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Il a été tour à tour prisonnier du Makhzen et coupeur de routes; c'est lui qui, en 1904, a arrêté M. Perdiccaris et M. Varley. Il s'est, depuis, en récompense de ses exploits, fait nommer caïd, et il a obtenu la destitution du gouverneur de Tanger.

Il possède actuellement juridiction sur toute la banlieue de Tanger et jusqu'aux portes de la ville. Il rend la justice par l'intermédiaire de son khalifat, il dispose arbitrairement de propriétés, remplace par des troupes à lui les soldats préposés à la police, fait bâtonner les gens qui lui déplaisent et impose des taxes suivant sa fantaisie. Les batailles entre tribus s'engagent dans les faubourgs et se terminent jusque dans les rues de la ville où l'on promène les têtes coupées des victimes de ces rencontres. Les Européens sont menacés quotidiennement d'être englobés dans ces contrées. En juin dernier, un de nos compatriotes, M. Charbonnier, a été assassiné sur la plage sans que ses assassins aient été arrêtés, ni même recherchés. Il y a quelques jours, un autre Français, M. Buchet, a été victime d'une tentative d'assassinat au même endroit. Plus récemment, un Anglais, M. Harris, correspondant du Times, a dù soutenir pendant une partie de la nuit une lutte contre des indigènes qui donnaient l'assaut à sa maison.

Nos ressortissants algériens sont constamment maltraités. L'un d'entre eux est détenu depuis neuf mois. L'illégalité du traitement est reconnue : mais Raissouli, tout-puissant, refuse de la réparer. Un autre Algérien a été bâtonné sur le marché. L'insolence à l'égard des Européens est devenue plus agressive que jamais; des officiers en uniforme ont été insultés, des marins du Galilée ont été frappés. Il y a quelques jours, j'ai été informé par la communication d'un télégramme de l'amiral Campion que les Marocains avaient pris comme cible la Jeanne-d'Arc et que des balles tombaient le long du bord.

La population étrangère est à la merci d'une surprise ou d'un coup de main. La colonie française réunie le 20 novembre dernier, à l'unanimité de ses 300 membres présents, a décidé de signaler le péril de la situation et de prier le gouvernement de la République de lui assurer la protection qui lui est due. Des pétitions semblables circulent dans les colonies. anglaise et espagnole qui représentent, monsieur Jaurès, 95 % de la population étrangère de Tanger. De nombreuses familles israélites françaises et espagnoles émigrent vers Gibraltar, Cadix et Oran.

Vous direz peut-être qu'il y a des exagérations dans les faits que je vous signale. Vous direz peut-être que nos agents, qui sont cependant très prudents et qui méritent toute notre confiance, peuvent être tentés, dans les milieux où ils vivent, d'être assez péniblement impressionnés pour exagérer les faits dont ils sont les témoins attristés, de représenter la situation comme plus grave qu'elle ne le serait dans la réalité.

Eh bien! Messieurs, je vous donnerai lecture d'une note qui a été adressée, il y a quelques jours, par le corps diplomatique de Tanger au Makhzen et qui porte la signature de tous les ministres, notamment de ceux d'Allemagne, d'Autriche, d'Espagne, de France, d'Angleterre, etc. Elle est un peu longue, mais vous me permettrez, vu son importance, de vous la faire connaître en entier.

Cette note collective est adressée au ministre des Affaires étrangères du gouvernement chérifien :

« Le corps diplomatique a décidé, dans sa séance du 24 de ce mois, « d'exposer à Votre Excellence la situation chaque jour plus troublée des « colonies européennes à Tanger et dans sa banlieue.

Les agissements de Raissouli et de ses agents rendent vraiment cette « situation intolérable et constituent une violation permanente et formelle

des traités que les représentants des puissances ont eu le devoir de faire respecter.

<< Depuis quelque temps, Raissouli a fait lever des contributions que « ses gens sollicitent les armes à la main. Il impose des taxes arbitraires « à tout Européen qui veut clore sa propriété, et si on refuse de les acquit<< ter, il signifie des interdictions suivies de violences contre les propriétés. « Il a notamment intimé d'une façon générale la défense aux notaires «de la ville de Tanger de procéder en dehors des murailles à des opéra«<tions de partage et de mesurage des terrains. Les adouls sont donc dans l'obligation, sous l'empire de la crainte qu'il leur inspire, de refuser «leur assistance à ceux qui la sollicitent, alors même qu'il s'agit d'actes « établis sans contradiction, conformément aux lois du pays.

