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en quantité suffisante pour, en plus de leur consommation, en faire un commerce qui vaille la peine qu'on en parle) vont, à bref délai, s'occuper de la culture du coton, produit pauvre et encombrant, impossible à transporter, par hommes, à de longues distances. Pour ma part, j'ai la conviction que non et je répète que ce ne sera que dans un avenir très éloigné que cette culture, ainsi que beaucoup d'autres, aura quelque impor

tance.

Entre autres moyens, qui sont à étudier, propres à entraîner progressivement les noirs vers les diverses cultures qui peuvent être entreprises à coup sûr dans notre domaine colonial de la côte occidentale d'Afrique, il y a le système des primes. Je ne m'y étendrai pas. J'ai dit qu'il était à étudier; ce n'est pas de

mon ressort.

M'étant assuré d'une pirogue, je quittai Tiassalé, accompagné seulement de mon boy et d'un porteur, ayant licencié les autres, repartis pour Dabou, par la route que j'avais suivie pour venir.

La descente de la Bendama, aux basses eaux, est très pénible. Dans beaucoup d'endroits, la rivière est encombrée de chaos de rochers au travers desquels ne coulent que de minces filets d'eau. Il faut mettre pied à terre pour franchir ces barrages, souvent longs de 2 à 300 mètres; le roc est brûlant, la réverbération aveuglante; boy, porteurs et pagayeurs déchargent la pirogue, la transportent, en la soulevant par-dessus les rochers, jusqu'à la nappe d'eau ; ils vont ensuite chercher les bagages et chargent à nouveau. De sept heures du matin à trois heures de l'après-midi, heure à laquelle j'arrive M'Broubrou, où je vais coucher, cette opération se renouvelle une dizaine de fois. Ces escalades de rochers, ces huit heures de pirogue, m'ont plus fatigué que douze heures de marche ordinaire. Grossièrement façonnée d'un tronc d'arbre, la pirogue est, neuf fois sur dix, très instable; lorsqu'on en rencontre une qui soit équilibrée, il faut attribuer cette heureuse circonstance au hasard et jamais à l'habileté du nègre qui l'a fabriquée; le plus souvent, il faut s'y tenir accroupi, sans faire un mouvement; une distraction, un faux mouvement, elle s'emplit et coule; elle remontera à la surface, lorsqu'elle sera débarrassée des poids qu'elle contenait, gens et bagages; en pareille aventure, il n'y a pas lieu de s'inquiéter de ces derniers; les noirs plongeront jusqu'à ce qu'ils les aient repêchés; à l'étape, le boy déballera le tout, qui sera vite sec.

Ayant passé la nuit à M'Broubrou, je continuai ma route pour me rendre à Ahuacré, où j'arrivai vers midi; entre ces

deux endroits, les barrages sont moins nombreux, pour disparaître complètement à partir du dernier.

A Ahuacré, j'eus le plaisir de trouver un Européen, notable commerçant du Grand-Lahou, arrivé lui-même la veille de Tiassalé. Il m'apprit que le vapeur-remorqueur d'une maison de commerce de Grand-Lahou remorquant un chaland était attendu dans la journée, qu'il repartirait le lendemain et qu'il comptait y prendre passage. Je résolus moi-même de profiter de ce vapeur qui m'emmènerait en sept ou huit heures, au lieu de trois jours que je mettrais en pirogue.

Ce vapeur arriva dans l'après-midi, amenant avec lui l'Administrateur, commandant le cercle de Grand-Lahou, le colonel commandant les troupes de la Côte d'Ivoire, venus au-devant du gouverneur et un capitaine du génie se rendant dans l'intérieur pour l'étude du tracé d'une voie ferrée dont il était question, de la côte aux mines de Kokumbo. Ils nous invitèrent très aimablement à partager leur repas du soir. Nous fimes part à l'Administrateur de notre intention de prendre passage sur le vapeur qui l'avait amené; il nous apprit, alors, que ce vapeur était spécialement affecté, pour ce voyage, au transport du gouverneur et des fonctionnaires qui l'accompagnaient, le chaland étant réservé aux bagages et aux nombreux nègres qui suivaient; cette circonstance, nous dit-il, ne serait pas un empêchement; il informerait le gouverneur, à son arrivée, de la présence, à Ahuacré, de deux Européens commerçants se rendant à Grand-Lahou, et la chose irait sans difficulté.

