Images de page
PDF
ePub

L'audience annoncée eut lieu l'après-midi. J'y assistai.

Toute la correction du système de portage, c'est-à-dire tout ce que je viens de brièvement exposer, le fut longuement et clairement, au nom de tous, par l'Européen comptant le plus d'années de séjour dans ces pays, agent principal d'une des plus importantes et des plus honorables maisons coloniales de Bordeaux, possédant de nombreux comptoirs au Sénégal, au Soudan et en Guinée, employant, malgré un très important matériel fluvial, mais encore insuffisant, le système du portage; la cause fut, inutilement, bien plaidée; elle était perdue d'avance.

Le portage fut condamné radicalement pour raison d'huma

nité.

Le travail, accepté et souvent recherché, était inhumain !

L'Administration cesserait d'intervenir dans le recrute«ment des porteurs et dans les vivres à leur fournir sur la << route; elle tolérerait, jusqu'à ce que le commerce ait résolu, << d'une autre façon que par les indigènes, le transport de ses <«< marchandises et de ses produits, qu'il fasse ce recrutement «<lui-même; la distribution des vivres, dans les postes, ne <«< serait pas immédiatement supprimée, ce serait aussi une <«tolérance, pendant le délai accordé au commerce pour se « sortir d'affaire. » Le petit discours du gouverneur général fut souligné de quelques allusions à la presse et à l'état des esprits en France, concernant la colonisation et les coloniaux.

Ainsi donc les intérêts de vastes régions, de nombreux commerçants, à peu d'exceptions près, tous Français; ceux, véritables, des indigènes, étaient sacrifiés à un état d'esprit de la presse et de l'opinion publique complètement faux du moins en ce qui concerne le Soudan et la Guinée.

Eclairer la presse et l'opinion publique était chose facile; mais il l'était bien davantage encore de supprimer purement et simplement le système. Que dans ces pays, où n'existe d'autre moyen de transport que quelques ânes malingres, sans résistance, le commerce se débrouille!

Veut-on savoir ce qui se passait pendant ce temps?

Des groupes de miliciens parcouraient tous les villages environnants, réquisitionnant de gré ou de force tous les hommes valides, dont, pour beaucoup, ce n'était pas le tour de partir. Après l'arrivée du gouverneur général, l'administrateur commandant le cercle de Kouroussa, mal renseigné, avait constaté que le nombre de porteurs de hamacs et de bagages qu'il avait réquisitionnés, à leur tour de marche, les jours précédents, était insuffisant. J'étais loin de me douter

:

de la très désagréable surprise que me réservait ce malentendu. Venu de Kankan à Kouroussa avec quatre porteurs, je n'en trouvai plus que deux, le lendemain matin, lorsque je voulus partir pour regagner Kankan, une heure après le départ du gouverneur général pour la côte. Malgré les razzias de la veille, on avait encore manqué de monde au dernier moment et fait fouiller tout le village; deux de mes porteurs et mon boy, couchés près de moi, furent, heureusement, épargnés; les deux autres, logés plus loin, avaient été râflés, un peu avant le jour, par des miliciens aux abois. Je dus répartir leurs charges entre ceux me restant et le boy; ce dernier, que cette besogne inattendue mécontenta beaucoup et qui connaissait quelques mots de français, me répéta longtemps, parlant du gouverneur général : Y a pas bon.

D'abord très ennuyé de cette aventure qui m'obligea à beaucoup de diplomatie pour faire accepter ce surcroît de charge, je ne fis ensuite qu'en rire. Tous ceux qui connaissent ces pays savent que cette diplomatie n'alla pas sans promesse de bounia (cadeau).

Afin d'éviter à Tiassalé un désagrément équivalent, par la râfle des pirogues, je résolus de me presser et de partir avant l'arrivée du gouverneur.

N. GENGHIS.

UN NOUVEL ASPECT DU PANISLAMISME

AMBITIONS MUSULMANES RELATIVES AU JAPON

Au moment où la question du « panislamisme » paraît avoir acquis une importance qui se mesure à la fréquence de cette rubrique dans les journaux européens et les périodiques musulmans, il n'est peut-être pas sans intérêt de rechercher si l'idée représentée par cette formule précise bien un état général de tendances, ou si elle est uniquement la conception d'un parti qui vise à sa diffusion et s'efforce de lui assurer une influence croissante sur les éléments épars de la famille islamique.

Il semble bien que cette idée de resserrement, de groupement de tous les sectateurs du Coran, à laquelle la communauté de foi ouvre des possibilités de succès, n'est pas encore intelligible pour l'immense majorité de ses adeptes futurs, en l'état actuel des conditions mentales et religieuses des peuples musulmans. Par contre, dans les milieux éclairés, de l'Atlantique aux îles de la Sonde, elle est assez généralement adoptée, avec d'autant plus d'enthousiasme qu'elle correspond à un état d'esprit préexistant, à un ensemble d'aspirations jusqu'alors vagues et informulées auxquelles elle donne un corps.