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« Ces mesures vexatoires ont eu pour résultat de paralyser complète<<<ment les affaires et de laisser des intérêts respectables en souffrance. « L'arbitraire de Raissouli prend un caractère plus grave encore, quand « il s'adresse aux personnes des ressortissants étrangers. Plusieurs d'entre «eux et ces faits ont été exposés dans des plaintes adressées au repré« sentant de Sa Majesté à Tanger- ont été victimes d'arrestations, d'em«prisonnements, de punitions corporelles, d'agressions et de blessures. « Un seul de ces attentats eùt suffi naguère pour que le Makhzen, sou«< cieux d'assurer la protection de ceux qui vivent sur son territoire, pro« nonçât contre ses auteurs des punitions rigoureuses.

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Aujourd'hui, de pareils faits restent impunis, malgré les démarches « répétées des agents des puissances. Ainsi a été créé un état de trouble « et d'inquiétude qui va grandissant, et alors qu'autrefois la population « indigène vivait dans des relations de confiance réciproque avec les «Européens, depuis que Raissouli gouverne cette région, les provocations, l'exemple de l'impunité ont produit des effets pernicieux et fait germer << parmi une certaine partie de la population des sentiments d'hostilité qui e se manifestent par des injures et des menaces et qui peuvent causer de « grands malheurs.

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D'autre part, on constate la faiblesse des agents du Makhzen, l'aveu répété de leur impuissance, une sorte d'indifférence coupable avec laquelle ils accueillent les réclamations pressantes de ceux qui sont lésés. «Le corps diplomatique a dù intervenir à deux reprises déjà depuis trois « mois pour signaler des actes regrettables à l'attention des représentants « de Sa Majesté et de Votre Excellence. Il a décidé aujourd'hui d'appeler a très sérieusement votre attention sur les faits qui précèdent et sur les « considérations qu'ils lui inspirent. Il prie Votre Excellence de les porter << personnellement à la connaissance de Sa Majesté Chérifienne - que « Dieu l'assiste! certain que, dans sa perspicacité et sa sagesse, Sa • Majesté voudra y porter remède et ordonner d'urgence les mesures appropriées à la gravité des circonstances, de façon à faire cesser les « troubles et les dangers causés par celui qui, sous le couvert de l'autorité • du Makhzen, emploie cette autorité contre son but, qui est la paix, et « abuse de ses fonctions pour provoquer les désordres et la violence. » Une telle situation, Messieurs, ne pouvait laisser indifférente, vous le reconnaîtrez, aucune des deux puissances...

M. JAURÈS. Aucune puissance.

M. LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

puissances...

...

aucune des deux

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M. JAURES. Tout le corps diplomatique proteste. Je demande la parole. (Mouvements divers.)

M. LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

Je ne dis rien qui ne

soit absolument conforme à la vérité! (Applaudissements à gauche.) M. JAURÈS. Nous sommes d'accord.

M. LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES. J'en suis fort heureux et vous allez voir que nous le serons encore davantage tout à l'heure. M. JAURĖS. Vous posez des principes dont je déduis les conséquences. M. LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES. Je disais qu'une telle situation ne pouvait laisser indifférente aucune des deux puissances qui sont chargées de pourvoir en commun à la police dans la ville marocaine dont la population européenne est la plus nombreuse, où sont les consulats et les légations, et où le contre-coup des désordres peut être immédiatement le plus grave.

Il était à craindre également pour les deux puissances que leurs nationaux d'abord ne fussent menacés, et qu'ensuite il ne fût absolument impossible aux deux gouvernements de procéder à l'organisation de la police. Car, pour que cette organisation puisse se faire, il faut un minimum indispensable d'ordre. Si on laisse l'anarchie s'établir, l'organisation de la police ne pourra pas s'effectuer.

De là des négociations qui se sont engagées entre les deux pays en vue d'avoir sur place des forces suffisantes pour empêcher le désordre de s'accentuer et pour être prêts à toutes éventualités, négociations qu'il n'y avait aucune raison de tenir secrètes, qu'il n'y avait aucun motif pour dissimuler dans le mystère des chancelleries, étant donné que les intentions des deux gouvernements étaient parfaitement nettes et loyales et qu'en aucun cas, ni l'une, ni l'autre ne voulait sortir des termes mêmes de l'Acte d'Algésiras (Très bien ! très bien! à gauche et au centre); négociations qui eurent immédiatement pour première conséquence l'envoi de bateaux français et espagnols dans les eaux marocaines; car je reviens encore à ce que je disais dans la séance où j'étais appelé déjà à parler de cette même affaire; les bateaux qui sont envoyés à Tanger ne font qu'en remplacer d'autres. Le moment est bien choisi.

