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qu'on pût espérer les grouper en un corps indépendant. La Federation of Labour décida de combattre tous les candidats, quelle que fût leur nuance, qui ne s'engageraient point à défendre ses revendications. C'est dans l'Etat du Maine que cette nouvelle méthode fut mise à l'essai pour la première fois. Un des représentants républicains les plus en vue, M. Littlefield, qui, à diverses reprises, avait déjà voté contre des mesures réclamées par les Trade-Unionistes, se refusa à exprimer des regrets et à prendre des engagements. M. Gompers, le président de l'American Federation of Labour, prononce la mise à l'index de M. Littlefield. Elle provoque, d'abord, des railleries unanimes. M. Littlefield n'avait-il pas été élu, il y a deux ans, par 25.000 voix de majorité? Peu à peu, les délégués ouvriers se mettent en campagne, font des conférences, distribuent des brochures, créent des comités. Les républicains cessent de railler; bientôt, ils s'inquiètent; ils s'affolent; ils sollicitent des secours. M. Taft, le secrétaire d'Etat de la guerre, accourt. Il rappelle aux électeurs l'amitié que porte M. Th. Roosevelt à M. Littlefield. Voter contre le député, c'est voter contre le président. Le jour de l'élection arrive. On va aux urnes. M. Littlefield est nommé; mais sa majorité tombe de 25 à 8.000. La fidélité des districts ruraux avait enrayé la désertion des villes, sans en atténuer la signification politique : « Bien que M.Little«<field ne reste pas au logis, pour prendre la phrase du pré<«<sident, écrit le New-York Times, il échappe de si près à la <«< défaite, sa circonscription était si profondément républicaine, a que ce résultat accroîtra singulièrement les forces du nouveau « parti de M. Gompers. »>

Dans l'élection pour le poste de gouverneur de New-York, la poussée radicale s'est révélée d'une manière aussi évidente. Un milliardaire démagogue, servi par un Trust de sept grands journaux quotidiens, appuyé par des ligues démocratiques, la Municipal Ownership League et l'Independance League, a soutenu, contre un candidat républicain, le même programme de réformes sociales, qu'invoquent, dans l'Etat du Maine, un trade-unioniste, M. Gompers, et l'American Federation of Labour. Nous avons tracé ailleurs'- et nous n'y reviendrons pas le portrait de cet étrange personnage, d'aspect banal et de conservation terne, qui ne parle ni n'écrit, et ne se révèle que par l'entreprise commerciale qu'il a créée, les hommes de talent qu'il choisit, l'unité de direction qu'il imprime. I importe cependant de préciser le caractère des

1 Journal des Débats du 8 novembre 1906.

journaux, des idées, que M. R. Hearst met au service de ses légitimes ambitions. Ces organes, publiés à New-York, Boston, Chicago, San-Francisco et Los Angeles, tirent à deux millions d'exemplaires; et leur succès croît régulièrement. Il s'explique par l'habileté avec laquelle, grâce à des manchettes énormes, des titres nombreux, des dessins multiples, des caricatures violentes, des paraboles symboliques, le journaliste s'efforce d'éveiller la curiosité et de faciliter l'effort de la pensée la plus inculte et la plus lente. Tout est sacrifié au fait << sensationnel », à celui qui produira sur les épidermes une sensation assez vive pour forcer l'attention. Pour atteindre ce but, injures, diffamations, calomnies sont empilées dans ces journaux. Il faut faire passer l'editorial qui, soigneusement médité et clairement écrit, tente de graver dans le cerveau du lecteur les idées générales de «< ce radicalisme grossier, «sans principes définis, ni idéal élevé, fait d'un peu d'honnê«<teté blessée et de beaucoup de faiblesse vaincue ». Prenons un exemple, emprunté également aux remarquables correspondances de M. H. Baulig : « Il n'y a rien dans la politique, << j'entends la vraie politique, large et désintéressée, qu'un « enfant de moyenne intelligence puisse comprendre. Nous << sommes dans un pays d'étendue énorme, habité par 80 millions « d'habitants. Il y a, dans ce pays, de la richesse, du bonheur, << du bien-être pour tous. Si vous laissez le petit nombre gou« verner le pays dans leur propre intérêt, ils ne songeront « qu'à leur succès personnel. Si, au contraire, ces 80 millions << d'habitants gouvernent le pays, ils feront de leur mieux pour « augmenter le bonheur et la prospérité des 80 millions. » Et si l'on cherche ce qu'il y a de précis, derrière ces attaques générales contre la ploutocratie américaine, derrière ces aspirations vers une réforme sociale, derrière cette poussée démocratique, on ne trouve guère que deux articles à ce programme: appliquer les rigueurs de la loi aux « Trusts criminels », qui monopolisent les objets « nécessaires à la vie quotidienne »; abaisser les droits de douane, qui, par leurs tarifs exorbitants, permettent la constitution de ces monopoles de fait.

