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plus en plus de se retourner contre ceux qui les avaient réclamées. Le Malgache, appauvri par les impôts plus lourds qu'il devait payer et par les achats plus chers qu'il lui fallait faire, a acheté beaucoup moins. Les importations se sont amoncelées, amenant des faillites et des ruines, puis ont diminué dans une proportion considérable. De 46.032.759 francs en 1901, elles ont passé à 33.107.171 francs en 1903, et à 26.419.384 en 1904. Se relèveront-elles? Peut-être si le pays s'enrichit, sûrement non, ou plutôt elles diminueront encore, s'il continue à s'appauvrir. Car, ne l'oublions pas, le meilleur moyen de vendre à un pays, c'est encore de l'enrichir, et mieux eût valu que les importations à Madagascar montassent à 100 millions de franes dont 30 ou 40 seulement de marchandises françaises et 60 ou 70 d'étrangères, que de se maintenir à 28 ou 30 millions de produits exclusivement français.

Les mêmes raisons furent reproduites par d'autres rapporteurs pour d'autres colonies à qui elles s'appliquent également. Elles frappèrent vivement le Congrès, et ce qui ajoute à leur signification, c'est l'unanimité avec laquelle elles furent accueillies. Pas une voix ne s'éleva pour défendre notre politique douanière, et l'opinion fut unanime qu'un changement s'imposait.

<< Ou bien recevez nos produits en franchise, réclament les « colonies, puisque vous nous imposez de recevoir les vôtres en franchise, ou bien donnez-nous notre autonomie doua«nière, afin que nous puissions imposer, à l'exemple des «< colonies anglaises du Canada ou de l'Australie, vos produits « comme les produits étrangers, moins peut-être, car nous « savons ce que nous vous devons et les sacrifices que vous « avez faits pour nous, mais dans une mesure raisonnable, « afin de payer moins cher les choses qui nous sont nécessaires « pour vivre, afin de pouvoir aussi alimenter nos douanes. Et « ne nous objectez pas ce qui se faisait autrefois dans vos <«< anciennes colonies. Car les droits que devaient acquitter leurs « denrées à leur entrée en France étaient très faibles, 5 %, << quelquefois 3 %, tandis que ceux que nous payons dépassent « parfois 100 %. »

Sans doute ce n'est là qu'un côté de la question, qui est trop importante pour n'être pas discutée à fond. Les protectionnistes défendront leur point de vue et feront valoir leurs raisons. Le Parlement aura à se prononcer, car notre système douanier ne peut être modifié qu'avec son concours, tous les intérêts entendus. Je n'ai voulu signaler ici qu'un mouvement qui s'accentue de la part des colonies et des coloniaux. Ce mou

vement existe, il ne servirait de rien de le nier; il est très fort et il le devient de plus en plus chaque jour, il faut savoir s'en rendre compte; il ne manque pas enfin de raisons à faire valoir et ces raisons ont leur poids qu'il faut avoir la sincérité de reconnaître.

Je ne veux rien décider, n'ayant ni le droit ni la compétence voulue pour cela. Mais, en attendant que l'opinion publique ou le Parlement se prononce, et pour prévenir peut-être des solutions absolues, qui sont toujours malheureuses parce que exagérées, je conseillerais volontiers aux protectionnistes aujourd'hui vainqueurs de ne pas exagérer leur doctrine, de savoir céder aux nécessités et aux contingences, de ne pas provoquer, par leur intransigeance, une réaction qui détruirait toutes leurs barrières et ruinerait nombre de leurs entreprises.

Le Congrès colonial de Marseille fut donc dans l'ensemble très important. Nombre de questions, dont quelques-unes sont capitales, y furent traitées, sinon résolues complètement. Les coloniaux de toutes les opinions et les habitants de toutes nos colonies y prirent contact. Une opinion moyenne semble y prévaloir, des conclusions s'y faire jour; des constatations et des faits y furent établis, des vœux y furent émis que l'on peut à bon droit considérer comme les bases d'une future science coloniale. Cette science, sérieuse et féconde parce que basée sur les faits et sur l'observation, au lieu de s'appuyer sur des rêves ou des utopies, nous permet de bien augurer de notre avenir colonial.

