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conviennent au parfait magistrat colonial. On le nomma donc consul à Lagos, où il mena, au grand scandale des autorités anglaises, l'existence la plus désordonnée. Ce qui ne l'empêcha point d'être nommé peu après à un poste supérieur dans la colonie allemande de Togo. Là encore, les excentricités auxquelles il se livra ne sont pas près d'être oubliées. C'est là qu'il s'amusa entre autres, à ce jeu rapporté par tous les journaux et qui consistait à débaptiser montagnes et rivières pour leur donner le nom des femmes qu'il avait aimées. Sur toutes ces impertinences on était parfaitement renseigné à Berlin, mais les influences puissantes qui s'exerçaient en faveur du jeune fonctionnaire colonial n'en réussirent pas moins à lui procurer, après deux ans de séjour à Togo, un avancement brillant et décisif sous forme d'un poste de gouverneur au Cameroun. C'est M. Stuebel, ex-directeur de la section coloniale des Affaires. étrangères, qui prit l'initiative de cette nomination. Depuis lors M. Stuebel a été remplacé à la tête de la section coloniale. Et l'on dit aujourd'hui que le scandale Puttkamer, alors déjà menaçant, n'aurait pas été étranger à cette retraite. Quels que soient d'ailleurs l'auteur ou les auteurs responsables de cette nomination, ils ont commis là une erreur dont la cause coloniale allemande n'a pas fini de souffrir les conséquences.

Les méfaits commis par M. de Puttkamer au Cameroun et si largement livrés depuis ce printemps à la publicité sont de deux sortes. Les uns jettent le jour le plus défavorable sur sa conduite comme représentant du gouvernement impérial, les autres mettent en cause l'homme privé. Les uns et les autres sont fort scandaleux. M. de Puttkamer paraît avoir été atteint de mégalomanie. Il s'est fait construire dans cette colonie souffreteuse du Cameroun et aux frais du gouvernement, il va sans dire, deux palais des plus vastes et des plus riches. Il possédait en outre, pour ses déplacements, un yacht confortable et qu'on lui a vivement reproché. Vis-à-vis de ses administrés noirs, le gouverneur observait, selon l'humeur du jour, la conduite. la plus capricieuse. Tantôt il les accablait de corvées, tantôt il les gorgeait d'alcool. Des crédits importants avaient été votés pour la création d'un réseau de routes dans la colonie. M. de Puttkamer, cependant, dédaigneux des ordres donnés, aurait affecté une part notable de ces fonds à des fêtes publiques. accompagnés de feux d'artifice et de libations de champagne, libations dont les indigènes, il est vrai, auraient eu leur part. Puis, les temps étant devenus plus durs et M. de Puttkamer ayant besoin de numéraire, il accorda à certaines maisons allemandes divers monopoles commerciaux, frustrant ainsi les

indigènes que cette mesure frappait cruellement. C'est en vain, d'ailleurs, qu'on eût tenté de résister aux caprices tyranniques du gouverneur. On a dressé toute une liste des sous-ordres immédiats, fonctionnaires souvent pleins de mérites, dont il a obtenu le rappel parce qu'ils se mettaient en travers de ses folies. Quant à l'opposition venant des noirs, M. Jesko de Puttkamer la supportait plus mal encore. Un chef indigène, King Akwa, commit l'imprudence d'envoyer clandestinement à Berlin une pétition dénonçant les exactions du gouverneur blanc et demandant justice. Son châtiment (je veux dire le châtiment du nègre) ne tarda pas. M. de Puttkamer le fit condamner par les tribunaux de la colonie à neuf ans de travaux forcés. King Akwa, cependant, avait eu la prudence de laisser en Allemagne, dans un établissement d'instruction supérieure, un de ses fils. M. de Puttkamer chercha à faire emprisonner le jeune prince et à le faire condamner, lui aussi; mais il s'y prit trop tard. Le prince nègre avait eu le temps de gagner à sa cause des députés et des publicistes. Recherché par les agents du persécuteur de son père, il réussit à les esquiver et ses révélations n'ont pas peu contribué à soulever l'opinion allemande contre l'ex-gouverneur du Cameroun. J'ai fait allusion à des méfaits d'ordre privé, à des turpitudes d'ordre intime, qui ne contribueront pas à lui ramener les sympathies. Il s'agit surtout du rôle suspect joué dans la maison du gouverneur de Cameroun par une aventurière venue de Berlin et à laquelle M. de Puttkamer avait de sa main confectionné un faux passeport. La pseudo-baronne de Schwarzenstein (c'est le pseudonyme africain dont elle s'était affublée) passait au Cameroun pour la cousine du gouverneur. Elle tenait sa maison et présidait aux dîners officiels. Elle a publié tout récemment un livre où elle présente sa défense. Elle y plaide avec chaleur une cause assurément mauvaise. M. de Puttkamer a commis, de toute évidence, un manque de tact impardonnable en attribuant à une aventurière le premier rôle à ses côtés. On ne plaisante pas en Allemagne sur ce chapitre-là. C'est l'immoralité du gouverneur non moins que le mépris où il tenait les missionnaires qui ont attiré sur lui les foudres de certains journaux piétistes, tels le Reichsbote, ordinairement tout dévoué aux intérêts des hobereaux protestants de Prusse.

