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de l'évêque Saint-Vallier (1728), les pièces d'un curieux procès intenté en 1696 à une jeune Canadienne qui avait imaginé, pour empêcher le départ d'une expédition contre les Iroquois et garder ainsi son amant auprès d'elle, de répandre la fausse nouvelle d'une imminente attaque de Québec par les Anglais. De ces opuscules se dégagent quelques traits du vieux Canada français, dévot et batailleur, pauvre et toujours joyeux.

Mais l'ouvrage principal de M. Roy est une série de monographies sur les familles canadiennes-françaises, à laquelle il vient de joindre (1906) un répertoire critique des noms géographiques de la province de Québec. Il y a là un immense labeur, un effort de patience et d'ingéniosité, prolongé sur plusieurs années sans répit, et pour lequel nous témoignons volontiers à l'auteur notre sincère admiration; ces volumes méritent de prendre place à côté du Dictionnaire généalogique de l'abbé Tanguay, dont ils ont l'exactitude minutieuse et la probité. La série des monographies comprend jusqu'ici dix fascicules, dont certains sont de véritables volumes, de quatre à cinq cents pages, et elle n'est pas achevée, tant s'en faut. La lecture suivie de ces répertoires n'est guère possible, mais des index rendent les recherches faciles, de sorte qu'il est aisé de faire, en les feuilletant, une agréable promenade à travers l'histoire du Canada.

Voyons d'abord le recueil des noms géographiques : l'auteur en a étudié près de deux mille, précisant à propos de chacun l'étymologie, discutant les hypothèses et les traditions; nous ne le suivrons pas sur ce terrain, où nous nous sentirions peu solide; disons seulement que nous restons très circonspect quant aux étymologies, surtout lorsqu'elles procèdent de langues mal connues comme celles des anciennes tribus indigènes de l'Amérique du Nord. Sous cette réserve, il apparaît facilement que la nomenclature géographique de la province de Québec est formée de plusieurs couches, et pour ainsi dire d'alluvions superposées. Beaucoup de noms, dont les consonnances surprennent nos habitudes, ont évidemment des origines indigènes; c'est le substratum le plus ancien. Québec, par exemple, est, au témoignage de Champlain, le nom que les << sauvages » donnaient à une pointe couverte de noyers, où le fondateur du Canada français marqua, en 1608, l'emplacement de sa capitale; des missionnaires affirment que, dans plusieurs langues indigènes, Québec signifie « rétrécissement d'une rivière», et cette explication conviendrait exactement à ce chemin creux du Saint-Laurent, dont la ville de Champlain est devenue le Gibraltar. D'autres noms ont une saveur plus locale encore Hochelaga (« lieu du piège? »), que domine la colline,

appelée par Cartier Mont-Réal; Chicoutimi, qui voudrait dire <«<eau profonde »; (Caughnawaga), « près du rapide »>, où s'établit la première mission iroquoise des environs de Montréal (1666).

Lors de leur installation au XVIIe siècle, les Français apportent une série de noms nouveaux; sans doute des prononciations défectueuses de mots indigènes ont dû parfois se traduire en vrais calembours, ainsi qu'on le voit ailleurs parmi les colons d'Algérie; mais le plus souvent des noms français se sont substitués à ceux des sauvages. Les premiers habitants vivaient le long des rivières, et le Saint-Laurent, de Québec à Montréal, prit peu à peu l'aspect d'une rue fluviale, bordée de côtes où les maisons s'élevaient régulièrement à la lisière de bandes parallèles, découpées dans la forêt; la voie de communication était la rivière elle-même, et de là tous les noms qui indiquent des accidents du rivage ou des particularités de la navigation l'anse au Foin, l'anse à la Mine, le cap d'Espoir, l'ile aux Corneilles, l'ile Grosse, l'ile Verte, la pointe aux Trembles, la pointe aux Alouettes, le Saut à la Puce, la Grande et la Petite Décharge; l'assaut qui livra Québec aux troupes de Wolfe, en 1759, fut donné par l'anse à « Foulon », vieux mot qui indique un dépôt de bois flotté.

