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COMPLIMENT D'OUVERTURE DU THÉÂTRE FRANÇAIS.

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nager, qu'il semble que ce soit la nature même qui vous en épargne les frais pourquoi nous quittez-vous? >>

Enfin, messieurs, vous regrettez une actrice qui vous enchantait, et nous ne nous consolerons pas de nous voir privés d'une camarade qui nous était aussi chère que précieuse.

Au lieu d'avoir le faste trop ordinaire au grand talent, elle ignorait sa supériorité, et doutait d'elle-même quand nous la prenions pour modèle. Elle savait, par le liant de son caractère, se concilier tous les esprits; et sans se donner aucun souci pour se faire un parti, elle n'en avait que plus de partisans. Nous l'admirions et nous l'aimions. Quoique parmi nous, messieurs, il y ait plusieurs sujets assez heureux pour animer votre gaieté, pour exciter vos ris, cependant la retraite de Mlle Dangeville aurait dû naturellement servir d'époque à la naissance du comique larmoyant ce n'est qu'en la perdant qu'on aurait dû l'imaginer. Que mon sort serait digne d'envie, si, par mon zèle, mes efforts et mon application, je parvenais, messieurs, à pouvoir vous étourdir pendant quelques moments sur des regrets légitimes, et si ce théâtre daignait me compter parmi les ressources qui lui restent!

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Comme je suis chargé, par état (page 3), de vous proposer des thèses de médecine, et qu'il s'agit de dissiper des nuages qui affaiblissent la sécurité, et de souhaiter une solution à des craintes, votre sagesse qui préside à vos démarches assurera un nouveau poids à ce que votre autorité pourra régler sur le fait de l'inoculation, qui se présente naturellement sous deux aspects.

Et comme dans la petite vérole ordinaire (page 4) on s'en remet ordinairement à la prudence des malades et des médecins, vous sentez bien que dans l'inoculation, où la tête est beaucoup plus libre, il ne faut s'en remettre à la prudence de personne.

Mais, comme ce qui peut intéresser la religion ne regarde en aucune manière le bien public (page 3), et que le bien public ne regarde pas la religion, il faut consulter la Sorbonne qui, par état, est chargée de décider quand un chrétien doit être saigné et purgé; et la Faculté de médecine chargée, par état, de savoir si l'inoculation est permise par le droit canon.

1. C'était la formule des arrêts. Le 8 juin 1763, sur le réquisitoire d'Omer de Fleury, le parlement de Paris avait rendu un arrêt qui ordonne que les facultés de théologie et de médecine donneront leur avis sur la pratique de l'inoculation de la petite vérole; et, par provision, fait défense de pratiquer l'inoculation dans les villes et faubourgs du ressort de la cour, et aux personnes qui ont été inoculées de communiquer avec le public depuis le jour de leur inoculation et six semaines après leur guérison. (ED.)

Ainsi, messieurs, vous qui êtes les meilleurs médecins et les meilleurs théologiens de l'Europe, vous devez rendre un arrêt sur la petite vérole, ainsi que vous en avez rendu sur les catégories d'Aristote, sur la circulation du sang, sur l'émétique, et sur le quinquina.

On sait que vous vous entendez, par état, à toutes ces choses comme en finances.

Puisque l'inoculation, messieurs, réussit dans toutes les nations voisines qui l'ont essayée; puisqu'elle a sauvé la vie à des étrangers qui raisonnent, il est juste que vous proscriviez cette pratique, attendu qu'elle n'est pas enregistrée; et pour y parvenir, vous emploierez les décisions de la Sorbonne, qui vous dira que saint Augustin n'a pas connu l'inoculation, et la Faculté de Paris qui est toujours de l'avis des médecins étrangers.

Surtout, messieurs, ne donnez point un temps fixe aux salutaires et sacrées Facultés pour décider, parce que l'insertion utile de la petite vérole sera toujours proscrite en attendant.

A l'égard de la grosse, sœur de la petite, messieurs des enquêtes sont exhortés à examiner scrupuleusement les pilules de Keyser, tant pour le bien public que pour le bien particulier des jeunes messieurs qui en ont besoin, par état; la Sorbonne ayant préalablement donné son décret sur cette matière théologique.

Nous espérons que vous ordonnerez peine de mort (que les Facultés de médecine ont ordonnée quelquefois dans de moindres cas) contre les enfants de nos princes inoculés sans votre permission, et contre quiconque révoquera en doute votre sagesse et votre impartialité re

connues.

D'UN FAIT SINGULIER

CONCERNANT LA LITTÉRATURE.

(1763.)