M. WALTER.

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Je vais m'expliquer très

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES. clairement sur ce point, soyez sans crainte. Quelles sont les instructions que le gouvernement, dans ces conditions, a cru nécessaire de donner à notre ambassadeur à Madrid, M. Jules Cambon? Je vais les résumer très fidèlement. Ces instructions commençaient par rappeler la situation de la ville de Tanger, l'affaiblissement progressif -de l'autorité du gouvernement, les succès de Raissouli, l'influence croissante et dangereuse de cet aventurier, la possibilité d'un coup tenté par ses troupes et l'émotion des colonies étrangères.

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Elles indiquaient qu'il serait prudent de prévoir le cas où, dans le trouble que causerait un pareil coup de force, la sécurité serait menacée et de préciser, dans cette éventualité, les mesures qui pourraient s'imposer d'urgence. Elles spécifiaient que ces mesures devraient être prises en plein accord avec le gouvernement espagnol qui déjà, en joignant ses forces aux nôtres, avait montré qu'il était prêt à partager les responsabilités de la mission incombant aux deux puissances dans les affaires marocaines.

Elles portaient expressément que, pour prévenir toute équivoque sur la portée de leurs décisions, les deux gouvernements annonceraient dès maintenant, par note concertée remise aux Etats signataires de l'Acte d'Algésiras, les résolutions qui, dans leur pensée, ne seraient exécutées que s'il le fallait absolument.

Les mesures éventuelles à prendre seraient d'ailleurs essentiellement provisoires et cesseraient au plus tard dès que la police serait organisée.

Enfin, elles respecteraient strictement les droits et l'autorité du Makhzen et laisseraient ou remettraient ses fonctionnaires en possession de leurs fonctions.

Les négociations poursuivies dans ces conditions avec l'Espagne ont été portées par moi à la connaissance des ambassadeurs de toutes les puissances au cours de mes réceptions diplomatiques; elles ont été portées à la connaissance des gouvernements par nos représentants à l'étranger; elles viennent d'aboutir à une entente complète entre les deux gouvernements, ainsi qu'en témoigne la note que je vais lire et sur les termes identiques de laquelle les gouvernements de Madrid et de Paris se sont concertés. Elle a été remise hier à tous les Etats signataires de l'Acte d'Algésiras.

Voici cette note:

Les événements récents de la région de Tangeret les incidents répétés « qui ont eu lieu dans cette ville sont de nature à faire craindre que les << étrangers n'y trouvent plus de garanties suffisantes pour leur sécurité. «Si la situation empirait au point d'aboutir à des désordres plus graves, <«<l'institution de la police prévue par l'Acte d'Algésiras apparaitrait avec un caractère de nécessité urgente, et la France et l'Espagne auraient à prendre des mesures pour en hater l'organisation dans les conditions « acceptées par les puissances qui ont participé à la Conférence.

« C'est dans cet esprit que les deux gouvernements ont décidé d'envoyer à Tanger des forces navales capables de pourvoir à toute éventualité. « Suivant les circonstances, les ministres français et espagnol, préala«blement d'accord à cet effet, pourront, après s'être concertés avec leurs «collègues du corps diplomatique à Tanger, requérir du commandant en «chef des forces navales, le débarquement des détachements nécessaires « pour le maintien de l'ordre dans la ville et sa banlieue.

«En cas d'attaque à main armée, les ministres de France et d'Espagne <«< d'un commun accord, pourront requérir d'urgence ledit débarquement et << en rendront compte à leurs collègues.

<«<Le commandement appartiendra à l'officier du grade le plus élevé et « dans le même grade, au plus ancien de l'une ou l'autre nationalité.

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On proposerait immédiatement au Makhzen de créer à l'abri de cette "protection indispensable, mais purement provisoire, les corps de police, «Les détachements seraient rembarqués aussitôt que possible et, au plus tard, dès que la police aura été mise à même de fonctionner.

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<«< L'autorité du gouverneur de Tanger serait maintenue et on deman<< derait au sultan de rétablir le fonctionnement de la juridiction de ses « représentants à Tanger et dans sa région dans les conditions normales qu'elle avait précédemment.

