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700 francs donnés comme cadeau de noces à chaque ménage avaient consenti à franchir la mer, n'eurent pas plus tôt achevé de gaspiller cette petite somme qu'elles abandonnèrent leurs maris! Bientôt les célibataires suivirent leur exemple et abandonnèrent à leur tour Aïn-Fouka, si bien qu'un an après sa fondation, la population du nouveau village se trouvait réduite à 46 personnes; des colons militaires amenés successivement au même endroit, les deux tiers avaient déserté 2!

Ainsi, au moment même où Bugeaud se plaisait à proclamer la possibilité de recruter des colons militaires, les faits lui infligeaient un démenti formel. Et c'est encore un démenti de même nature que lui infligea, un peu plus tard, une nouvelle expérience, tentée dans des conditions à peu près identiques, à 41 kilomètres au Sud-Ouest d'Alger, à égale distance de Blida et de Boufarik, à Béni-Mered. Là, au milieu d'un territoire fertile, arrosé par un cours d'eau qui ne tarit pas, et facile à cultiver, furent introduits avec un égal insuccès, dans un village commencé en 1842 par le génie militaire, des éléments se rapprochant beaucoup de ceux que le général avait introduits à Aïn-Fouka l'année précédente, non plus des soldats libérables, mais des hommes ayant encore à demeurer quelques années sous les drapeaux. L'expérience pouvait sembler concluante; mais Bugeaud, avec sa ténacité coutumière, ne la jugea pas encore telle, et on le vit, tandis que le ministre de la Guerre, le maréchal Soult, désapprouvait les colonies militaires comme inconciliables avec l'état actuel de la législation de l'armée', soutenir une opinion contraire à la tribune de la Chambre des députés et entreprendre à Mahelma, en un point où avait été fondé en 1836 un camp qui fut un des avant-postes du Sahel, un troisième essai. Au poste jusqu'alors gardé par des zouaves, Bugeaud substitua un village que bâtirent en six mois des soldats disciplinaires, et que vinrent ensuite peupler des colons

1 Une indemnité de 500 francs à tout soldat qui voudrait se marier, une dot de 200 francs à chaque jeune fille qui accepterait d'épouser un colon militaire (Loris DE BAUDICOUR, ouvr. cité, p. 141-142).

ROUIRE, art. cité, p. 868-869.

3 « On m'objectera peut-être qu'il sera difficile d'en trouver, et que si le gouvernement se charge de les établir, ils coûteront fort cher. Je réponds qu'on en trou« vera, si l'on veut faire une loi qui donne aux soldats des garanties suffisantes, et « leur permette d'appliquer quelques années du service obligé à se créer une proa priété et une famille dont l'existence serait assurée. » (L'Algérie, p. 35.)

La chose est déclarée dans le rapport de la commission constituée pour l'examen des crédits extraordinaires demandés en 1813 pour la colonisation de l'Algérie (Rapport du 13 mai 1843).

5 Discours du 24 janvier 1845. Cf. aussi sa brochure De la colonisation en Algérie (Paris, A. Guyot, 1847, in-8° de 95 p.), note 1 de la p. 49.

militaires; mais, une fois encore, l'expérience se montra contraire aux idées du gouverneur général, et c'est seulement (comme à Béni-Mered) après l'adjonction de colons civils que Mahelma devint, comme le constatait Jules Duval en 1859', « le plus prospère des villages fondés par les condamnés mili<«<taires » et «< un des plus beaux » du Sahel.

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IV.

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Si la colonisation militaire trompa ainsi les espérances de Bugeaud, la colonisation civile se montra par contre, comme le déclarait le maréchal Soult le 13 août 1841, « le premier élé<<ment de conservation » du pays; elle fut vraiment «< un des grands moyens d'utiliser la conquête » et mieux qu'un «< moyen « secondaire de la consolider ». Le gouverneur général de l'Algérie, dans un travail duquel il est possible de relever ces expressions, considérait les colons civils comme des auxiliaires de l'armée d'occupation; aussi fit-il collaborer ceux qu'il établit dans les villages du Sahel à la garde et à la défense de l'obstacle continu, c'est-à-dire d'un large fossé creusé au travers de la Mitidja pour mettre une partie de la plaine à l'abri des incursions arabes.

Jusqu'en 1841, le gouvernement ne s'était pas préoccupé de favoriser le passage des familles d'agriculteurs disposées à se rendre en Algérie; aussi était-ce surtout des artisans ou des commerçants qui avaient traversé la Méditerranée pour venir s'établir dans les ports occupés par nos soldats; comme agriculteurs, on ne comptait guère que les paysans introduits sur leurs propres terres par les propriétaires de grands domaines 3. A partir de la nomination de Bugeaud comme gouverneur général il en est autrement dès lors, on se préoccupe de procurer aux émigrants le passage gratuit pour eux et pour les leurs, on leur assure des indemnités de route en France même, et on guide leurs premiers pas, on encourage leurs premiers essais de culture en Algérie. Aussitôt se dessine un véritable courant, dont le gouverneur général constate (avec quelque exagération peutêtre) l'existence dès 1842*, mais qui est, et qui va en s'accen

1 L'Algérie. Tableau historique, descriptif et statistique (première édition, révisée et complétée. Paris, Hachette, 1859, in-18), p. 168.

