, lors de la formation du cabinet Dessoles, le portefeuille de la Marine qu'il devait conserver aussi sous le second ministère du duc de Richelieu. Devenu ministre, Portal s'occupa de tous les services avec une compétence et une activité à laquelle ses divers successeurs se plurent à rendre hommage; il établit un projet de budget considéré jusqu'à la fin de la Restauration comme le budget normal, introduisit dans notre marine les premiers bateaux à vapeur et dressa le plan de réfection de la flotte qui prépara nos succès maritimes de la guerre d'Orient et de l'expédition d'Alger. En même temps, et cela nous importe surtout, il continuait à surveiller, de très près et par luimême, les affaires de son ancienne direction. Fréquemment, quand il s'agit de questions délicates, les gouverneurs sont invités à inscrire sur leurs dépêches la mention pour le ministre seul. La continuité dans les desseins suivis de 1815 à 1821 s'explique dès lors d'elle-mème. Ministre ou directeur, ce fut Portal qui durant cette période dirigea constamment tout ce qui concernait les colonies.

Est-ce à dire qu'il arrêta seul tous les projets et put pour les réaliser travailler à sa seule guise? Assurément non. Le roi le tenait en très haute estime. Ses collègues, dont plusieurs étaient ses amis, le considéraient fort. Néanmoins ils intervinrent sans doute, et plus d'une fois, lorsque des principes de politique générale entraient en jeu.

Directeur ou ministre, Portal eut enfin, pour lui suggérer ses desseins, des collaborateurs variés, parfois des fonctionnaires de son service, plus souvent de ces brasseurs d'affaires ou de ces brasseurs d'idées, comme il en rôde tant autour des hommes en place. Dans les cartons des services publics, les lettres, notes ou mémoires venus du dehors s'accumulent en foule étrangement mêlée. Leurs auteurs sont parfois des spécialistes compétents, ou de braves gens qui tiennent à faire profiter le gouver

nement des lumières qu'ils se croient; plus fréquemment de moins naïfs qui préconisent les entreprises patriotiques dans le secret espoir d'en tirer eux-mêmes plus de profits que le pays. Et si ces consultations ou ces projets demeurent généralement choses insignifiantes ou folles, il s'y rencontre parfois aussi des indications justes et des vues d'une perspicacité singulières. Il en va du gouvernement comme de la littérature où un sujet passe et repasse, pensé et repensé par des auteurs divers avant de parvenir à sa forme définitive. Les moindres desseins sont généralement proposés, étudiés, abandonnés plusieurs fois et ceux, destinés à réussir, flottent en quelque sorte dans l'air, le jour où un homme d'Etat décide de les faire aboutir. C'est à lui qu'en revient alors l'honneur, légitimement du reste et comme l'œuvre de l'écrivain de génie fait oublier les tâtonnements des précurseurs. En ce qui concerne Portal, il est une influence générale qu'il faut toutefois mettre à part, car elle vint d'une collectivité, non d'un homme, et en pleine lumière, car elle demeura constante et fut essentiellement caractéristique.

Le port de Bordeaux tenait alors le premier rang dans le commerce colonial. Passant bien avant le Havre, Nantes ou Marseille, il armait à lui seul le tiers des navires expédiés. Tout ce qui concernait les relations avec les colonies touchait donc très directement les armateurs bordelais. Or, devenu homme public, Portal n'avait pas rompu avec son passé ni changé brusquement d'idées. On l'accusa parfois de sacrifier les intérêts généraux à des intérêts particuliers, et de faire rendre des ordonnances pour favoriser tels de ses amis. Pures calomnies, à mon avis. Mais armateur bordelais, il continuait nécessairement à comprendre les choses à la façon d'un armateur et d'un Bordelais. Les principaux négociants de Bordeaux devaient aux relations anciennes de trouver facilement accueil auprès de lui. Ils n'avaient pas besoin, non plus, de lui adresser de longs mémoires leurs vœux étaient nécessairement les siens. Convaincu enfin de leur légitimité, il ne pouvait manquer de les favoriser. Et ce faisant, loin de soulever des protestations parmi ses collègues, s'il les consultait, il trouvait au contraire en eux des appuis.

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Le duc de Richelieu avait pour Bordeaux une sympathie spéciale qui devait se manifester par l'abandon qu'il lui fit de sa dotation; M. Lainé, député de la Gironde, successivement président de la Chambre et ministre de l'Intérieur, jouissait d'une situation très haute et d'une influence considérable; M. Decazes, enfin, qui possédait sur Louis XVIII une influence plus grande

encore et succéda à Richelieu dans la direction des affaires, était de la Gironde lui aussi. Bordeaux eut vraiment à cette époque un rôle politique absolument singulier. Rien de surprenant, dès lors, à ce que son action l'emporte partout où ses intérêts se trouvent directement en jeu; rien de surprenant à ce que l'influence des armateurs domine dans le règlement des questions coloniales.

Mais Portal était, en outre, un homme dont l'éducation politique s'était faite exclusivement sous l'Empire; sauf Du Bouchage, qui n'est qu'une apparence, ses chefs, collègues ou subordonnés se trouvaient dans le même cas. Dans les bureaux, les vieux employés maintenant ont débuté sous la Révolution. Ancien premier gentilhomme de la chambre, le duc de Richelieu n'a tenu sous Louis XVI qu'une charge de cour et il est peu disposé en outre à s'intéresser aux détails d'administration. Les autres ministres qui s'en occuperaient plus volontiers, Molé, par exemple, ou Lainé n'ont pu, de par leur âge même, entrer dans la vie publique que plus tard. Quelles que soient leurs préférences ils sont des représentants de la France nouvelle et le voudraient-ils qu'ils ne sauraient pas se dégager du moule napoléonien plus que ne le saurait Portal. L'attachement aux principes napoléoniens se concilie très bien, du reste, avec la préférence, accordée aux armateurs sur les colons. Les deux choses se complètent et se renforcent mutuellement et ce sont ees deux tendances combinées qui vont guider le gouvernement de la Restauration dans ses premières tentatives d'expansion comme dans ses premiers essais de réorganisation administrative.

