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toutes les situations, au commerce, à l'industrie, aux mines, à l'enseignement, au barreau, à l'administration, à la presse, etc., et plusieurs d'entre eux avaient une grande expérience. En résumé, il y avait là tous les éléments pour un merveilleux congrès, si ces éléments avaient été dirigés, disciplinés. Mais le moyen de diriger, de discipliner tant d'hommes qui ne se sont jamais rencontrés auparavant, qui viennent de tant de pays différents, qui ont tant d'idées, de sentiments, d'intérêts opposés, et des mentalités si diverses ? Dans telle section, par exemple la troisième ou la quatrième, qui traitaient de l'Education des indigènes et de la Justice, en dépit des efforts du président, les Tunisiens absorbèrent les trois quarts de notre temps. et se plaignirent encore qu'on ne leur en donnât pas assez.

Donc, dans le Congrès colonial de Marseille, à cause même de l'abondance des matières soumises à l'étude, par suite de la multiplicité des sections, par suite aussi du nombre très considérable des congressistes et de la variété de leur origine, de leur pays, de leurs goûts, il y eut un peu de désordre et de confusion, désordre et confusion inévitables, dont personne n'était responsable, mais dont tout le monde souffrait.

Aussi, lorsque M. Chailley, dans la dernière assemblée générale, proposa de mettre à l'étude l'organisation des futurs congrès, et marquant à grands traits les lignes dans lesquelles devraient se tenir ces congrès, indiqua qu'ils ne traiteraient chaque année que d'une seule colonie ou d'un seul groupe de colonies, que les rapports seraient imprimés d'avance et envoyés à tous les congressistes, tout le monde fut unanime pour adopter sa proposition,

Les futurs congrès coloniaux pourront être désormais aussi nombreux, aussi sérieux que celui de Marseille, mais ils seront mieux préparés et surtout plus délimités, plus précis dans le sujet traité et partant plus utiles.

J'ai voulu marquer, en commençant, le côté défectueux de cette grande manifestation coloniale. Il me reste une seconde tâche à remplir, beaucoup plus agréable et beaucoup plus facile : c'est d'en dire tout le bien qu'elle mérite.

On en a déjà deviné une partie.

Rarement d'abord congrès colonial réunit autant de personnages illustres, autant de compétences diverses, autant de bonnes volontés Chailley, de Lanessan, Robert de Caix, G. Mourey, Desbief, Bohn, Ballande, D' Heckel, Esnault-Pelterie, Dybowski,

E. Perrier, D' Kermorgant, Charles-Roux, Dareste, le général Famin, Froidevaux, Aug. Terrier, H. Lorin, Brenier, etc.

Les rapporteurs étaient ordinairement des hommes d'une réelle compétence et d'une incontestable valeur. De plus, en dehors des rapports officiels, plusieurs communications furent faites qui ne le cédaient à aucun rapport. Des discussions aussi eurent lieu, très utiles pour préciser une question, parce qu'elles émanaient d'hommes pratiques, de vieux colons que l'expérience de la vie et l'usure des faits avaient assagis. Et il est certain que tous ces travaux, réunis en deux ou trois volumes, ou même plus, constitueront un recueil d'un grand prix.

Impossible, en effet, de rien entendre de plus exact et de plus complet que la communication par exemple de M. Brenier sur la Culture de la soie en Indo-Chine, ou celle de M. Haffner sur celle du Ficus elastica et de l'Hevea Brasiliensis dans le même pays; ou que les deux rapports de M. Jully sur le Régime économique et l'organisation commerciale de Madagascar. Le rapport sur la Navigation et la Marine marchande fut plein de mesure et d'aperçus heureux; celui de M. Rivals, sur les Graines oléagineuses, rempli de renseignements; ceux sur les Cultures industrielles seraient tous à citer, de même ceux sur les Chemins de fer, sur l'Education, etc. Celui de M. Vuilliez, avocat général à la cour d'appel d'Aix, provoqua une vive discussion. Reprenant une idée que M. Guiraud n'avait pu faire prévaloir en 1900, M. Vuilliez demandait que, dans les pays de conquête récente, l'autorité judiciaire pût se confondre avec l'autorité administrative. Il soutint cet avis, avec beaucoup de mesure, comme une nécessité et comme une exception. On le combattit vivement, et en fin de compte il fut battu.