Qui dira, maintenant, jusqu'à quel point la névrose de M. de Puttkamer, de celui que l'on appelait, quand il n'était encore qu'un étudiant, « Jesko le Toqué », n'a pas été aggravée par le soleil d'Afrique? Il eut, de tout temps, le goût de la boisson et l'on sait combien ce penchant est pernicieux sous le ciel

africain. Aussi bien la santé sans cesse chancelante de M. le gouverneur l'obligeait-elle à demander des congés fréquents qu'on lui accordait d'ailleurs sans peine. Il restait six mois environ à la tête de sa colonie, puis il venait passer six à huit mois en Europe, non pas à Berlin où la vie est monotone, mais dans les grandes villes de plaisir et de jeu, car M. de Puttkamer adore aussi le jeu. On en sait quelque chose sur la Côte d'Azur et ailleurs. Comme on voit, ce personnage réalise assez bien le type de l'homme dont il ne faut pas faire un fonctionnaire, même colonial. Le népotisme bureaucratique prussien l'éleva néanmoins au poste de gouverneur d'une grande colonie. J'ai dit qu'on n'avait pas fini en Allemagne de regretter cette nomination et de s'en repentir.

L'affaire Puttkamer avait attaché le grelot. L'opinion publique s'en montrait émue et irritée. Elle allait s'émouvoir et s'irriter bien davantage encore! Les révélations concernant M. de Puttkamer ont été et sont suivies de révélations presque quotidiennes mettant dans la posture la plus fâcheuse des fonctionnaires coloniaux de toute sorte. On observe dans le personnel de la section coloniale des affaires étrangères allemandes deux tendances opposées. D'une part, certains fonctionnaires, dans les postes élevés, se tiennent étroitement, prêts à se faire mutuellement un rempart de leur corps: c'est ainsi qu'ils n'ont livré M. de Puttkamer qu'à la dernière extrémité. D'un autre côté, des rivalités et des jalousies féroces se déchaînent au sein de cette même administration, désormais illustre. Elle doit compter parmi ses employés subalternes des bureaucrates. aigris aux rancunes affolées. C'est d'eux sans doute que la presse tient, au moins en partie, les «< fiches » compromettantes qu'elle publie actuellement à grand fracas. Deux d'entre ces conseillers ont été pris d'ailleurs, tout récemment, la main dans le sac. Certain rapport confidentiel sur l'affaire Puttkamer adressé par M. de Rosen au chancelier de Bülow avait été communiqué par eux à des tiers. Le châtiment d'une telle indélicatesse ne se fit pas attendre. On trouve même en Allemagne qu'on a frappé ces deux comparses avec une hâte excessive. Et certains journaux manifestent la crainte que l'importance attribuée à cet esclandre n'ait pour but de créer une diversion dont M. de Puttkamer serait appelé à bénéficier. Mais, à vrai dire, une insinuation aussi grave ne paraît pas justifiée. Sommé par les partisans de l'épuration de balayer la section coloniale «< avec un balai de fer », le gouvernement s'est montré tout dis

posé à remplir cet office. Avant de déclarer qu'il ne tiendra pas sa promesse, il convient de lui laisser le temps de la tenir. Rien ne prouve qu'après avoir frappé Goetz et Schneider, les deux employés coupables d'avoir soustrait et livré le document Puttkamer, on ne frappera pas M. de Puttkamer lui-même. N'est-ce pas le duc d'Albe qui déclarait préférer la tête d'un saumon à dix mille grenouilles? Le chancelier de Bülow est trop fin politique pour n'être pas du même avis.