Il y eut évidemment des déficits dans cette grande manifestation coloniale. Nous les avons signalés très librement. Mais le bien l'emporta de beaucoup sur le moins bien. Il sera facile une autre fois d'éviter ce qui déplut dans le Congrès de Marseille, d'avoir ce qui y manqua, de compléter ce que l'on ne fit qu'y commencer.

J'ai confiance que les futurs Congrès coloniaux le feront, et c'est pourquoi j'en demeure un partisan convaincu.

J.-B. PIOLET.

FRAGMENTS D'UN JOURNAL DE ROUTE !

DE TIASSALÉ à GRAND-LAHOU EN PIROGUE ET EN CHALAND

Il a fallu les raisons déterminantes de dernier point accessible aux remorqueurs, pendant la saison des hautes eaux, et de point de départ de la grande route de Kong et régions du Haut-Niger, pour décider de la création d'un centre commercial important, tel que Tiassalé, à cet endroit très malsain. Les basses eaux découvrent des bancs de vase profonds et nauséabonds; situé en pleine forêt, sur le bord même de la Bendama, les défrichements s'y sont faits au fur et à mesure de son extension et l'aération y est insuffisante; de nombreux marigots sans écoulement, réceptacles de toutes les ordures du village, l'environnent; toute la collection d'insectes désagréables et dangereux, moustiques surtout, stegomyias et anophèles, pullule. L'insalubrité du pays, jointe aux effets de son dur climat, se lit sur le visage de tous les Européens qui l'habitent. Interrogeant celui-là, qui a quelques couleurs, un peu de sang aux joues, on peut être certain d'avance qu'il répondra qu'il n'est là que depuis quelque temps; celui-ci, qui se traîne péniblement, pâle, exsangue, a, aux jambes, des crocros, plaies spéciales à l'anémie profonde de ces pays; ces plaies ne guérissent jamais en Afrique. Seule, l'Europe et le sang reconstitué amèneront la guérison. Quelle alimentation, en cette saison surtout! Plus de petits bœufs du pays. A mesure que la saison sèche s'est avancée, les rares indigènes qui font un peu d'élevage se sont dirigés, avec leurs troupeaux, du côté des vallées où croît encore un peu d'herbe ; la viande de ces animaux est bien dure, très anémiée elle-même, mais quand même, elle fait terriblement défaut, pendant trois ou quatre mois que les troupeaux restent absents. Il ne reste plus que quelques poulets étiques, hauts sur pattes comme des échassiers; le poisson, d'ailleurs rare, n'est plus mangeable, il

1 Voir Quest. Dipl. et Col., des 1 et 16 octobre et 1 novembre.

n'a plus que le goût de vase; plus rien dans les jardins; tout est brûlé et desséché, malgré tout l'arrosage qu'on a pu faire faire. La table n'est plus, alors, alimentée que par des conserves; les estomacs, fatigués, achèvent de se délabrer : l'embarras gastrique survient et avec lui la bile qui provoque les accès de fièvre de plus en plus fréquents; l'anémie fait de rapides progrès et il n'y a pas d'autre remède que la fuite, le retour en Europe, lorsqu'un accès pernicieux ou la bilieuse hématurique en laissent le temps et ne viennent pas achever l'œuvre de mort.

En dehors des maisons de commerce importantes, il existe, à Tiassalé, de nombreux petits commerçants et revendeurs noirs, appelés traitants, pour la plupart Sénégalais et SierraLéonais, qui se fournissent de marchandises dans ces maisons. Quelques planches, débris de caisses et quelques tôles galvanisées, voilà leurs magasins et habitations; beaucoup même ne possèdent pas ces installations; logeant dans les cases du village, leurs marchandises sont renfermées dans de vieilles. caisses, qu'ils transportent tous les matins sur la place du marché quelques nattes sur le sol, où ils installent leur pacotille, voilà leurs boutiques. En pleine saison d'affaires, deux à trois cents de ces petits revendeurs peuvent se compter à Tiassalé, sur le marché et dans les rues avoisinantes. Vendeurs et acheteurs crient, gesticulent, se démènent et s'interpellent bruyamment; l'achat et la vente d'un objet de deux sous donnent lieu à un tapage qui fera craindre, à qui n'y est pas habitué, un pugilat qui ne se produit jamais. Le bruit est énorme, surtout le matin, jusqu'à onze heures. Il en est ainsi, sur tous les marchés africains.

