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l'emporta trop loin; on jugea que c'était un homme fort instruit qui s'égarait toujours, un faiseur de projets qui exagérait les maux du royaume, et qui proposait de mauvais remèdes. Le peu de succès de ce livre auprès du ministère lui fit prendre le parti de mettre sa Dîme royale à l'abri d'un nom respecté; il prit celui du maréchal de Vauban, et ne pouvait mieux choisir. Presque toute la France croit encore que le projet de la Dime royale est de ce maréchal, si zélé pour le bien public; mais la tromperie est aisée à connaître.

Les louanges que Bois-Guillebert se donne à lui-même dans la préface le trahissent; il y loue trop son livre du Détail de la France; il n'était pas vraisemblable que le maréchal eût donné tant d'éloges à un livre rempli de tant d'erreurs; on voit dans cette préface un père qui loue son fils, pour faire bien recevoir un de ses bâtards.

L'abbé de Saint-Pierre, d'ailleurs excellent citoyen, s'y prenait d'une autre façon pour faire goûter ses idées; il les donnait à la vérité sous son nom avec franchise; mais il les appuyait du suffrage du duc de Bourgogne, et prétendait que ce prince avait toujours été occupé du scrutin perfectionné, de la paix perpétuelle, et du soin d'établir une ville pour tenir la diète européane, ou européenne ou europaine. Il ressemblait aux anciens législateurs qui disaient avoir reçu leurs lois de la bouche des demi-dieux.

Plût à Dieu, monsieur, qu'il n'y eût de charlatanerie que dans ces projets chimériques! mais il y a des charlatans de toute espèce, et le nombre de ceux qui ont voulu tromper les hommes peut à peine se compter.

Ce qu'il y a de pis, c'est qu'on voit quelquefois des hommes du plus rare mérite soutenir avec autant d'esprit que de bonne foi les plus grandes erreurs, uniquement parce qu'elles sont accréditées. S'ils trouvent une faible lueur qui puisse favoriser la cause qu'ils embrassent, ils ne manquent pas de la faire valoir. Si quelque lumière plus vive éclaire le mauvais côté de leur cause, ils ferment les yeux de peur de la voir. Il est peut-être plus commun encore de se tromper soi-même que de chercher à tromper les autres.

La séduction et la charlatanerie entrent même dans les choses purement de goût, dans le jugement qu'on porte d'une tragédie, d'une comédie, d'un opéra, d'une pièce de vers, d'un discours oratoire. Tel qui sera enchanté de l'Arioste n'osera l'avouer, et dira en bâillant que l'Odyssée est divine.

Il y a une foule prodigieuse de gens d'esprit; mais les personnes d'un goût épuré, qui pensent juste, et qui disent ce qu'elles pensent, sont bien rares.

Que d'erreurs monstrueuses accréditées par la science même qui aurait dû les détruire! On commence par une fausse charte, par un diplôme supposé; on le montre en secret à quelques personnes intéressées à le faire valoir: sa réputation s'établit avant même qu'il soit connu. Commence-t-il à percer, les honnêtes gens, les esprits sensés se récrient contre l'imposture; en les fait taire; on rectifie une erreur; on déguise habilement un mensonge; on corrompt le sens du

texte par des commentaires. Ecoutez Montaigne, il dira mieux que moi (livre III, chapitre x1):

« Les premiers qui sont abreuvés de ce commencement d'étrangeté, venant à semer leur histoire, sentent, par les oppositions qu'on leur fait, où loge la difficulté de la persuasion, et vont calfeutrant cet endroit de quelque pièce fausse. Outre ce que, insita hominibus libidine alendi de industria rumores (Tit. Liv.'), nous faisons naturellement conscience de rendre ce qu'on nous a prêté, sans quelque usure et accession de notre cru. L'erreur particulière fait premièrement l'erreur publique, et à son tour après l'erreur publique fait l'erreur particulière. Ainsi va tout ce bâtiment, s'étoffant et formant de main en main, de manière que le plus éloigné témoin en est mieux instruit que le plus voisin, et le dernier informé, mieux persuadé que le premier. C'est un progrès naturel. Car quiconque croit quelque chose, estime que c'est ouvrage de charité de la persuader à un autre; et pour ce faire, ne craint point d'ajouter de son invention, autant qu'il voit être nécessaire en son conte, pour suppléer à la résistance et au défaut qu'il pense être en la conception d'autrui. »

Qui veut apprendre à douter doit lire ce chapitre entier de Montaigne, le moins méthodique des philosophes, mais le plus sage et le plus aimable.