Les Français fondèrent des seigneuries et dans celles-ci, la puissance de l'Eglise fut, dès le début, considérable. Les «< seigneurs » menaient une vie campagnarde, peu différente de celle de leurs « vassaux »; c'étaient des gars vigoureux, qui ne boudaient pas à l'ouvrage; et pendant les saisons des grands travaux agricoles, le Conseil souverain, où siégeaient tels d'entre eux, suspendait ses séances, afin que le magistrat ne fit pas. tort au propriétaire. Venus du vieux pays comme officiers, comme marchands, parfois en enfants perdus, ces colons donnaient à leurs domaines des noms qui leur rappelaient la France au Sud de Québec s'étendait la « Nouvelle-Beauce », sur un sol aussi favorable au blé que celui de l'ancienne; Argenteuil désignait un domaine des d'Ailleboust; ailleurs on rencontre Gentilly, Bourg-Louis, La Rochelle, Roquetaillade; prenons garde toutefois que Valois commémore un honorable docteur en médecine et Angers un lieutenant gouverneur de la province de Québec. La division des seigneuries en paroisses, dans la seconde partie du XVIIe siècle, donna lieu à nombre d'appellations de saints; l'index de M. Roy cite plus de quatre cents noms de ce genre et, pour la plupart, de cette origine. Enfin, certains seigneurs donnèrent à leur terre le nom qu'ils portaient eux-mêmes, précieux artifice pour assurer, si l'on peut dire, du recul à sa postérité.

Cependant le populaire multipliait les appellations pittoresques: le Lac à la Culotte, Monte-à-Peine, Pot-à-l'Eau-de-Vie, Gros-Crapaud; des formes de terrain sommairement appréciées, des approximations parfois plaisantes guidaient son choix, que l'usage imposait ensuite; il est piquant d'observer que tel de ces noms a été traduit littéralement ensuite en anglais et que, par exemple, les Canadiens-Français eux-mêmes ont remplacé Pot-à-l'Eau-de-Vie par Brandy-Pot. La conquête anglaise (1763) commença par retoucher systématiquement, brutalement, le vieux vocabulaire des noms tels que Cornwallis, Hampshire, furent assignés à des circonscriptions administratives alors créées; cette taquinerie ne dura pas, heureusement pour la domination anglaise du Canada; les gouverneurs britanniques se montrèrent de moins en moins exclusifs, et tous les grands noms de l'histoire canadienne, sans distinction d'époque ni de nationalité, furent ainsi portés sur la carte, au fur et à mesure que les progrès du pays multipliaient les villages et les circonscriptions: Brébeuf, Montcalm, Papineauville, La Fontaine en témoigneront à côté de Wolfe, de Hamilton, de Sydenham; on a même à peu près épuisé la liste des noms éminents, de sorte que l'on est parfois embarrassé pour les centres de colonisation qui se fondent tous les jours; ainsi, des grands hommes de second rang devront à l'actualité passagère le parrainage qui les prolongera ici, nous nous garderons de citer.

Comment, sur le sol qui a reçu ces apports successifs, se sont développées et perpétuées tant de familles françaises, c'est ce que M. Roy nous enseigne par ses monographies; toutes ne concernent pas des familles fixées au Canada dès les premiers jours de la possession française; l'auteur aura été guidé, croyons-nous, soit par des relations personnelles qui auront facilité ses recherches, soit par le désir d'honorer tout d'abord les noms les plus justement populaires de l'histoire du Canada. Ces études paraissent d'ailleurs fort appréciées de l'autre côté de l'Atlantique les deux premières, consacrées aux familles Taschereau et Frémont (1901 et 1902) sont dès maintenant épuisées; les fascicules que nous avons eus entre les mains traitent de familles dont les origines sont très diverses: voici des Normands, les Juchereau-Duchesnay, les d'Estimauville, les Godefroy de Tonnancourt; voici des Champenois, les La Morandière; des Basques, les Salaberry; des Garonnais, les Taché; des bourgeois de Paris, les Panet: toutes les provinces de l'ancienne France ont ainsi contribué au recrutement de la nationalité canadienne-française. Il est remarquable que ces

familles se sont fréquemment mêlées par des mariages; les mêmes personnes figurent, à divers titres, dans plusieurs des monographies de M. Roy, et nous retrouvons tel portrait, celui d'Eug.-Et. Taché, par exemple, dans trois d'entre elles : il y a donc bien eu là un amalgame français.