CHRISTIAN SCHEFER.

FRAGMENTS D'UN JOURNAL DE ROUTE 1

DE DABOU A TIASSALÉ

J'ai recruté, à Dabou, pour accomplir la partie du voyage que j'ai à faire par terre, neuf porteurs, dont quatre pour le hamac, les autres pour ma cantine, le lit de camp, le petit matériel, la pacotille et les provisions. Mon boy m'accompagne; de simple domestique, préposé aux soins du ménage, qu'il est en station à la factorerie, il devient, en route, interprète, chef de convoi pressant et ralliant les traînards, cuisinier chargé, dans les villages, de rechercher et obtenir la meilleure case possible lorsque son maître voyage sans sa tente, le tout sans préjudice des soins domestiques à l'arrivée aux étapes où il veut coucher, tels que déplier le tub en caoutchouc et le remplir d'eau, préparer les effets de rechange, installer la petite table et la chaise pliantes, le lit avec sa moustiquaire, le filtre, etc., etc. C'est, en un mot, un très important personnage; il apparaît tel aux yeux des porteurs, d'abord à cause de toutes ces fonctions, mais surtout parce qu'il ne transporte aucune charge; son prestige est encore rehaussé si le maître lui a confié fusil et cartouchière; aussi, pour peu qu'il soit débrouillard et relativement intelligent, il est obéi à l'égal du blanc dont, seul, il reçoit les ordres. Rien n'est plus drôle, alors, que la façon dont il fait marcher son monde; parlant tant bien que mal le français, il se sert de cette langue pour apostropher énergiquement ceux de la bande qui donnent prise à sa colère, toujours inoffensive, et l'ahurissement du blanc devient énorme lorsque, pour la première fois, il entend son boy s'écrier avec la plus parfaite conviction, s'adressant à l'un des porteurs: Sale nègre ! Sa conviction est, en effet, parfaite; car, si vous lui faites observer que sa peau, du plus beau noir, sa bouche lippue, son nez épaté et ses cheveux crépus sont en tous points semblables à ceux de l'interpellé, il en conviendra, mais vous expliquera, en quelques mots, que ce n'est pas la même chose; « Lui sauvage, moi pas sauvage. » Le sauvage, c'est ce malheureux qui n'a

1 Voir Quest. Dipl. et Col., du 1er octobre, p. 406 et sq.

vécu au contact des Européens qu'en qualité de manœuvre ou de porteur, lorsque même ce n'est pas la première fois qu'il est employé de cette façon; ce pauvre être, qui ne comprend pas un mot de français, à qui, si l'on présente fourchette ou cuillère, ne saura par quelle extrémité les prendre et demandera quel usage il doit en faire; mais lui, boy, ne serait-il que, depuis quelques mois seulement, employé en cette qualité, écorchant consciencieusement le français, persuadé qu'il le parle très correctement, au courant de beaucoup de nos usages et habitudes, quelle supériorité n'a-t-il pas et comment la traduire mieux que par cette explication: « Lui sauvage, moi pas sauvage! » Si vous avez ri lorsque vous l'avez entendu. injurier son semblable, ne riez pas lorsqu'il vous aura donné l'explication; il serait très froissé pour lui et ses collègues, ce Sale nègre! énergiquement prononcé, est la pire des injures. J'ai dit que c'était un personnage; son importance est considérable dans tout voyage en Afrique que de fatigues et ennuis de toutes sortes il épargnera s'il réunit bien toutes les qualités nécessaires ? Les possédant, il ne fera pas mentir le proverbe qui dit que toute médaille a son revers, car il sera voleur, chapardeur, insolent et sans mœurs, dans les pays traversés; il faudra veiller, si l'on veut éviter de plus grands ennuis que ceux que ses qualités vous auront épargnés. Gare aux palabres, dans les villages, avec le chef ou les habitants, qui se plaindront qu'une ou plusieurs poules ont disparu, qu'une provision de maïs, de manioc ou d'ignames, soigneusement dissimulée dans le coin d'une case, a considérablement diminué, ou d'autres méfaits de ce genre. Pris sur le fait, le boy, comme tous les nègres, niera comme un beau diable; on peut le tuer, il n'avouera pas; il n'est alors d'autre ressource, même lorsque le méfait n'a pas été consommé et si l'on veut apaiser cris et colères, que de payer, par quelques objets de pacotille, ce qui a été volé ou en danger de l'être, trois ou quatre fois sa valeur. Ce genre de palabre s'arrange toujours sans trop de difficulté, mais celui qu'attire au malheureux voyageur une entreprise trop audacieuse dudit boy, auprès d'une jeune beauté de la localité, est des plus difficiles à solutionner; il faut toute la patience, la prudence et la diplomatie spéciale que donne seule une connaissance approfondie de ces pays, pour éviter de graves complications; l'observation rigoureuse de ces conditions amènera infailliblement la même conclusion, après beaucoup de cris, menaces et gestes violents, que pour les poules et provisions volées; quel que soit le dommage causé à la propriété du père ou du mari, simple ten

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