SENTIMENT DES CITOYENS.

(1764.)

Après les Lettres de la campagne sont venues celles de la montagne. Voici les sentiments de la ville:

On a pitié d'un fou; mais quand la démence devient fureur, on le lie. La tolérance, qui est une vertu, serait alors un vice.

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Nous avons plaint Jean-Jacques Rousseau, ci-devant citoyen de notre ville, tant qu'il s'est borné dans Paris au malheureux métier d'un bouffon qui recevait des nasardes à l'Opéra, et qu'on prostituait marchant à quatre pattes sur le théâtre de la Comédie. A la vérité, ces opprobres retombaient en quelque façon sur nous : il était triste pour un Génevois arrivant à Paris de se voir humilié par la honte d'un compatriote. Quelques-uns de nous l'avertirent et ne le corrigèrent pas. Nous avons pardonné à ses romans, dans lesquels la décence et la pudeur sont aussi peu ménagées que le bon sens; notre ville n'était connue auparavant que par des mœurs pures et par des ouvrages solides qui attiraient les étrangers à notre académie : c'est pour la première fois qu'un de nos concitoyens l'a fait connaître par des livres qui alarment les mœurs, que les honnêtes gens méprisent et que la piété condamne.

Lorsqu'il mêla l'irréligion à ses romans, nos magistrats furent indis

1. VII, XXIV. (ED.)

VOLTAIRE. -XIX

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pensablement obligés d'imiter ceux de Paris et de Berne', dont les uns le décrétèrent et les autres le chassèrent. Mais le conseil de Genève, écoutant encore sa compassion dans sa justice, laissait une porte ouverte au repentir d'un coupable égaré qui pouvait revenir dans sa patrie et y mériter sa grâce.

Aujourd'hui la patience n'est-elle pas lassée quand il ose publier un nouveau libelle dans lequel il outrage avec fureur la religion chrétienne, la réformation qu'il professe, tous les ministres du saint Evangile, et tous les corps de l'État? La démence ne peut plus servir d'excuse quand elle fait commettre des crimes.

Il aurait beau dire à présent : « Reconnaissez ma maladie du cerveau à mes inconséquences et à mes contradictions, » il n'en demeurera pas moins vrai que cette folie l'a poussé jusqu'à insulter à Jésus-Christ, jusqu'à imprimer que « l'Evangile est un livre scandaleux2, téméraire, impie, dont la morale est d'apprendre aux enfants à renier leur mère et leurs frères, etc. » Je ne répéterai pas les autres paroles, elles font frémir. Il croit en déguiser l'horreur en les mettant dans la bouche d'un contradicteur; mais il ne répond point à ce contradicteur imaginaire. Il n'y en a jamais eu d'assez abandonné pour faire ces infâmes objections et pour tordre si méchamment le sens naturel et divin des paraboles de notre Sauveur. « Figurons-nous, ajoute-t-il une âme infernale analysant ainsi l'Évangile. » Eh! qui l'a jamais ainsi analysé ? Où est cette âme infernale3? La Métrie, dans son Homme - machine, dit qu'il a connu un dangereux athée dont il rapporte les raisonnements sans les réfuter. On voit assez qui était cet athée; il n'est pas permis assurément d'étaler de tels poisons sans présenter l'antidote.

Il est vrai que Rousseau, dans cet endroit même, se compare à JésusChrist avec la même humilité qu'il a dit que nous lui devions dresser une statue. On sait que cette comparaison est un des accès de sa folie. Mais une folie qui blasphème à ce point peut-elle avoir d'autre médecin que la même main qui a fait justice de ses autres scandales?

S'il a cru préparer dans son style obscur une excuse à ses blasphèmes, en les attribuant à un délateur imaginaire, il n'en peut avoir aucune pour la manière dont il parle des miracles de notre Sauveur. Il dit nettement sous son propre nom : « Il y a des miracles dans l'Evangile qu'il n'est pas possible de prendre au pied de la lettre sans renoncer au bon sens; » il tourne en ridicule tous les prodiges que Jésus daigna opérer pour établir la religion.

Nous avouons encore ici la démence qu'il a de se dire chrétien quand il sape le premier fondement du christianisme; mais cette folie ne le rend que plus criminel. Etre chrétien et vouloir détruire le christianisme n'est pas seulement d'un blasphémateur, mais d'un traître.