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Cette profession de foi est accueillie avec une indéniable sympathie « Dans toutes les classes, on trouve des adhérents « de M. R. Hearst, écrit A. Maurice Low, dans la National « Review de novembre 1906: l'homme des carrières libérales, qui pense par lui-même; le boutiquier, conservateur par <«< instinct et respectueux de la propriété; l'artisan, correct et « pondéré, qui gagne des salaires élevés, ne sont pas des par«<tisans moins zélés que le démagogue déclamateur, qui

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expose ses vues à un auditoire de choix, dans un coin de << salon, et pour qui la propriété est un vol, et le linge propre, <«< un signe d'infamie. Le degré où l'Hearstisme a pénétré « dans la société est la preuve du trouble général qui carac«<térise l'Amérique d'aujourd'hui; c'est le signe qu'elle recon<«< naît que les conditions actuelles sont mauvaises; c'est la « preuve qu'elle désire ardemment les corriger, mais ignore <«<les moyens à employer. >>

Le parti républicain eut conscience du danger qui le menaçait. Il crut même la partie perdue. Et dans l'Etat de NewYork, comme dans celui du Maine, il eut recours à l'argument suprême, à l'intervention présidentielle. M. Elihu Root, secrétaire d'Etat aux Affaires étrangères, vint, « sur l'ordre de M. Roosevelt », prononcer de violents discours contre M. R. Hearst. Il l'accusa d'être le complice de l'assassinat du président MacKinley. Dans les deux cas, le résultat fut identique. Le candidat républicain sortit victorieux de la lutte; mais sa majorité fut réduite considérablement.

Quelque vagues que soient les dépêches d'outre-mer, reçues par les journaux de France et d'Angleterre, les résultats n'en ont pas moins confirmé les leçons qui se dégagent du vote de l'Etat du Maine et de celui de New-York. Seules, les campagnes sont restées inébranlablement attachées au parti républicain. Dans toutes les villes, la même poussée radicale apparaît, nette et menaçante. Ici, en Pennsylvanie, l'United Mine Workers' Association, une solide et ancienne Trade-Union, envoie au Congrès deux de ses représentants. Pour la première fois des syndicalistes viennent s'asseoir sur les bancs du Parlement fédéral. Un peu partout, les voix républicaines baissent. Çà et là, des victoires démocratiques se dessinent. Elles réduisent la majorité du parti, au pouvoir depuis dix ans, de 112 à 67 voix. Le flux radical l'emporte quelquefois; partout il se dessine. Les succès partiels s'expliquent par la même cause: << Les électeurs en ont assez d'être volés par les corporations municipales, écrit le New-York World, un journal démocra<«<tique hostile, pour des raisons personnelles, à la candidature « de M. R. Hearst. Ils en ont assez d'être pillés par les services << publics municipaux, qui sont la création de l'Etat, et de voir « que ces vols ont pour complices ceux-là mêmes qu'on croit << être les serviteurs du peuple. Ils en ont assez d'être volés par <«<les Trusts du lait, de la glace, du charbon, du gaz, des transports. Ils en ont assez de l'entente entre les municipalités