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Le pavillon chérifien resterait seul arboré sur les bâtiments de Tanger. << Les deux gouvernements, désireux de donner aux puissances signa«taires de l'Acte d'Algésiras, avant même sa ratification, toute garantie qu'ils se conformeront à son esprit dans l'accomplissement de la mission « particulière qui leur a été reconnue pour assurer la sécurité des étran «gers au Maroc, tiennent à faire connaitre d'avance aux puissances leurs projets éventuels afin de bien marquer le caractère de leur action. >> (Applaudissements sur un grand nombre de bancs.)

Cette note a été remise, comme je vous l'ai dit, à toutes les puissances signataires de l'Acte d'Algésiras. J'ai là la notification de nos ambassadeurs et de nos ministres; elle n'a provoqué nulle part aucune objection. (Très bien ! très bien !)

Par conséquent, Messieurs, aucune méprise n'est possible, les deux

gouvernements ne font que prendre des précautions, ils ne font que se prémunir contre des risques d'anarchie qui rendraient absolument impossible, s'ils venaient à se produire, la mission même qui leur a été confiée. Non seulement ils n'ont pas d'arrière-pensée à l'égard du gouvernement chérifien, mais encore, vous l'avez vu, c'est en son nom, pour lui, son pouvoir et son indépendance, c'est pour le maintien ou la restauration de son prestige qu'ils agiraient s'il en était absolument besoin. (Applaudissements.)

pour

Quelles étaient les instructions que j'avais envoyées à notre ministre au Maroc, M. Regnault, dans la prudence et le sang-froid duquel nous pouvons et nous devons avoir confiance. (Très bien ! très bien!) Les voici, Messieurs :

« Vous savez, lui disais-je, que le gouvernement tient à ce que le débarquement n'ait lieu que s'il devient absolument inévitable. >>

Et j'ajoutais, en dépit de toutes les indications que je vous donnais tout à l'heure, et qui représentaient sous un jour suffisamment grave pourtant la situation à Tanger :

« Au surplus, les renseignements que vous m'avez fait parvenir jusqu'à << présent ne nous font pas considérer ce débarquement comme nécessaire. « Le Conseil des ministres espère très vivement que la présence des forces << envoyées à Tanger suffira pour rendre la situation meilleure et pour << rendre inutile leur emploi à terre.

« Il estime unanimement que vous devez faire tout ce que vous pourrez « pour éviter cette mesure. Le gouvernement de la République a résolu « d'envoyer par précaution à Tanger les bâtiments qui vont partir, et pour « empêcher des troubles graves qui rendraient, s'ils se produisaient, l'organisation de la police à peu près impossible.

<«< Au cours de ma réception diplomatique d'aujourd'hui, je l'ai dit aux ⚫ représentants des puissances; et je vous prie de ne pas vous départir de << la plus grande prudence et de la plus grande circonspection dans l'examen « de la situation que vous aurez à envisager, d'accord avec l'amiral Tou<<chard et avec votre collègue d'Espagne. C'est seulement en cas d'urgente «<et absolue nécessité que doit s'effectuer une intervention comme celle <«< dont les événements nous ont déterminés à prévoir la possibilité. » Il y a quelque chose de plus, vous l'avez vu, quelque chose qui a toujours été dans notre pensée, mais que nous avons voulu mentionner expressément dans la note remise aux gouvernements étrangers. C'est la nécessité pour le ministre d'Espagne et pour le ministre de France de se concerter avec tous les membres du corps diplomatique avant de prendre les mesures que la situation peut commander.

Rien ne montrera mieux, je l'espère, notre modération, notre franchise et le souci que nous avons, l'Espagne et nous, de ne pas être soupçonnés d'excéder les pouvoirs que nous a reconnus la Conférence d'Algésiras.

En même temps, nous avions à nous occuper d'une autre question, car la question marocaine, ce n'est pas seulement celle des ports ouverts où il s'agit d'instituer la police, c'est aussi celle dont parlait tout à l'heure très justement M. Hubert: celle de la frontière algéro-marocaine. Là, nous avons une liberté d'action très grande. En réalité, nous aurions pu faire ce que nous voulions. Mais l'unité d'action et d'impulsion s'imposait. (Très bien ! très bien !) Oui, il est nécessaire que la même direction soit donnée au gouverneur général de l'Algérie et à tous les agents diplomatiques chargés de représenter la France au Maroc. (Très bien ! très bien !) Non pas qu'il y ait des vues divergentes à craindre. Nous connaissons tous le gouverneur général de l'Algérie : nous savons quels sont les senti

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