C'était encore une aubaine que la descente de la rivière sur ce vapeur, à l'abri de sa tente, en quelques heures, au lieu de trois jours de pirogue, exposé à toute l'ardeur du soleil, dans les conditions que j'ai décrites. Décidément, j'étais favorisé dans ce voyage; bon gîte à Bécédi, heureuse rencontre à Tiassalé et, pour le terminer, cette dernière circonstance. C'était parfait. J'en étais d'autant plus heureux, que depuis quelques jours je me sentais assez fatigué, sous la menace de la fièvre avant ma rentrée à Grand-Bassam. J'avais lieu d'être inquiet. Dans la nuit, un accès de fièvre très violent se déclara et me secoua pendant plusieurs heures. Le compagnon rencontré à ma dernière étape, et dont je partageais la case, un peu effrayé de la violence de l'accès, fut, au milieu de la nuit, réveiller l'administrateur, couché dans une case voisine; il n'y avait rien à faire que me faire préparer un peu de thé et donner au boy la consigne de rester près de moi pour me le donner à boire chaque fois que je le demanderais; ce qu'ils firent. Frissons, délire et vomissements, toutes les phases d'un accès paludéen et bilieux,

se succédèrent et ne cessèrent que pour me laisser anéanti, brisé et sans forces.

Le gouverneur arriva à Ahuacré vers midi. Sans descendre à terre, il se rendit directement à bord du vapeur, mouillé près de la berge, sur laquelle mon compagnon et moi, supposant qu'il allait débarquer, nous attendions pour lui être présentés. Après avoir pris possession, avec les fonctionnaires qui l'accompagnaient, auxquels se joignirent le colonel et l'administrateur venus du Grand-Lahou, de l'avant du vapeur et de la cabine qui s'y trouve et après avoir fait installer ses boys, ses femmes et ses cipayes (je dirai plus loin ce que sont ces cipayes) sur l'arrière protégé d'une tente, le Gouverneur donna l'ordre de presser le départ. De la berge, nous assistâmes, mon compagnon et moi, à l'entretien qui eut lieu à notre sujet; nous étions très loin de songer à un refus et considérions seulement, avec ennui, que nous aurions grand'peine à nous faire un peu de place à l'arrière du vapeur, déjà encombré de nègres et de négresses. L'administrateur, l'air très ennuyé, nous apporta ce refus.

Nous dûmes implorer l'autorisation de grimper sur le chaland en remorque; ce ne fut pas sans peine que nous l'ob

tinmes.

La tête vide, les jambes vacillantes, c'est à grand' peine que je parviens à m'y rendre. Ce chaland est entièrement en fer. Hermétiquement clos par deux panneaux, il ne faut pas songer à y pénétrer, ce serait une souffrance intolérable. Force nous est donc de nous installer sur le pont, sans le plus mince abri, surchauffé par les rayons du soleil qui tombent d'aplomb à cette heure, encombré de nègres, tirailleurs, miliciens et porteurs, à qui il faut distribuer de temps à autre, quelques coups de pied, pour ne pas les avoir dans les jambes et trop près du nez. Cette station au soleil ne tarde pas à produire son effet; la fièvre revient, avec toutes ses manifestations; mon compagnon s'emploie de son mieux et parvient à me procurer un parapluie sous lequel je m'abrite un peu d'un soleil de feu; je n'entends plus que très confusément le bruit que fait la bande de nègres qui m'entourent et c'est inconscient du voyage qui s'est fait que j'arrive à Grand-Lahou et me retrouve le lendemain, confortablement installé chez mon compagnon de mésaventure. Les Européens résidant à Grand-Lahou sont, me ditil, malgré que nous soyons arrivés à la nuit, au courant de la façon dont nous avons été traités et indignés. Je pensai et je dis à mon hôte que cette indignation était très bien, mais que fort probablement personne ne se chargerait de la faire connaître à

l'intéressé et que, la connaîtrait-il, ce n'est pas cela qui l'empêcherait de recommencer à la première occasion. Il fut de mon avis et nous ne parlâmes plus de cette affaire. C'était une avanie de plus avalée; elle ne sera jamais digérée.

