Images de page
PDF
ePub

LE RAPPORT DE M. DESCHANEL

SUR

LE BUDGET DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

On sait que M. Paul Deschanel a accepté cette année de rédiger, au nom de la Commission du budget, le rapport sur le budget des affaires étrangères. Nous avons demandé à l'ancien président de la Chambre quelques renseignements sur son travail dont la publication aura lieu ces jours-ci, et nous devons à sa bienveillance d'en pouvoir exposer ici les grandes lignes.

Conformément à l'usage introduit depuis quelques années de joindre au rapport sur le budget du ministère des Affaires étrangères une sorte de revue des principales questions diplomatiques et économiques pendantes, M. Paul Deschanel a tenu, avant d'aborder l'examen des chapitres mêmes du budget, à donner un aperçu complet des affaires traitées par le département et de la marche de ses travaux. Toutefois, M. Deschanel a cru devoir écarter de son rapport toutes les considérations de politique générale qu'il se réserve d'exposer directement à la tribune. L'œuvre de l'éminent rapporteur peut ainsi se diviser en trois parties. D'abord un exposé verbal de la situation politique réservé à la tribune, et dont par conséquent il ne nous appartient pas de parler; ensuite un examen rapide mais détaillé, une mise au point précise de toutes les questions diplomatiques qui ont successivement réclamé l'attention du quai d'Orsay ces derniers temps, et plus particulièrement pendant l'année 1906. Enfin une étude approfondie sur le fonctionnement même du département, au cours de laquelle M. Deschanel formule les justes critiques que peut soulever notre organisation diplomatique et consulaire, et indique les principales réformes qui s'imposent.

Cette partie du rapport de M. Deschanel est peut-être la plus importante, c'est en tout cas celle à laquelle il tient le plus et dont il espère les sanctions les plus efficaces. M. Deschanel estime en effet que si notre personnel diplomatique, sauf de rares exceptions, est excellent, son organisation est sur beaucoup de points défectueuse et ne pourra plus répondre aux nécessités présentes.

La division des affaires entre la direction politique et la direction

commerciale semble parfois quelque peu factice et arbitraire. Les affaires chevauchent de l'une à l'autre, et chacune des deux ne les envisage pas toujours du même point de vue. On a substitué, pour certains pays, dans l'organisation des services, la répartition géographique à la répartition purement administrative. C'est ainsi qu'on a créé un bureau de Tunisie, puis un bureau du Maroc; on a unifié les affaires de l'Amérique du Sud; on étudie en ce moment même la création d'un bureau de Chine. Ce système est évidemment préférable pour les régions où les intérêts économiques sont intimement liés aux questions politiques, car il est anormal que les agents de l'administration centrale ne puissent voir une partie des affaires qu'ils devront traiter à l'étranger; mais il ne faut procéder ici que progressivement, avec prudence, et lorsqu'on est sûr d'avoir trouvé l'homme qualifié pour concentrer entre ses mains toutes les affaires -politiques et commerciales d'une région. Il est, d'ailleurs, un grand nombre de questions qui, par leur caractère universel et permanent, les questions juridiques, par exemple, échappent à la répartition géographique.

-

D'autres réformes sont encore plus mûres et plus urgentes.

[ocr errors]

Il y a, en réalité, deux carrières : celle de Paris et celle de l'extérieur. A ceux - beaucoup trop nombreux qui font la plus grande partie de leur carrière à Paris, qui vivent près du soleil, l'avancement rapide, et, le jour où ils se décident à faire une infidélité aux charmes de la capitale, les postes enviés; aux autres, à ceux dont la santé s'use en de malsains climats, trop souvent l'oubli. Quel que soit le mérite d'un agent, s'il se confine trop longtemps dans les bureaux du quai d'Orsay, il perd certaines qualités et l'occasion d'en acquérir d'autres. Son esprit se ferme au spectacle de l'étranger, à la diplomatie d'information; il ne juge plus de même ni les correspondances qu'il reçoit, ni les réponses qu'elles exigent. On devrait revenir sur ce point au règlement de 1891 et établir un roulement entre la carrière du ministère et celle du dehors. Aucun agent ne devrait passer au grade supérieur, s'il n'avait rempli effectivement la fonction de son grade à l'étranger pendant un certain temps.

Depuis vingt ans, les rapporteurs budgétaires se plaignaient que les cadres fussent dépassés. En 1891, M. Ribot avait essayé d'enrayer le mal: son décret ne fut pas longtemps observé. M. Rouvier et M. Léon Bourgeois ont fait de louables efforts pour remédier à cette situation. Les dépassements de cadres ont maintenant à peu près

cessé.