Les journaux les plus acharnés à dénoncer les abus de l'administration coloniale appartiennent à tous les partis, mais surtout au centre qui pourtant, comme on sait, n'est rien moins qu'un parti d'opposition. C'est un jeune député catholique, M. Erzberger, qui bat la mesure de ce charivari si pénible aux oreilles intéressées. Les rares organes qui persistent à défendre le régime colonial actuel s'efforcent naturellement de noircir M. Erzberger. Mais ils n'ont rien trouvé jusqu'à présent qui infirme son honorabilité ou sa véracité. Ils lui reprochent de mener cette campagne par pure ambition, parce qu'il désire présider lui-même à la réorganisation du département colonial. Mais c'est là un désir très humain et une ambition d'ailleurs louable. Il faut féliciter M. Erzberger d'envisager en face une si lourde tâche. Pour entreprendre, même en rêve, l'assainissement d'une pareille écurie d'Augias, il faut se sentir une âme d'Hercule.

A côté des journaux du centre, comme la Germania et le Deutsches Volksblatt, on rencontre aux premiers rangs de l'assaut anti-colonial des journaux radicaux (la Freisinnige Zeitung) et même quelques journaux nationaux-libéraux. C'est, en effet, comme nous verrons, une gazette nationale-libérale de Dortmund qui a lancé tout dernièrement les accusations les plus graves contre le directeur actuel de la section coloniale. Enfin, comme bien on pense, les socialistes ont tenu à ne pas rester en arrière. A la bigarrure extrême de cette opposition. se manifeste avec éclat la profondeur du mouvement qu'elle traduit. Ce n'est pas seulement cette fraction nombreuse de la nation allemande qui montra toujours pour la politique expansionniste une aversion marquée que les récents scandales ont remplie d'indignation. Les partisans décidés de la plus grande Allemagne ne sont pas moins affligés et exaspérés que leurs adversaires. Les uns et les autres récapitulent les sommes énormes que les établissements d'outre-mer ont coûtés à la métropole et mettent en regard les médiocres bénéfices que le commerce allemand, que le bon renom allemand ont retiré de ces entreprises.

Dégageons de l'amoncellement énorme des dénonciations publiées quelques imputations caractéristiques. Mais n'oublions. pas que la preuve des faits allégués et partiellement reproduits ci-dessous n'est pas encore faite. Peut-être M. Erzberger et ses amis ont-ils noirci la section coloniale plus que de raison. Au surplus, la dixième partie seulement de ce qu'ils avancent suffirait à justifier leur campagne. On ne soupçonnait pas, en vérité, qu'un pareil état de choses pût régner dans cette administration allemande réputée naguère si intègre : « Notre bureaucratie est en train de rendre des points à la bureaucratie russe », écrivait récemment, en présence de ce triste spectacle, un journal allemand. C'est là une exagération manifeste. Mais il est bien certain que les récents scandales coloniaux constituent le manquement le plus grave qui ait été découvert depuis la fondation du jeune empire au sein d'une administration allemande.

Parmi les dénonciations qui ont été produites, citons tout d'abord celle qui met en cause la Compagnie d'assurances transatlantique. Cette compagnie aurait réalisé dans le transport du matériel de guerre allemand aux colonies des gains excessifs et d'autant plus injustifiables que d'autres compagnies avaient fait des offres moins onéreuses. Dans un autre ordre de faits abusifs, on cite le cas d'un fonctionnaire colonial dont on donne le nom qui toucha pendant cinq ans un supplément de solde pour une besogne qu'il se gardait bien d'accomplir; on dévoile les ruses mises en œuvre par un colonel en retraite, employé à la section coloniale, pour toucher des appointements supplémentaires auxquels sa condition de retraité lui enlevait tout droit. Ces officiers ministériels peu délicats devaient ce traitement de faveur à leur parenté avec des fonctionnaires bien en cour de la Kolonialabteilung. On en conclut que le népotisme est tout-puissant dans les bureaux coloniaux, qu'il s'exerce en faveur d'un Puttkamer ou au profit de moindres personnages. Quelques « conseillers intimes », très informés de tous les abus commis, disposent à leur gré des faveurs que leur administration est en mesure d'accorder.

Contre ces vieux serviteurs blanchis sous le harnais, les fonctionnaires supérieurs sont désarmés. Ils ne font que passer au département colonial, alors que les « conseillers secrets » y font parfois toute leur carrière. Les grands chefs sont mis «< au courant par leurs subordonnés et n'apprennent d'eux par conséquent que ce qu'on veut bien leur apprendre. Alors que le personnel administratif de l'empire est en somme assez stable, les directeurs se sont succédé à la section coloniale

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