2 BUGEAUD: L'Algérie, p. 31.

3 C'est ce que constate Bugeaud dans son travail si souvent cité de 1842 : « En << admettant que l'on puisse donner le nom de colons à tous les Européens qui sont « venus en Afrique et qui sont presque tous des marchands et des artisans, nous « n'en aurions pas encore 40.000. » (L'Algérie, p. 38.)

4 « Il y a déjà, écrit-il (L'Algérie, p. 25-26), un mouvement extraordinaire vers <«<l'Algérie ; les personnes et les capitaux y affluent de toutes parts et demandent à « s'y placer; les propriétés ont doublé de valeur; partout on bâtit, partout on travaille; « on plante, on cultive avec une ardeur extreme; les transactions se multiplient << d'une manière inespérée. » Néanmoins, en 1843, le rapporteur de la commission

tuant au cours des années suivantes. « En 1843, il est délivré << 5.666 permis de passage individuels ou de famille, qui portent << sur 14.137 personnes, dont 12.675 Français »; en 1844, on constate la présence de 16.234 personnes de plus que l'année précédente. « En 1845, l'afflux est plus fort encore: 46.000 per<< sonnes arrivent en Algérie; le solde net des arrivées diminué « des départs atteint 20.000 . »

2

Conséquence naturelle de cet afflux de population, qui n'introduit pas seulement dans la colonie des agriculteurs, mais aussi des ouvriers de métier, terrassiers, maçons, charrons, forgerons, charpentiers, etc. : les centres agricoles se multiplient. L'administration en avait fondé 7 en 1842; elle en crée 14 en 1843, 17 en 1844; et si, au cours des années suivantes, elle ne constitue guère de nouveaux villages, du moins veillet-elle avec un soin louable au développement de ceux qui existent déjà. Pour les faire réussir, elle déploie une ingéniosité et une souplesse remarquables, elle « s'efforce de donner «satisfaction à tous les besoins et d'utiliser toutes les opportu<< nités ». Non content de faire construire par la main-d'œuvre militaire les villages dont les colons ne vont pas tarder à prendre possession, Bugeaud lui fait encore planter quelques arbres et défricher une partie du terrain sur la concession que recevra chacun d'eux, il lui fait établir routes et moyens divers de communication; il autorise les colons originaires d'une même région (Provençaux, Prussiens rhénans) à demeurer groupés dans différents centres; il crée sur le bord de la Méditerranée, dont il sait la richesse en poissons de toute espèce, trois villages de pêcheurs; il songe à « faire marcher de front la colonisation « arabe avec la colonisation européenne 3 », et à éviter le refoulement indigène, qu'il estime injuste et malhabile. En même temps, il se départit à l'égard de la colonisation libre d'une partie de ses préjugés; il a débuté par la rudoyer et la maltraiter pour favoriser la colonisation officielle; dès 1843, il concède à

des crédits extraordinaires constate que « les colons sérieux, ceux qui se vouent << avec leur famille à la culture de la terre, sont encore dans de faibles proportions » (cité par H. PEUT : Précis de l'histoire de la colonisation française en Algérie. Annales de la colonisation algérienne, t. Ier, 1852, p. 130) et en 1845, dans sa brochure sur l'Algérie (Paris, Rignoux, in-8° de 44 p.), T. Fortin d'Ivry reconnait (à la p. 23) que « la colonisation d'Afrique a été jusqu'à présent par nécessité « urbaine plutôt que rurale. »

I DE PEYERIMHOFF : Enquête..., t. Ier, p. 23, et H. PÊUг, art. cité, p. 136.

2 DE PEYERIMHOFF, Enquête., p. 23. Cf., pour la justification de cette phrase, les p. 23-25 de l'Enquête.

3 BUGEAUD Quelques réflexions sur trois questions fondamentales de notre établissement en Afrique (mémoire anonyme de 1846), reproduit en partie en 1847 dans De la colonisation en Algérie (Paris, A. Guyot, in-8° de 95 p.) — Cf. la p. 81 de cette brochure.

la Société des Trappistes, qui s'offre à collaborer à l'assainissement et à la mise en valeur du pays, l'ancien camp de Staouéli et 1.020 hectares de terre y attenant; bien que très sceptique à l'égard de la grande colonisation', il n'hésite pas à accorder à Borelly de la Sapie l'autorisation de reprendre, sur le territoire de la commune de Boufarik, l'exploitation d'un des territoires les plus riches et les plus insalubres de la Mitidja, de l'ancien haras des beys d'Alger, Souk-Ali (1844); il concède encore à l' « Union agricole >> 3.000 hectares auprès de Saint-Denis-du-Sig (1845), et à des capitalistes français et espagnols l'entreprise de la création de nouveaux villages (1846-1847). Ainsi, en dépit de quelques erreurs initiales et, au début aussi, « d'une brusquerie et même « d'une dureté un peu maladroites », personne, plus que Bugeaud, n'a fait preuve d'intelligence active et de sollicitude prévoyante, d'absence de parti pris et d'ingéniosité, en même temps que d'esprit de suite et de sens pratique, dans l'œuvre délicate et difficile entre toutes de la colonisation.