Comme le but principal de cet Essai sur l'histoire est de suivre l'esprit humain dans ses progrès et dans les obstacles qu'il rencontre, je dois, après avoir parlé de la disgrâce des jésuites, ne pas oublier une espèce de persécution qu'essuyèrent les gens de lettres. Ils commencent à mériter beaucoup plus d'attention que ces ordres religieux dont nous avons rapporté les querelles. Le corps des gens de lettres est trèsnombreux, et ses membres sont répandus dans tous les royaumes. Ceux qui se distinguent par leur science et par la supériorité de leur raison gouvernent insensiblement les autres, sans presque s'en apercevoir, et sans jouir des prérogatives de cet empire acquis sur les esprits; prérogatives si chères aux autres sociétés établies dans l'État. Cette domination secrète, que les bons écrivains obtiennent, a toujours révolté ceux qui ont voulu en vain l'usurper.

Des hommes pleins de génie, et remplis d'une véritable science, qui ne peut subsister sans la véritable philosophie, entreprirent, vers l'an

D'UN FAIT SINGULIER CONCERNANT LA LITTÉRATURE.

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1752, le Dictionnaire immense des connaissances humaines; connaissances dont quelques-uns d'entre eux ont encore reculé les bornes. L'Europe applaudit à l'entreprise, et l'encouragea; ce travail même devint un objet important de commerce.

Plusieurs volumes avaient déjà paru à la satisfaction du public. Les articles surtout composés par ceux qui présidaient à l'ouvrage avaient l'approbation universelle. Le livre était muni de toutes les formalités qui en assuraient le débit. Les souscripteurs de tous les pays de l'Europe, qui avaient avancé leur argent, le croyaient en sûreté sous la sauvegarde du sceau du roi, et se flattaient de recevoir sans difficulté le prix de leurs avances; car si, de la part des auteurs, cet ouvrage était un service gratuit rendu à l'esprit humain, ce service était entre les souscripteurs et les libraires une convention d'intérêt à laquelle on ne pouvait manquer.

L'envie se déchaîna, et arma bientôt le fanatisme. Ces deux ennemis de la raison et des talents dénoncèrent au parlement de Paris un dictionnaire qui ne semblait pas devoir être l'objet d'un procès, et qui, d'ailleurs, étant revêtu du sceau de l'approbation royale, paraissait devoir être hors de toute atteinte.

Les jésuites furent les premiers à poursuivre, autant qu'ils le purent, ce grand ouvrage, parce qu'ayant demandé à faire les articles de théologie, ils avaient été refusés. Les jésuites ne se doutaient pas alors qu'ils seraient bientôt après proscrits par ces mêmes parlements qu'ils voulaient engager sous main à s'armer contre l'Encylopédie.

Les jansénistes firent ce que les jésuites avaient voulu faire ils s'aperçurent que tous ceux qui voulaient bien consacrer leurs travaux à ce dictionnaire, regardant l'impartialité comme leur première loi, n'étaient ni pour les jésuites ni pour les jansénistes; et que, s'étant dévoués uniquement à la recherche de la vérité, ils excitaient l'horreur contre le fanatisme.

Ainsi deux partis acharnés l'un contre l'autre se réunirent à peu près, si on peut le dire, comme des voleurs suspendent leurs querelles pour ravir des dépouilles. Ils prirent le masque ordinaire de la piété; ils dénoncèrent plusieurs articles; et, par un raffinement de méchanceté dont il n'y avait point eu d'exemple dans les controverses les plus furieuses, n'osant reprendre dans le Dictionnaire de l'Encyclopédie des articles qui les effarouchaient, ils accusèrent les auteurs, non pas de ce qu'ils avaient dit, mais de ce qu'ils diraient un jour; ils prétendirent que les renvois d'une matière à une autre étaient mis à dessein de répandre dans les derniers tomes le poison qu'on ne pouvait trouver dans les premiers. Ils s'élevèrent ainsi contre d'autres articles de la théologie la plus orthodoxe, les croyant composés par ceux qu'ils voulaient perdre.

Comment le parlement pouvait-il juger sept volumes in-folio déjà imprimés, et préjuger ceux qui ne l'étaient pas ? Les accusateurs remirent leur Mémoire entre les mains d'un avocat-général1, qui avait en

1. Omer Joly de Fleury, avril 1760. (ÉD.)

10 D'UN FAIT SINGULIER CONCERNANT LA LITTÉRATURE.

core moins le temps d'examiner ce prodigieux détail d'arts et de sciences que nul homme ne peut embrasser.

Ce magistrat eut le malheur d'en croire les Mémoires calomnieux qu'il avait reçus, et de former sur eux son réquisitoire. Ces Mémoires attaquaient surtout l'article de l'Ame, que l'on croyait composé par des philosophes qu'on voulait rendre suspects. L'article fut dénoncé comme établissant le matérialisme : il se trouva qu'il était d'un licencié de Sorbonne, reconnu pour très-orthodoxe, et que, loin de favoriser le matérialisme, il le combattait jusqu'à s'élever même contre le sentiment de Locke, avec plus de piété que de philosophie. Cette méprise singulière fut bientôt reconnue du public; mais ce ne fut qu'après l'arrêt du parlement qui établit des commissaires pour rectifier l'ouvrage, et qui cependant en défendit le débit. Le public n'en espéra pas moins qu'il jouirait enfin d'un ouvrage d'autant plus attendu, qu'il était persécuté.