Mais les cadres de la carrière diplomatique eux-mêmes devraient être revisés.

Le décret de 1891 n'a jamais été intégralement appliqué. Peut-être le nombre d'agents qu'il prévoyait était-il un peu insuffisant. Quoi qu'il en soit, certains cadres, depuis lors, ont été démesurément enflés, ce qui a amené le département à faire remplir par ses agents des fonctions de grade inférieur. Cette pratique est regrettable à plusieurs points de vue; d'abord, ils reçoivent le traitement de la fonc

tion qu'ils remplissent, par conséquent inférieur à celui qu'ils devraient toucher normalement; ensuite, en conservant les fonctions d'un grade inférieur au leur, ils n'ont pas de gérance, pas d'initiative à prendre et, partant, prennent moins d'intérêt à leur carrière. Cette observation s'applique surtout aux seconds secrétaires qui remplissent les fonctions de troisièmes; mais elle peut être étendue aussi aux premiers secrétaires qui remplacent des seconds dans des postes peu importants.

Les cadres pourraient, sans être ramenés aux chiffres du décret de 1891, être sensiblement inférieurs aux chiffres du décret de 1904.

En ce qui concerne les traitements, toutes les règles sont violées. Beaucoup de fonctions ne touchent pas le traitement qu'elles comportent. Souvent les traitements sont démembrés. Cette pratique a pour effet, d'une part, d'introduire à l'administration centrale, ou même en certains postes, des agents « amateurs » qui acceptent des traitements réduits parce qu'ils ont de la fortune et qui fournissent parfois un travail insuffisant et, d'autre part, d'empêcher des agents sans fortune d'accepter des emplois médiocrement rémunérés. L'attribution des fonctions « au rabais », comme on dit, est une prime à la richesse, une offense à l'équité, une déperdition de forces pour l'Etat.

Il n'est plus exact qu'on recrute le personnel diplomatique seulement dans un milieu social restreint; mais ce qui est vrai, c'est que l'insuffisance des traitements pendant les premières années, et cette période est assez longue, le stage gratuit prolongé et les études complexes auxquelles doivent se livrer les candidats au concours, rendent pour ainsi dire impossible l'accès du ministère aux jeunes gens sans fortune. Dans la diplomatie, les secrétaires d'ambassade ont des traitements insuffisants pour faire face aux dépenses que leur situation leur impose, surtout dans les principales capitales de l'Europe; il leur faut des revenus personnels au moins égaux à leurs traitements - c'est-à-dire 7.000 à 10.000 francs pour y vivre convenablement. Il en est de même pour les emplois de l'administration centrale.

Il faudrait donc augmenter les traitements. A l'administration centrale, on pourrait le faire dans une certaine mesure, en exigeant plus de travail d'un certain nombre d'agents et en supprimant quelques emplois inutiles. Mais, à l'extérieur, il faut nécessairement augmenter les traitements des secrétaires d'ambassade et aussi du personnel subalterne des consulats (élèves vice-consuls, chanceliers et interprètes), si l'on veut faciliter l'accès des fonctions diplomatiques et consulaires aux jeunes gens de valeur, mais sans fortune personnelle. Déjà, en ce qui touche le personnel subalterne des consulats, on verra plus loin les dispositions que nous avons proposées et que la Commission du budget a bien voulu adopter.

On pourrait modifier la composition du jury du concours, en décidant, par exemple, que le ministère y serait représenté par trois membres et que quatre autres membres seraient choisis au dehors

(professeurs à la Faculté de droit, à la Sorbonne, etc.., et présidents ou membres de chambres de commerce).

On pourrait enfin modifier le fonctionnement de la commission du stage en réduisant l'influence des notes de stage.

On voit la portée des critiques de M. Deschanel et l'importance des réformes qu'il préconise: il est inutile d'ajouter que nous partageons absolument son opinion sur ce point. Il est aussi une question d'un intérêt considérable pour l'avenir de notre développement national, sur laquelle nous voudrions attirer l'attention: c'est celle de la protection des œuvres françaises en Orient et en Extrême-Orient.