1. Je ne fus chassé du canton de Berne qu'un mois après le décret de Genève. Note de J. J. Rousseau.)

2. Lettres écrites de la montagne, Ire partie, lettre ire. (ED.)

3. Il paraît que l'auteur de cette pièce pourrait mieux répondre que personne à sa question. Je prie le lecteur de ne pas manquer de consulter, dans l'endroit qu'il cite, ce qui précède et ce qui suit. (Note de J. J. Rousseau.)

Après avoir insulté Jésus-Christ, il n'est pas surprenant qu'il outrage les ministres de son saint Évangile.

Il traite une de leurs professions de foi d'amphigouri, terme bas et de jargon qui signifie déraison. Il compare leur déclaration aux plaidoyers de Rabelais1: « Ils ne savent, dit-il, ni ce qu'ils croient, ni ce qu'ils veulent, ni ce qu'ils disent. »>

« On ne sait, dit-il ailleurs, ni ce qu'ils croient, ni ce qu'ils ne croient pas, ni ce qu'ils font semblant de croire. >>

Le voilà donc qui les accuse de la plus noire hypocrisie sans la moindre preuve, sans le moindre prétexte. C'est ainsi qu'il traite ceux qui lui ont pardonné sa première apostasie, et qui n'ont pas eu la moindre part à la punition de la seconde, quand ses blasphèmes, répandus dans un mauvais roman, ont été livrés au bourreau. Y a-t-il un seul citoyen parmi nous qui, en pesant de sang-froid cette conduite, ne soit indigné contre le calomniateur?

Est-il permis à un homme né dans notre ville d'offenser à ce point nos pasteurs, dont la plupart sont nos parents et nos amis, et qui sont quelquefois nos consolateurs? Considérons qui les traite ainsi : est-ce un savant qui dispute contre des savants? Non, c'est l'auteur d'un opéra et de deux comédies sifflées. Est-ce un homme de bien qui, trompé par un faux zèle, fait des reproches indiscrets à des hommes vertueux? Nous avouons avec douleur et en rougissant que c'est un homme qui porte encore les marques funestes de ses débauches, et qui, déguisé en saltimbanque, traîne avec lui de village en village, et de montagne en montagne, la malheureuse dont il fit mourir la mère, et dont il a exposé les enfants à la porte d'un hôpital, en rejetant les soins qu'une personne charitable voulait avoir d'eux, et en abjurant tous les sentiments de la nature, comme il dépouille ceux de l'honneur et de la religion3.

C'est donc là celui qui ose donner des conseils à nos concitoyens! nous verrons bientôt quels conseils. C'est donc là celui qui parle des devoirs de la société !

Certes il ne remplit pas ces devoirs quand, dans le même libelle,

1. Première partie, seconde lettre. (ED.) — 2. Id., ibid., p. 82. (ÉD,)

3. Je veux faire avec simplicité la déclaration que semble exiger de moi cet article. Jamais aucune maladie de celles dont parle ici l'auteur, ni petite, ni grande, n'a souillé mon corps. Celle dont je suis affligé n'y a pas le moindre rapport; elle est née avec moi, comme le savent les personnes encore vivantes qui ont pris soin de mon enfance. Cette maladie est connue de MM. Malouin, Morand, Thierry, Daran, le frère Côme. S'il s'y trouve la moindre marque dé débauche, je les prie de me confondre et de me faire honte de ma devise. La personne sage et généralement estimée qui me soigne dans mes maux et me console dans mes afflictions n'est malheureuse que parce qu'elle partage le sort d'un homme fort malheureux; sa mère est actuellement pleine de vie et en bonne santé malgré sa vieillesse. Je n'ai jamais exposé ni fait exposer aucun enfant à la porte d'aucun hôpital ni ailleurs.

Une personne qui aurait eu la charité dont on parle aurait eu celle d'en garder le secret, et chacun sent que ce n'est pas de Genève, où je n'ai point vécu, et d'où tant d'animosité se répand contre moi, qu'on doit attendre des informations fidèles sur ma conduite. Je n'ajouterai rien sur ce passage, sinon, qu'au meurtre près, j'aimerais mieux avoir fait ce dont son auteur m'accuse que d'en avoir écrit un pareil. (Note de J. J. Rousseau.)

trahissant la confiance d'un ami', il fait imprimer une de ses lettres pour brouiller ensemble trois pasteurs. C'est ici qu'on peut dire, avec un des premiers hommes de l'Europe, de ce même écrivain, auteur d'un roman d'éducation, que, pour élever un jeune homme, il faut commencer par avoir été bien élevé2.

Venons à ce qui nous regarde particulièrement, à notre ville, qu'il' voudrait bouleverser parce qu'il y a été repris de justice. