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LES DÉCLARATIONS DU PRINCE DE BULOW

AU REICHSTAG

SUR LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DE L'ALLEMAGNE

Le Reichstag a consacré sa première séance de rentrée, le 14 novembre, à la discussion de l'interpellation de M. Bassermann sur la politique extérieure de l'Empire. Aussitôt après l'exposé de M. Bassermann, dont l'initiative avait d'ailleurs été concertée d'avance avec le chancelier, le prince de Bülow a pris la parole et a fait les déclarations suivantes :

Discours du chancelier prince de Bülow.

Messieurs,

Avant d'entrer dans le vif de la discussion, je voudrais exprimer mes remerciements, non pas seulement à cause des nombreuses marques de sympathie personnelle que m'ont témoignées les membres du Reichstag pendant ma maladie, mais je voudrais aussi remercier le Reichstag en tant que corps, ainsi que son distingué président, de cette place qu'avec, l'aide de Dieu je reprends aujourd'hui.

Je le fais dans les sentiments de conviction qui m'ont toujours pénétré depuis le jour de mon entrée en fonctions que le Conseil fédéral, le Reichstag et le chancelier travaillent ensemble, de par la Constitution et sur le terrain de la Constitution, pour le bien de la patrie.

Ils forment le plain-pied du bâtiment de l'Empire, dont les fondements ont été posés depuis une génération d'hommes, bâtiment sacré par le sang des milliers de ceux qui sont couchés depuis Düppel et Alsen jusqu'aux vallées du Jura.

Dans ce bâtiment s'incorpore la pensée de l'unité allemande; ce qui touche une partie touche aussi les autres.

En réponse à l'interpellation, je vais maintenant entrer dans le détail de nos relations internationales et de notre position dans le monde, en me réservant de revenir, dans le cours des débats, sur plusieurspoints touchés par M. Bassermann.

Les relations franco-allemandes.

D'abord, en ce qui touche nos relations avec la France, il faut, comme je le crois, distinguer entre ce qui serait désirable et ce qui est possible d'après la situation des choses.

La pensée d'une entente plus étroite et d'une alliance avec la France, telle qu'elle apparaît ici et là dans les journaux, n'est pas réalisable, étant

donnée l'opinion publique en France. Moins nous nous ferons d'illusions à ce sujet et mieux nous nous en trouverons.

Les raisons, pour cela, sont à chercher dans les événements du passé, qui sont jugés par nous et par nos voisins de l'Ouest d'une façon diffé

rente.

Cela tient aussi à la vivacité du patriotisme français, que l'on pourrait taxer, suivant le cas, d'amour-propre exagéré ou d'orgueil national digne d'être imité; moi, personnellement, je penche pour cette dernière manière de voir.

Il y a de nombreuses années, j'eus l'honneur, à Paris, d'être en relations avec un grand et très illustre Français.

Je lui conserve un souvenir de reconnaissance parce qu'il fut pour moi, qui n'étais alors qu'un jeune secrétaire d'ambassade, d'une grande bonté et affabilité c'était Léon Gambetta.

Je me souviens comment, un soir, dans des traits courts, énergiques, lapidaires, il m'expliqua son attitude et son activité après Sedan, comme membre du gouvernement de la Défense nationale, dont il était l'âme.

« La France, me disait-il, était tombée sur ses genoux; je lui ai dit : Debout, et marche! >>

<«< Dans les grands moments, ajoutait Gambetta, celui qui gouverne la << France a le sentiment d'avoir un thermomètre dans la main : une pres<<sion de celle-ci fait monter ou descendre le mercure. Dans ces moments«<là, dans les grands moments, on peut tout faire de la France. »

Quand Gambetta me disait cela, à moi, jeune homme, je pensais en moi-même : Puisse notre nation, si une catastrophe pareille à celle qui frappa l'Empire français frappe un jour le peuple allemand, trouver des hommes qui luttent jusqu'au bout avec un tel patriotisme inébranlable! Je voudrais ajouter que c'est justement cette vivacité du patriotisme français, cetie fierté fortement tendue du peuple français, par conséquent les brillantes qualités traditionnelles de nos voisins si pleins de tempérament, qui nous entraînent à être en vedette au point de vue militaire afin de conserver, non point là-bas, au pied des Vosges, le pays perdu, qui fut reconquis par des flots de sang allemand, mais aussi l'unité de la nation, obtenue enfin si tard et avec tant de peine en même temps que notre situation comme puissance était regagnée.

Je n'oublierai jamais la parole que me dit un jour un fin historien et un fin diplomate français: «La paix de Westphalie, qui a fait la France, a « défait l'Allemagne. »

Je laisse à nos historiens, je laisse à chaque Allemand qui pense, le soin de tirer de cette parole les conclusions nécessaires.

La France était un royaume fort et unifié, en un temps où l'Allemagne et l'Italie n'étaient encore que des entités géographiques; c'était un solide bloc de marbre entre des plaques de mosaique disjointes.