Les principaux de ces marchés ont été littéralement envahis par une race avide et rapace, Levantins et Syriens. Ils firent leur première apparition sur la côte occidentale d'Afrique, il y a environ vingt ans, en qualité de vendeurs de corail et de menus articles de pacotille. Les pays traitant de produits lourds et pauvres ne les attirèrent qu'en petit nombre. Il n'en fut pas de même en Guinée, notamment à Conakry et sur tous les points où se traite le caoutchouc. Ils débutèrent modestement, échangeant leur marchandise contre un peu de caoutchouc qu'ils revendaient ensuite dans les factoreries. Brusquement, on les vit, s'étant munis de balances, installés en plein air, sur le marché et dans les rues, se livrer à l'achat de ce produit contre espèces. Cela se passait, pour Conakry, en 1897. A partir de ce moment, le commerce d'échange avait vécu. Les maisons de commerce recevaient chez elles, dans des

caravansérails spécialement aménagés à cet effet, les caravanes de dix à cent individus, quelquefois plus, descendant de l'intérieur avec le caoutchouc; l'usage était que, selon l'importance de la caravane et de son chargement, on fasse à son chef le cadeau de bienvenue; on la nourrissait, pendant les quatre ou cinq jours que duraient ses transactions; une distribution de cadeaux au chef et aux principaux propriétaires du produit apporté avait lieu au moment du départ. Il va de soi que, dans le prix d'achat proposé à ces propriétaires, il était tenu compte des frais occasionnés pour leur nourriture et par ces cadeaux. Il arriva alors ceci : c'est que les Syriens, installés dans la rue, avec seulement une balance et quelques sacs vides, sans frais de nourriture et de cadeaux, offrirent aux noirs, pour qui ces frais étaient un usage et ne comptaient pas, des prix supérieurs à ceux qui leur étaient offerts à la factorerie où ils étaient descendus. Ces Syriens furent favorisés, dès le début, par une grosse maison de la place, la plus importante, qui trouva plus simple de traiter avec ces intermédiaires, plutôt que de s'astreindre aux longs palabres néces saires avec les caravanes; point n'était besoin pour eux de gros capitaux; certains même, au début, n'ayant que peu d'argent, faisaient le voyage de l'emplacement qu'ils occupaient dans la rue ou sur le marché, à la maison dont j'ai parlé plus haut, dix à quinze fois par jour, réalisant, à chacun de ces voyages, leurs achats d'une heure et souvent moins, achetant ainsi, avec une première mise de 100 francs et moins, 2 à 300 kilos d'un produit qui se payait, à cette époque, environ 6 francs le kilo. Connaissant le prix payé par leur acheteur, ils ne laissaient jamais partir le vendeur, jusqu'à la limite de 10 et même 5 centimes de bénéfice par kilo. Vivant de peu, réunis par groupes de cinq à six individus dans une même case, d'une inlassable patience avec les noirs, adoptant leur façon bruyante de débattre le plus petit marché, ils furent vite préférés aux blancs, toujours désireux de traiter avec calme et sans bruit; beaucoup firent rapidement de petites fortunes, il en est qui depuis se sont enrichis. C'est en vain que toutes les autres maisons de commerce, qui avaient consacré d'importants capitaux à de vastes installations, essayèrent de lutter pour conserver le système des transactions par échanges, dont une seule avait décidé la fin; elles furent battues.

Depuis à Conakry, de même que sur tous les marchés d'achat de caoutchouc d'Afrique, ce n'est plus aux caravanes, c'est-à-dire aux noirs apportant ce produit de l'intérieur, que les maisons

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