Toutes ces familles ont joué un grand rôle au Canada, certaines dès le temps de Champlain lui-même: Noël Juchereau, intéressé dans la Compagnie des « Cent Associés », vint au Canada en 1632; son frère Jean, accompagné de sa femme et de leurs quatre enfants, en 1634; ils s'établirent en aval de Québec, à Beauport, où leur maison seigneuriale, une modeste chartreuse, paraîtrait bien humble au moindre propriétaire paysan d'aujourd'hui cultivateurs, officiers de milices, commerçants, des Juchereau-Duchesnay ont marqué dans toutes les carrières; des descendants des compagnons de Champlain ont porté leur activité, près de trois siècles plus tard, dans les voies les plus modernes, tel cet ingénieur du Canadian Pacific, dont on raconte encore les exploits d'alpiniste dans les Montagnes Rocheuses. Voici une famille de militaires, dont la branche aînée s'est d'ailleurs éteinte, les Salaberry. Ceux-là ne vinrent en Canada que vers 1750, en la personne d'un armateur-corsaire, que sa vaillance avait fait admettre dans la marine royale; le colonel de Salaberry, dans les premières années du XIXe siècle, forma l'intrépide régiment des voltigeurs canadiens; c'est lui qui, dans la célèbre journée de Châteauguay (octobre 1813) sauva le Canada d'une invasion des EtatsUnis; fidèle à la belle devise de sa maison: Force à superbe, merci à faible, il entretenait les relations les plus affectueuses avec le duc de Kent, frère de la reine Victoria; par une dérogation spéciale aux lois existantes, il obtint l'honneur de siéger dans le Conseil législatif du Bas-Canada, bien que son père fit déjà partie de cette assemblée.

Une autre famille, les La Morandière, s'est consacrée surtout au commerce et à la colonisation dans le haut pays, près du lac Huron, mais elle compte aujourd'hui des membres dispersés dans les professions les plus diverses. D'autres ont fourni des hommes politiques au Canada et contribué à maintenir compacte la nationalité française, au cours de l'évolution dont les étapes sont l'union du Haut et du Bas-Canada, en 1840, et la confédération du Dominion, en 1867. Les Panet marquent comme hommes de loi, et l'un d'eux, après la conquête anglaise, fut le premier juge canadien français; ils sont alliés aux Taschereau et aux Duchesnay, et parmi les contemporains qui leur sont apparentés, nous citerons M. de Celles, l'aimable et savant

bibliothécaire du Parlement d'Ottawa. L'ancêtre des Taché, originaire des environs de Montauban, vint au Canada comme commerçant au commencement du règne de Louis XV; ruiné par le bombardement qui précéda l'entrée des Anglais dans Québec (1759), il accepta du gouverneur anglais une commission de notaire et mourut peu après; son petit-fils fut, comme lui, surtout commerçant, mais aussi notaire pendant quelques années et capitaine contre les envahisseurs américains en 1813; Alexandre-Antonin, premier archevêque de Saint-Boniface, près Winnipeg (1823-1894), était le fils de ce dernier; il a beaucoup travaillé à la colonisation de l'Ouest par des Québecquois et des métis catholiques. On voit un autre Taché, Etienne Pascal, revendiquer hautement les droits des Canadiens-Français, tout en condamnant les violences inutiles, lors des troubles de 1837-1840; il fit partie, comme ministre des Travaux publics, du cabinet de conciliation Lafontaine- Baldwin. M. Jos. Marmette, qui est venu si souvent en France pour inventorier le fonds canadien de nos archives coloniales, était un petit-fils d'Etienne-Pascal Taché.

Dans les alliances des familles qu'étudie M. Roy, on rencontre quelques noms étrangers, et même celui d'une « sauvagesse >> de la nation des Outaouais; mais les mariages entre CanadiensFrançais sont les plus ordinaires, de sorte que le sang français se perpétue et même se propage dans tout le Bas-Canada. Les familles sont pour la plupart très nombreuses, huit, dix, jusqu'à seize enfants. Une race ainsi adaptée au climat, remarquablement vigoureuse et prolifique, offre une résistance énergique à toute tentative d'absorption par les races voisines. Dans le tourbillon présent de la vie américaine, il est certain cependant que cette persistance ethnique ne peut plus signifier indifférence, insensibilité au milieu extérieur; l'anglais est la langue des affaires, même en Bas-Canada, il se glisse des termes anglais dans la conversation courante, dans les journaux; les Canadiens Français se mêlent activement à la vie politique du Dominion; on ne peut nier malgré tout qu'ils ne demeurent une race, aujourd'hui pleinement consciente d'elle-même. Des livres comme ceux de M. Roy, en rassemblant ses titres de noblesse, sont donc là-bas, en quelque mesure, une œuvre nationale. Et nous ne pouvons manquer, en France, de saluer avec sympathie les érudits qui nous racontent comment a levé, sur le sol américain, la bonne semence française.

HENRI LORIN.

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