Du moins ces efforts persévérants portèrent-ils leurs fruits. En 1846, en effet, l'Algérie comptait déjà 14.762 colons ruraux sur une population civile totale de 109.400 âmes, et de ces 14.762 colons ruraux, qui avaient mis en culture 12.474 hectares, 9.167 étaient des Français ".

V. C'est sur les bords de la Méditerranée, dans les grandes plaines côtières et sur les coteaux maritimes, que s'étaient établis ces colons eux-mêmes, ou qu'ils avaient été établis par l'administration. N'était-il pas tout naturel qu'il en fût ainsi? Par la mer seule, en effet, se trouvaient assurées les relations avec la métropole, et seul encore, au début du gouvernement de Bugeaud, le littoral de l'ancienne Régence était à peu près soumis à notre domination; en outre, et quoi qu'aient pu prétendre des esprits chagrins, ces territoires étaient, sauf au voisinage immédiat des villes, à peu près vides d'indigènes et d'exploitations agricoles. Comme le fait très justement remar

1 C'est à son sujet que Bugeaud a écrit : « L'Etat s'expose à donner des espaces «< considérables qui ne recevront qu'une population rare de mercenaires ou qui n'en << recevront pas du tout. » (De la colonisation en Algérie, p. 81.)

Par provinces, ces différents totaux se décomposent de la manière suivante :

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Ils nous ont été fournis par les chiffres que donne H. Peut, aux p. 197, 198 et 200 du t. I des Annales de la colonisation algériennes (dans son Précis de l'histoire de la colonisation française en Algérie), et s'entendent abstraction faite de Bône et de La Calle.

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quer M. de Peyerimhoff', « ni la plaine, ni le bord de la mer << ne convenaient, en effet, aux populations locales de la Ré«gence. Le voisinage de la mer ne leur assurait aucun avan«tage, puisqu'elles ne s'adonnaient ni à la navigation, ni à la pêche; il les laissait exposées à des incursions dangereuses, « et ne leur offrait en retour que des terres broussailleuses, « d'un défrichement difficile et d'un faible rendement en cé«réales. La plaine était, elle aussi, trop largement ouverte « pour inspirer à des tribus que l'expérience avait rendues pru<< dentes le désir d'y faire un établissement à demeure; d'ailaleurs elle était en général marécageuse, insalubre, et les terres << profondes et fortes se prêtaient mal à des labours d'attelage léger et de faible outillage ».

Est-ce à dire que la dépossession en bloc des tribus indigènes qui avaient dû, parfois malgré elles, obéir aux ordres d'Abd-elKader et dont les territoires se trouvaient à la convenance de l'administration n'ait pas été une mesure à la fois inique et impolitique? Nullement. Et Bugeaud, qui la jugeait telle 2, fit tout son possible pour en pallier les effets. Aussi convient-il de remarquer que, lors de l'abolition du séquestre, les indigènes rentrèrent en possession des territoires qui avaient le plus de valeur à leurs yeux; ainsi ne se trouvèrent-ils évincés que des parties du sol auxquelles ils tenaient le moins. Ces faits ont naguère été mis en pleine lumière, mais il est équitable d'y insister, car ils sont tout à l'honneur de la colonisation algérienne, soit à l'époque de Bugeaud, soit dans les années suivantes. Voulez-vous savoir exactement sur quelles terres les colons durent exercer leur activité et leur travail; écoutez ce qu'en a dit, en 1865, un auteur bien informé, et dont tous les écrits sont marqués au coin de l'exactitude et de la modération tout ensemble. Des 700.000 hectares au maximum que possèdent actuellement les colons, déclare le Dr Warnier dans son ouvrage intitulé l'Algérie devant l'Empereur, « plus de la moitié était «<en palmiers-nains, dont le défrichement coûte de 300 à

500 francs l'hectare; le quart en marais pestilentiels dont <«<l'assainissement a coûté aux colons beaucoup plus que de gros «sacrifices d'argent; et le reste 175.000 hectares au maxi

P. 176.

1 Enquête sur les résultats de la colonisation officielle de 1871 à 1895, t. Ier, 2 V. les dernières pages (p. 89 et suiv.) de la brochure De la colonisation en Algérie, où est reproduit (depuis la p. 73) un chapitre des Quelques réflexions..... distribuées aux députés en 1846.

Paris, Challamel aîné, 1865, in-8° de x-328 p.

Cf. les p. 108-110 et la note 1 de la p. 108, où sont énumérés les territoires couverts, avant les travaux des colons, soit de palmiers nains, soit de marais.

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