Il y a en effet au fond du cœur de tout musulman, sinon un penchant au prosélytisme, du moins le désir permanent de l'extension de la foi coranique, de son introduction dans les pays de confession différente ou dans les centres du paganisme. C'est là un des signes de l'extrême vitalité du sentiment religieux chez les peuples soumis à la loi du Prophète, quelle que soit la condition politique qui les régit. Mais ce caractère vivace du dogme coranique repose, aujourd'hui encore, sur un état d'inertie intellectuelle assez généralisée dans la collectivité musulmane. Le défaut de souplesse, l'absence de toutes facultés d'évolution d'une croyance que compriment très étroitement des règles de vie morale et sociale auxquelles leur caractère de révélation a, dès l'origine, imprimé une forme défini

tive a maintenu les musulmans dans une immobilité pour ainsi dire complète, en dépit des changements introduits par le temps dans les conditions de la vie des peuples.

Les esprits éclairés, certains organes de la presse mahométane se sont avisés, depuis une cinquantaine d'années, de la nécessité de donner quelque cohésion aux éléments épars de l'Islam. Ils ont reconnu que l'instruction seule pourrait avoir raison de la torpeur de la masse, et réussirait à lui inculquer la notion de sa force. Aussi ont-ils, dans ce but, prodigué les efforts pour assurer la diffusion d'un enseignement moins dogmatique, plus en harmonie avec l'état des idées à notre époque. Un mouvement important s'est manifesté depuis quelques années, en Russie, en Turquie, en Egypte, en Perse, aux Indes, en Malaisie. Il tend à provoquer l'association, l'organisation en groupements locaux, agissant d'abord dans leur propre pays, et se ramifiant à ceux d'autres contrées; ainsi s'établirait une union de plus en plus cohésive en vue d'un relèvement des peuples mahométans. Il semble donc que l'Islam s'organise depuis quelques années. Les esprits paraissent y avoir acquis la notion de leur nombre et la conscience de la force morale que leur donnerait le développement parmi eux du sentiment de solidarité. L'idée du groupement a maintenant ses bases de pénétration réparties sur la surface du domaine géographique de l'Islam, et s'infiltre progressivement, bien que très lentement, dans les masses où l'instruction commence à se répandre.

Mais ce n'est pas seulement vers la masse musulmane que vont les regards des ardents protagonistes d'un relèvement moral, d'un groupement politique dont la puissance, entrevue par eux, leur ouvre dès maintenant des perspectives profondes sur l'avenir des peuples coraniques. Malgré l'attachement assez général qu'ils professent pour la Turquie, ils ne sont pas sans constater l'état de malaise permanent qui prive ce pays de la puissance sur laquelle devrait s'appuyer la combativité propre à assurer le développement de l'œuvre panislamique. Ils voient l'Europe, dont les convoitises économiques peuvent se manifester sans obstacle dans l'Empire ottoman, procéder par interventions successives à un affaiblissement progressif de l'autorité du Sultan, à un démembrement moral qui s'est d'ailleurs, à maintes reprises, marqué plus matériellement. Ils en viennent à regretter que le Padischah n'ait pas, contre les intrigues et les visées européennes, le pouvoir de prononcer l'énergique quos ego qui mettrait un terme à la poussée européenne, et l'exemple du Japon se présente tout naturellement à leur esprit.

Il est manifeste que les résultats de la guerre russo-japonaise ont eu, sur la mentalité asiatique, une répercussion dont les effets pourraient, dans un avenir plus ou moins lointain, inspirer des inquiétudes aux puissances coloniales. A l'inertie, à la passivité des peuples divers qui acceptaient la domination. européenne, sans espoir de s'en affranchir jamais, a succédé la conscience de la grandeur politique que peuvent atteindre les nations ou les groupements initiés aux méthodes modernes de progrès. Les succès foudroyants des Japonais ont démontré aux Asiatiques la fragilité du dogme de la supériorité européenne et provoqué en eux un éveil des esprits à la nécessité de modifier les conditions mentales traditionnelles, de moderniser les moules dans lesquels s'est formée jusqu'ici, d'une manière immuable, la pensée de leurs générations successives.

Les musulmans surtout, chez lesquels ce souci de relèvement intellectuel s'était déjà manifesté, ont, par comparaison avec l'état de la Turquie, envisagé les destinées puissantes du Japon sur le continent asiatique, la perspective de l'hégémonie politique qu'il est appelé à y exercer et ont regretté que ce pays, apparu triomphalement sur la scène du monde, ne fût pas une puissance musulmane. Ces réflexions ont fourni à leurs rêves de panislamisme une occasion de se situer. Le Japon leur est apparu comme devant nécessairement rechercher dans l'islamisme le puissant levier moral propre à faciliter le triomphe de ses désirs d'hégémonie sur l'Asie. Avec cette déformation du sens critique qui caractérise les esprits chimériques, certains lettrés musulmans ont pensé que l'Islam si souple se prêtait merveilleusement à une substitution de ses dogmes aux doctrines shintoïstes, et que l'adoption, par le Japon, de la loi du prophète, comme religion d'Etat, mettrait l'Empire du SoleilLevant en possession d'un instrument d'action, d'une puissance inappréciable, pour étendre son influence en Chine, dans l'archipel malais et aux Indes.

les

Cette thèse est exposée dans un journal musulman publié à Singapour en langue malaise. Son auteur, avisé de la réunion prochaine à Tokyo d'un congrès des religions, a supposé que Japonais trouvaient insuffisantes leurs croyances shintoïstes et se disposaient à leur substituer un ensemble de doctrines plus souples, plus adéquates à la mentalité moderne. Et cédant à ce désir d'accroissement du domaine de l'Islam, que tout bon musulman ne peut se dispenser de concevoir, il examine les

« PrécédentContinuer »