Pour les œuvres françaises en Orient (ch. xx1), la Commission propose un crédit de 800.000 francs. En 1906, le crédit voté était de 892.000 francs, la Chambre ayant décidé d'affecter un crédit spécial de 92.000 francs aux œuvres laïques « qui doivent se substituer au <«< institutions congréganistes ». Cette année, ce crédit de 92.000 francs a été détaché pour former un chapitre particulier afférent aux œuvres d'Extrême-Orient. Ainsi, le crédit total demandé pour assurer le service de nos œuvres en Orient et en Extrême-Orient ressort à 892.000 francs. Or, il est particulièrement intéressant de rapprocher de ce chiffre celui des subventions accordées d'autre part par les puissances étrangères, et notamment l'Italie et l'Allemagne, à leurs œuvres nationales dans ces mêmes régions d'Orient et d'ExtrêmeOrient. Les puissances étrangères en effet, dont la concurrence politique et commerciale nous menace plus particulièrement, ont depuis ces dernières années, avec une persévérance remarquable, consacré d'énergiques efforts au développement de leur action extérieure. A la tête de ces puissances se trouve l'Italie, dont le gouvernement, depuis dix ans,s'impose des efforts pécuniaires considérables. Depuis dix ans, il y a progression constante dans les sommes attribuées à l'entretien des écoles italiennes à l'étranger sur le budget du ministère des Affaires étrangères. De 900.000 lires en 1896, elles ont été successivement portées à 950.000 en 1897, 985.000 dans les années suivantes, et depuis 1904, elles restent fixées à 1.325.000 lires. Il est particulièrement intéressant, et cela à notre point de vue, de remarquer que ces subventions, jadis consenties en faveur des écoles laïques, ont été maintenues entières après la disparition de plusieurs de ces écoles et sont distribuées en partie à l'élément religieux. En outre, il convient d'observer que, sur ce total effectif de 1.325.000 lires, plus de 800.000 lires sont réparties entre les écoles du bassin de la Méditerranée, 500.000 lires seulement étant consacrées à celles des pays d'Amérique où l'émigration italienne est cependant la plus importante. De plus, suivant des informations du journal les Pyramides du Caire, du 31 juillet dernier, le ministre italien des Affaires étrangères s'occuperait de rédiger un projet tendant à demander un crédit extraordinaire de un million de lires en vue d'améliorer la situation

695

des écoles italiennes à l'étranger et spécialement en Orient. Enfin des instructions spéciales semblent avoir été données à tous les agents officiels et à tous les représentants de l'Italie en mission dans le Levant pour seconder, par l'appui du prestige qui s'attache à leur personne, les œuvres entreprises par des initiatives particulières.

en

De son côté, le gouvernement allemand ne s'occupe pas moins activement d'étendre son influence dans le Levant. Le projet de budget de l'Office impérial des Affaires étrangères prévoit pour cette année une augmentation de 150.000 marks destinée au fonds prévu pour l'entretien des écoles à l'étranger qui passe ainsi de 500.000 marks à 650.000 marks, et dans ce chiffre ne sont pas comprises les sommes affectées à l'entretien des hôpitaux. C'est d'ailleurs en Palestine que se concentrent tous les efforts du gouvernement impérial, et un des derniers rapports de notre consul général à Jérusalem, date du 30 avril 1906, constate que la liste des établissements allemands de Palestine, comparée à la nôtre, montre d'une façon péremptoire que l'Allemagne arrivera bientôt peut-être à nous égaler dans cette région au double point de vue du nombre des écoles et des hôpitaux, et du nombre des jeunes enfants dont elle fera l'éducation. « Dans un an, ajoute notre consul général, l'Allemagne possédera « encore à Jérusalem une importante mission; de plus, celle des Laza<< ristes allemands comprendra une église, une école et un hospice de a pèlerins. A Ramleh, elle crée une école agricole. Partout elle « édifie des bâtiments superbes largement subventionnés par le gou« vernement ou l'initiative privée. »>

Le rapprochement de ces chiffres est suffisamment instructif, et il est certainement regrettable de constater à quel point nous semblons nous désintéresser du maintien de notre influence en Orient et en Extrême-Orient.

Il est vrai que pour les œuvres françaises d'Occident le crédit proposé par la commission ne se monte qu'à 3.000 francs alors que le crédit pour présents diplomatiques s'élève à 35.000 francs,comprenant notamment les frais d'emballage et de transport d'objets d'art fournis par les manufactures nationales, le prix d'insignes de l'ordre de la Légion d'honneur et d'autres ordres nationaux, et les dépenses de rubans et d'écrins pour les décorations accordées à des personnages étrangers.

« PrécédentContinuer »