Nous ne pouvons entrer ici dans le détail ni de ces rapports, ni de ces communications, ni de ces discussions. On les lira plus tard, quand ils seront imprimés, et il pourra être avantageux de revenir alors sur telle ou telle question plus intéressante ou plus pratique. Le seul point qu'il importe de noter comme un heureux indice d'une transformation dans notre esprit colonial, c'est la modération, la prudence de ces communications ou de ces rapports, la courtoisie et la tranquillité de ces discussions.

Il y eut quelques exceptions. Des jeunes et des éloquents employaient facilement les hyperboles ou se grisaient de leur parole, mais ils n'avaient pas d'écho. Des hommes à thèses ou à idées. préconçues parlèrent parfois de ce qu'ils ne connaissaient pas suffisamment, ou essayèrent d'imposer une théorie qui ne pouvait convenir aux circonstances; mais l'intervention d'un

homme qui avait mis la main à la charrue suffisait pour tout remettre en place. A certains indices, on aurait pu craindre que les malheureuses passions qui nous divisent de si déplorable façon à l'heure actuelle ne trouvassent un écho au Congrès; mais la parole modérée d'un sage, président de section ou homme d'autorité, suffisait pour tout prévenir. Dans l'ensemble, tous, ou à peu près tous, firent preuve d'une grande largeur de vues, d'un véritable esprit de tolérance et de libéralisme pratique, qui me confirmèrent à maintes reprises dans cette pensée intime que bien des gens en France en ont assez des divisions et des persécutions et que nous arriverions vite à nous entendre, au lieu de nous combattre, si d'aucuns ne trouvaient leur intérêt dans ces divisions. Beaucoup enfin firent preuve d'une connaissance des faits, d'une science pratique, d'une expérience tout à fait remarquables.

En matière d'éducation, si l'on n'avait affecté d'ignorer presque partout l'enseignement libre, parce que donné par des missionnaires, il n'y aurait eu qu'à louer, dans l'ensemble, ce qui fut dit. Evidemment des hommes avancés, des progressistes, comme un président les appela, des jeunes comme tout le monde pouvait les voir, demandaient l'éducation gratuite, primaire, secondaire, supérieure, pour tous les indigènes, l'enseignement obligatoire du français, etc., etc. Mais quand le président de la réunion, M. Chailley, leur répondait que, pour lui, il se déclarerait satisfait si des Annamites, dans les endroits reculés, sachant lire, écrire et compter dans leur langue, apprenaient à mieux cultiver la terre ou à exercer un métier, sauf à rendre accessible une instruction plus complète à quelques enfants exceptionnellement doués, tout le monde l'approuvait.

En matière de justice, la même note calme et la même notion juste des choses et des milieux fut constamment observée.

Ce sont là d'heureux symptômes, et quand une discussion est ainsi conduite, quand elle se tient dans ces limites de modération, d'étude, des faits, de réserve et de justesse, un congrès est certain de faire œuvre utile.

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Telle fut donc la physionomie générale du Congrès de Marseille. Il nous reste maintenant, à signaler deux courants d'idées, deux tendances qui le dominèrent et qui lui donnèrent sa note caractéristique et son importance: je veux dire la tendance vers l'autonomie administrative, et la tendance vers la réciprocité, sinon vers l'autonomie douanières.

Quelques remarques sur chacun de ces deux courants.

Quand la France commença à coloniser, sous l'ancien régime, le but poursuivi et le plan de colonisation adopté furent très simples. On peut les ramener aux trois points suivants.

1° Nous manquions en France de beaucoup de denrées coloniales, dont l'usage devenait chaque jour plus fréquent et que notre sol ne pouvait produire : sucre surtout, café, épices, etc. Donc, il fallait avoir dans les pays chauds des possessions qui produisissent ces denrées et les produisissent exclusivement pour nous.

2o Nous avions en France des récoltes, et nous fabriquions des produits industriels dont ces possessions lointaines avaient besoin. Nous devions alors, comme contre-partie de leurs exportations, leur imposer nos récoltes et nos produits métropolitains.