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<«<et les organisations politiques; et ils ont traduit leurs colères << dans leurs votes. La victoire, si faible, de M. Hughes contre «M. Hears signifie nettement à Wall Street et aux politiciens « républicains que le peuple veut un nouveau jeu et complet. <«< Il veut une lessive parlementaire, et complète. »

Cette poussée de colères, sans l'intervention de M. Th. Roosevelt, eût tout balayé devant elle. Et l'autorité de la parole présidentielle, loin de diminuer, accroît au contraire la portée radicale de cette consultation populaire. Si l'élu républicain a conservé tout son prestige, c'est qu'il a imposé au Congrès des mesures législatives contre les scandales des abattoirs, les désordres des Compagnies de chemins de fer. Il est entré en lutte avec le Sénat, serviteur trop docile des intérêts ploutocratiques. Il a prononcé d'ardentes paroles contre les Trusts. Il s'est déclaré, en faveur d'une limitation des fortunes privées. Il est devenu radical. M. Th. Roosevelt n'a maintenu son autorité, sa popularité, qu'en se faisant l'interprète des revendications démocratiques des consciences indignées. Cette conversion rend possible, dans deux ans, sa réélection; elle accroît, dès aujourd'hui, l'importance politique de cette crise de remords social.

JACQUES BARDOUX.

ET

LA POLITIQUE DU CANTON DE BERNE

Le 23 septembre 1906 a été percé le tunnel du Weissenstein, sur la ligne Moutiers-Soleure dans le Jura septentrional, destinée à relier directement Soleure au Jura bernois, territoire de l'ancien évêché de Bâle, sans faire le détour au Nord par Olten, au Sud par Bienne. Par sa longueur, 3.656 mètres, ce tunnel vient le second parmi ceux du Jura, après celui du Credo (3.900 mètres), avant ceux du Hauenstein (2.708 mètres) et du Bötzberg (2.466 mètres). Comme tous les tunnels du Jura, sa construction, qui a duré deux ans, a donné lieu à des difficultés sérieuses, à cause des couches tendres et des éruptions d'eau (une source a donné un débit de 300 litres) : les travaux, sous la direction de l'ingénieur Egloff, ont nécessité jusqu'à 1.300 ouvriers. Le tunnel, en pente unique (18 millimètres par mètre) vers Soleure, est à l'altitude 646-726 mètres, un peu plus bas par conséquent que le tunnel de Pierre-Perthuis (780 mètres) sur la ligne actuelle Delle-Berne, par Bienne.

Quelle est la signification de cette ligne ? S'il s'était agi seulement de relier Moutiers à Soleure, on n'eût pas construit un tunnel de 4 kilomètres.

La ligne a une portée politique et économique. Elle établit un lien plus direct entre Soleure et Bâle, qui sont la porte d'entrée et de sortie du Jura vers le Nord, comme Besançon et Neuchâtel, - ou Genève, le sont plus au Sud, et par là constitue un raccourci sur la ligne actuelle Paris-Berne par Belfort et Delle; à titre de voie d'accès de la prolongation commencée de celle-ci vers l'Italie par le Lötschberg, elle prend un caractère international. La distance Paris-Milan par le Lötschberg, qui s'établit actuellement à 866 kilomètres réels et 1.028 virtuels, ne sera plus que de 851 et de 1.001 kilomètres. Ainsi se poursuit, avec un admirable esprit de suite et une entente des affaires qui a su intéresser à la percée des Alpes Bernoises même et surtout des capitaux français, la politique du canton et de la ville de Berne placée par la géographie à l'écart des voies internationales, Gothard et Simplon, celle-ci a fait partiellement les frais de tout un réseau de chemins de fer pour se relier directement à Bâle, à Delle, à Pon

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