C'était par conséquent une sorte de nécessité absolue que dans chaque ou presque dans chaque rencontre avec l'un de ces deux pays voisins, si ce dernier n'était pas soutenu par un tiers, la France fùt la plus forte.

Les chefs de la politique française, depuis Richelieu jusqu'à Napoléon III, ne se faisaient non plus aucune illusion sur les rapports qui existaient entre la prépondérance de la France, la prépondérance légitime, comme les Français l'appelaient, et les dissentiments politiques qui existaient dans ces deux autres pays voisins. Le grand reproche qui a été fait à Napoléon III a été de n'avoir pas pu empêcher la procédure de l'unité italienne et de l'unité allemande.

Ce fut en combattant ce côté de la politique du second Empire que Thiers arriva à la gloire.

Je n'ai pas besoin de montrer davantage comment la politique française, des siècles durant, prêta la main aux querelles intestines allemandes en prenant parti pour les courants, pour les éléments centrifuges.

1870 vint mettre un terme à cette longue période de coopération française en Allemagne. Alors l'Allemagne ne reconquit pas seulement les territoires frontières qui lui avaient été arrachés au temps de sa désunion, partant de son impuissance, mais en même temps l'unité au dedans et l'unité au dehors.

Cette dernière conquête empêchera encore plus efficacement que la prise de Metz et de Strasbourg, qu'à l'avenir un territoire allemand devienne l'enjeu de l'esprit d'aventure de l'étranger.

L'Italie, l'autre voisine de la France, n'est plus, non plus, une mosaique. Elle peut aujourd'hui, comme grande puissance, unifiée et fortifiée par la Triple Alliance, se rapprocher de la France sans craindre par la d'être sous la dépendance de sa puissante voisine.

Il est bien compréhensible que le fier patriotisme français trouve dur de se faire à la réalité du présent, principalement d'assister au réveil et au renforcement de la conscience du peuple allemand, qui demande l'entière égalité de traitement avec les autres peuples.

L'incident du Maroc n'a rien changé non plus à cette situation, quoiqu'il ait montré de nouveau d'une façon réjouissante que deux grands peuples veulent vivre en paix l'un avec l'autre.

J'entends dire quelquefois qu'il y a des Français qui désirent un rapprochement avec nous.

En particulier, tel ou tel Français m'a aussi montré que des rapports plus intimes seraient à souhaiter avec l'Allemagne. Mais publiquement, il n'y a pas eu un ministre, pas un député, qui ait défendu ce point de vue devant le peuple; je parle, bien entendu, de relations qui seraient acceptables pour nous. (Cris à gauche : Et Jaurès?)

M. DE BULOW. Jaurès? Une hirondelle ne fait pas encore le printemps. Mais ce qui est possible entre nous et la France, ce sont des relations correctes. J'espère, et je crois, que je puis dire: Nous espérons tous, sans différences de partis, de la droite à la gauche, que le nombre des Français raisonnables qui, en principe, repoussent l'idée d'une guerre agressive contre l'Allemagne augmente, et que le nombre de ceux qui ne craignent la guerre que parce qu'elle pourrait à la fin être défavorable pour la France, diminue.

Nous espérons tous, chez les deux peuples, que l'idée progressera, que pour les deux peuples il n'y a aucun intérêt à courir le risque énorme et l'horrible malheur d'une guerre, et qu'il est de l'intérêt des deux côtés de ne pas troubler la paix mutuelle.

Ce qui paraît encore plus probable, c'est que deux peuples qui se rencontrent et qui travaillent ensemble sur le terrain économique, sur le vaste terrain des entreprises industrielles et financières, s'entendront peutêtre un jour aussi sur telle ou telle question coloniale.

Je fais remarquer ici expressément que nous ne pensons nullement à nous glisser entre la France et la Russie, ou entre la France et l'Angle

terre.

Nous ne pensons surtout pas à faire de la rupture de l'amitié entre les puissances occidentales l'objet de nos efforts, avoués ou secrets.

L'alliance franco-russe, depuis son origine, n'a pas été un danger pour

la paix; au contraire, elle s'est montrée comme un poids à la marche régulière de l'horloge du monde. Nous espérons que l'on pourra dire la même chose de l'entente cordiale anglo-française. Les bonnes relations entre. l'Allemagne et la Russie n'ont nullement rompu l'alliance franco-russe; les bonnes relations entre l'Allemagne et l'Angleterre ne peuvent, non plus, être en contradiction avec l'entente cordiale, si celle-ci poursuit des buts pacifiques.

L'entente cordiale, sans de bonnes relations des puissances occidentales avec l'Allemagne, serait un danger pour la paix européenne.

Une politique qui aurait pour but d'enfermer l'Allemagne dans un cercle de puissances pour mieux nous isoler et nous paralyser, serait une politique dangereuse pour la paix de l'Europe.

La formation d'un anneau n'est pas possible sans exercer une certaine pression; une pression produit une contre-pression; pression et contrepression peuvent finalement produire des explosions.