3o Enfin, comme tous les échanges entre nos colonies et nous, importations et exportations, étaient français, il devenait naturel qu'ils se fissent tous par bateaux exclusivement français. Et cela, à un autre point de vue, était très heureux pour le développement de notre marine marchande et aussi pour celui de notre marine de guerre.

En résumé, nos colonies, sous l'ancien régime, étaient comme des fermes lointaines que nous seuls alimentions, dont nous seuls pouvions recevoir les produits et qui étaient rattachées à la mère patrie par une navigation exclusivement française 1.

C'est à ce point de vue qu'il faut se placer pour comprendre, par exemple, le peu de sympathie qu'inspiraient chez nous nos possessions canadiennes, où ne croissaient pas les denrées coloniales dont nous avions besoin, où croissaient, au contraire, les produits agricoles que nous aurions désiré leur fournir, pour comprendre aussi la résignation avec laquelle fut accepté le néfaste traité de Paris.

Cette théorie de la colonisation entraînait, comme conséquence naturelle, l'administration de nos colonies suivant nos lois et nos coutumes, une administration française par des Français, ce que l'on a appelé depuis l'administration directe et l'assimilation. Nous nous établissions, en effet, dans des pays déserts, dans des pays, en tout cas, où il n'y avait qu'une population très clairsemée, sans autorité constituée ni organisation d'aucune sorte. Nous nous y établissions pour y intro

1 Lire à ce sujet le très remarquable volume de M. Christian Schefer : La France moderne et le Problème colonial, dont nous avons nous-mêmes donné quelques pages, le 16 octobre dernier (Quest. Dipl. et Col., t. XXII, p. 482), Paris, Félix Alcan, 1907.

duire notre race et en faire une terre française, pour y importer comme main-d'œuvre les nègres d'Afrique, qui devenaient les esclaves de nos colons français. C'était donc bien une possession française, habitée, peuplée et possédée par des Français. Quoi d'étonnant alors qu'elle fût gouvernée, administrée, régie par des lois françaises, que nous y introduisions nos coutumes, nos mœurs, notre langue, que nous en fassions des terres françaises, qui s'alimentaient en France, envoyaient leurs produits en France, communiquaient régulièrement avec la France par des services français?

Cette pratique, toute naturelle dans de telles circonstances et dont personne ne s'étonnait, n'avait pas alors de grands inconvénients, et quand elle en avait, les bureaux de Versailles, habitués aux affaires, en corrigeaient, par d'opportunes dérogations, ce qu'elle aurait pu avoir d'excessif.

Cela donc convenait dans l'ensemble aux anciennes colonies. Mais plus tard, par exemple, après 1830, quand nous conquîmes l'Algérie, pays déjà suffisamment peuplé et où existait une autorité et une administration établies, eûmes-nous raison de détruire cette autorité et cette administration, au lieu de nous en servir? Eûmes-nous raison, sous le second Empire ou dans les premières années de la troisième République, d'accentuer cette théorie de l'assimilation au point de vouloir faire de l'Algérie une simple prolongation de la France, avec les mêmes rouages, la même justice, la même administration? Tout le monde aujourd'hui pense le contraire, et l'Algérie n'a semblé prendre son essor que depuis qu'on s'est efforcé de lui rendre un commencement d'autonomie.

Quoi qu'il en soit, dès qu'il eût conquis la Tunisie, Jules Ferry se garda bien de commettre la même faute. Avec une netteté de conception et une sûreté de main remarquables, à l'ancienne thèse de l'assimilation et de l'administration directe qui importe dans un pays et fait appliquer par une administration française nos lois, nos pratiques de gouvernement, nos usages, il substitua la forme si heureuse du protectorat, qui garde l'organisation ancienne dans tout ce qui n'est pas essentiellement mauvais, avec ses lois et ses coutumes, avec ses cadres indigènes, se contentant de surveiller, de contrôler et de diriger de haut. Cela coûte infiniment moins; cela ne heurte pas les indigènes et risque moins de les froisser ou de les mécontenter; cela nous donne, en définitive, une autorité suffisante pour exécuter toutes les réformes utiles, si nous savons nous en servir. Cela, d'ailleurs, réussit partout où on l'applique avec intelligence et dans la mesure même où on l'applique.

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