Cette aventure, assez remarquable dans l'histoire de l'esprit humain, et qui semble renouveler les arrêts rendus sur les catégories d'Aristote, peut servir à faire voir qu'il faut se tenir dans ses bornes, et que la jurisprudence doit laisser en paix la philosophie.

L'État eût été heureux s'il n'avait eu que de pareilles querelles. Ce ne sont pas là des malheurs, ce sont des inconvénients. Ces petits embarras mêmes, qui ont leur source dans la culture des sciences, et qui ne peuvent naître dans une nation grossière, font encore l'éloge du siècle; il serait mieux qu'il pût se passer de cet éloge.

CONCLUSION ET EXAMEN

DE CE TABLEAU HISTORIQUE 9.

(1763.)

Pendant que ces événements domestiques 3 occupaient la France, la guerre continuait en Europe; l'alliance de la France et de l'Espagne semblait devoir procurer de grands avantages à ces deux Etats contre les Anglais; et la maison d'Autriche, fortifiée de cette alliance même, devait espérer de triompher du roi de Prusse. On n'avait pas autrefois imaginé que les maisons de France et d'Autriche pussent être unies; et quand elles le furent, on crut que l'Europe ne pourrait leur résister. Cependant trois provinces d'Allemagne, le Brandebourg, Hanovre et la Hesse, ont, à l'étonnement de l'Europe, balancé les forces autrichiennes et françaises.

1. L'abbé Yvon. (ED.)

2. Tel est le titre qu'avait ce morceau en 1763. Il formait alors le LXII et dernier chapitre de la Suite de l'Essai sur l'Histoire générale. Il était précédé de ce qui forme aujourd'hui une partie du Précis du Siècle de Louis XV. (ED.) 3. La saisie de l'Encyclopédie. (ED.)`

CONCLUSION ET EXAMEN DE CE TABLEAU HISTORIQUE.

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L'Angleterre, par sa seule marine, a rendu l'union de la France et de l'Espagne inutile; le Portugal, qui devait succomber sous l'Espagne, a été sauvé ce qui n'était pas vraisemblable est arrivé; et c'est ce qu'on a vu cent fois dans cette vaste histoire, où les grands événements ont presque toujours trompé l'attente des hommes.

D'un côté cent mille Français n'ont pu seulement conserver Cassel; de l'autre, une armée entière d'Autrichiens n'a pu empêcher que le roi de Prusse ne prît Schweidnitz en Silésie; et dès que l'Espagne a déclaré la guerre aux Anglais, ils lui ont enlevé aussitôt la grande île de Cuba, avec un trésor de plus de cent millions qui était dans la Havane.

La France était épuisée; l'Angleterre l'était aussi par ses conquêtes mêmes deux sages proposèrent la paix, et la firent. On avait commencé par disputer quelques terrains aux Anglais dans l'Acadie, et ils sont demeurés les maîtres du pays immense du Canada et de la partie du continent qui borde la rive gauche du Mississipi.

Ils ont ajouté la Floride à ces vastes possessions. Ainsi le continent entier de l'Amérique s'est trouvé à la fin partagé entre l'Espagne et l'Angleterre.

C'est là l'événement le plus mémorable de cette guerre, la millième que les princes chrétiens se sont faite depuis le déchirement de l'empire romain.

Il appartient aux historiens des États qui ont été en guerre de transmettre à la postérité tous les maux qu'on a soufferts, toutes les rapines, toutes les fautes et toutes les pertes, les mesures mal prises, les ressources insuffisantes.

Comme je ne considère que les mœurs et l'esprit des nations dans ces bouleversements du monde, je remarquerai qu'au milieu des cruautés inséparables des armes, on a vu en plus d'une occasion un esprit d'humanité et de politesse adoucir les horreurs de la guerre. Les Français, prisonniers chez le roi de Prusse, ont éprouvé les traitements les plus doux de la part de ce monarque, et de celle du prince Henri son frère. Les deux princes de Brunswick se sont signalés par leur générosité comme par leurs victoires. Les princes, les généraux, les officiers français, ont signalé la générosité qui fait leur caractère.

Les Anglais ont fait une collecte en faveur des matelots qu'ils avaient pris; et cette générosité n'a eu d'autre principe que cette philosophie humaine qui commence à pénétrer dans plusieurs États, et qui probablement écartera du moins les guerres de religion, si elle ne peut empêcher celles d'une malheureuse politique.

C'est elle qui a multiplié les Académies dans tant de royaumes et de républiques, qui a étendu l'esprit humain en étendant les connaissances; c'est par ce même esprit, qui se communique de proche en proche, que l'on s'est appliqué plus que jamais à l'agriculture, et que les sages ont pensé à rendre la terre plus fertile, tandis que les ambitieux l'ensanglantaient. Enfin il est à croire que la raison et l'industrie feront toujours de nouveaux progrès; que les arts utiles prendront des

1. Les ducs de Choiseul et de Praslin. (ÉD.)

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