Les cipayes, qui se prélassaient sur l'arrière du vapeur, d'Ahuacré à Grand-Lahou les cipayes, je les appelle ainsi, parce qu'ils sont habillés d'un costume qui les fait ressembler à ces soldats de l'armée anglaise de l'Inde — sont les dix ou douze nègres formant l'escorte du gouverneur. Ils le suivent dans tous ses déplacements. En station à Bingerville, deux d'entre eux sont, à tour de rôle, de planton à l'entrée de la résidence. Choisis parmi les plus beaux noirs, ex-tirailleurs ou miliciens, armés de grands sabres de cavalerie dans lequel ils s'empêtrent le plus souvent, avec leurs costumes rouge écarlate et leurs immenses chéchias de même couleur, ils en imposent peutêtre aux populations indigènes, mais, pour les Européens, la vue de ce haut fonctionnaire encadré de ces grands gaillards paraissant sortir des coulisses d'un opéra-comique, est un peu risible.

A Grand-Lahou est le dépôt du régiment de tirailleurs sénégalais occupant les différents postes militaires, encore existants dans la colonie. Un colonel ou lieutenant-colonel d'infanterie coloniale y réside. Les habitations des officiers, toutes les dépendances d'une caserne, y sont bien disposées et bien construites. La résidence de l'administrateur, très belle, est entourée d'un vaste jardin bien planté. La plupart des factoreries sont construites en pierres, spacieusement aménagées et situées au milieu de vastes concessions en bordure d'un long boulevard, parallèle au rivage, planté de cocotiers. Bien battu par les vents du large, Grand-Lahou est réputé l'un des points les plus sains de la Côte d'Ivoire. Il est l'entrepôt de Tiassalé, du Baoulé, des comptoirs de la région de Kong et du HautNiger. Il s'y fait un grand commerce d'huile et amandes de palme.

La barre, dont j'ai parlé au sujet du canal de Port-Bouet et qui existe sur 300 kilomètres de côte, y est très dangereuse et souvent impraticable; deux volutes énormes se forment à peu de distance du rivage où elles viennent s'écrouler à grand fracas; elles écrasent ou culbutent les embarcations qui n'ont pas su la franchir au bon moment. L'accident le plus fréquent est le kape side; l'embarcation, soulevée par l'arrière lorsqu'elle revient à terre, par l'avant lorsqu'elle veut gagner le navire mouillé en rade, fait un tour complet sur elle-même et retombe, écrasant ceux qui n'ont pas su à temps sauter à l'eau

aussi loin d'elle que possible. Les nègres employés à la manœuvre de ces embarcations, pour les opérations d'embarquement et de débarquement, sont d'une race spéciale appelée Krooboys ou Kroomans, de la côte de Kroo, partie de la Côte d'Ivoire située près du Libéria. Très adroits, nageurs incomparables, robustes, il est rare, même en cas de kape-side, qu'il y ait mort d'homme parmi eux. En cas de présence d'Européens à bord de leurs embarcations, ils redoublent de précautions et de prudence; si, malgré cela, l'accident se produit ils n'ont rien à craindre, étant immédiatement repêchés et ramenés au rivage. Ces Krooboys sont aussi employés aux divers travaux de la manutention des marchandises, à la factorerie, mais, leur travail préféré étant celui des débarquements et embarquements, ils deviennent difficilement maniables, lorsqu'il se passe quelque temps sans qu'ils aient eu l'occasion de s'y livrer. Ivrognes invétérés, chapardeurs et batailleurs, voici leurs principaux défauts. Une bande de Krooboys ivres est une bande d'animaux féroces déchaînés, dangereux pour eux-mêmes, jamais pour l'Européen.

Après cinq jours passés à Grand-Lahou, me trouvant suffisamment rétabli pour pouvoir partir, je profitai du passage d'un vapeur anglais pour m'embarquer et rentrer à Grand-Bassam, où plusieurs jours me furent nécessaires pour me remettre des fatigues de ce voyage, surtout de celles d'Ahuacré à Grand-Lahou.

N. GENGHIS.

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