Voilà pourquoi il est particulièrement heureux que justement, dans les journaux français, la pensée ait été exprimée, qu'une bonne entente entre l'Allemagne et l'Angleterre est nécessaire pour le maintien de la paix, et qu'il y va aussi, à cause de cela, de l'intérêt français. (Voix : Très vrai!)

L'Allemagne et l'Angleterre.

Entre l'Allemagne et l'Angleterre, il n'existe pas d'oppositions politiques. quelque peu profondes. Il s'est produit des mécontentements entre les deux peuples, et, comme c'est d'ordinaire le cas dans la vie, la faute en revenait à peu près également à chacune des deux parties, mais jamais on n'a observé aucun acte qui fùt hostile. Au point de vue intellectuel, artistique et scientifique, l'Allemagne et l'Angleterre sont en étroites relations. Au point de vue économique, elles sont également indispensables l'une à l'autre.

Combien de fois n'ai-je pas démontré l'absurdité de l'opinion d'après laquelle l'extension donnée à notre flotte serait dirigée contre l'Angleterre? Combien de fois n'ai-je pas exposé qu'il était vraiment impossible de comprendre les craintes qu'inspirait à certains milieux anglais une puissante flotte allemande, dont la puissance est d'ailleurs encore à créer ? Nous ne songeons pas, en effet, à construire une flotte aussi puissante que la flotte anglaise, mais c'est notre droit et notre devoir d'entretenir des forces navales qui répondent à l'importance de nos intérêts commerciaux ainsi qu'à la nécessité de défendre les intérêts que nous possédons au delà des océans et de protéger les côtes de notre pays.

Pourquoi n'aurions-nous pas, aussi bien que d'autres, le droit de construire des navires de guerre et d'entretenir une marine?

Depuis sa reconstitution, l'Empire allemand n'a cessé d'entretenir des relations pacifiques avec toutes les puissances, et bien peu nombreux sont les Etats dont on en pourrait dire autant. De même, dans l'avenir, aucune perturbation de la paix, aucune agression ne partira de nous.

Le prince de Bismarck avait coutume de dire: « En Serbie, nous sommes Autrichiens; en Bulgarie, Russes; en Egypte, Anglais. »

Depuis l'époque de Bismarck, nous n'avons pas davantage cherché à créer à l'Angleterre des difficultés en Egypte.

L'Allemagne et la Triple Alliance.

Parlant ensuite de l'attitude de l'Italie à la conférence d'Algésiras le chancelier de l'Empire s'exprime en ces termes:

Nous n'avons pas à nous plaindre de l'attitude du gouvernement italien L'Italie se trouvait, en effet, à la conférence dans une situation difficile. Il existait, entre elle et la France, certaines conventions relatives au Maroc et dont nous savons qu'elles n'étaient pas contraires aux clauses de la Triple Alliance. Aussi, lorsque la façon dont on voulait ignorer les droits que les traités nous assuraient au Maroc nous força à agir; lorsqu'il en fut résulté, finalement, la conférence d'Algésiras, l'Italie se trouva dans une situation difficile, dans laquelle le gouvernement italien a agi correctement à notre égard.

A ce propos, je tiens à affirmer que tous les bruits relatifs aux menées d'agents en Tripolitaine sont de pures inventions.

La Triple Alliance n'a pas encore eu l'occasion d'être mise à l'épreuve en pratique, et, si cela lui a été épargné, c'est à cause de son existence même c'est parce qu'elle réunissait en une alliance les Etats de l'Europe centrale. C'est là ce qui a beaucoup contribué à éloigner le gros danger qui menaçait la paix de l'Europe, c'est ce qui prouve que, même à l'heure présente, la Triple Alliance a des avantages considérables sur toutes les autres combinaisons politiques imaginables.

La Triple Alliance a aussi cet avantage qu'elle rend impossible tout conflit entre les trois puissances alliées.

Le prince de Bülow fait ressortir alors combien sûr fut l'appui que l'Autriche-Hongrie a prêté à l'Allemagne à la conférence d'Algé

siras.

Il repousse ensuite les allégations d'après lesquelles l'Allemagne voudrait s'immiscer dans les affaires intérieures de la monarchie des Habsbourg. De bonnes relations avec l'Autriche-Hongrie répondent, dit-il, actuellement, comme du temps de Bismarck, à l'intérêt de l'Allemagne.

L'Allemagne et la Russie.

Passant ensuite à la Russie, M. de Bülow fait la déclaration sui

vante :

Nous n'interviendrons pas non plus dans la Pologne russe. Si l'incendie devait franchir nos frontières, nous saurions l'éteindre chez nous et personne ne nous empêchera, mais nous n'aiderons pas les autres à l'éteindre chez eux. Nous désirons que le gouvernement russe réussisse à sortir des difficultés intérieures actuelles, car une Russie puissante et saine au point de vue intérieur est un facteur précieux du maintien de l'équilibre en Europe et dans le monde. Je me réjouis de pouvoir constater que nos relations avec la Russie sont bonnes et amicales et, depuis longtemps, n'avaient pas été aussi calmes, aussi correctes qu'à présent.

Depuis plusieurs mois, des négociations se poursuivent entre l'Angle

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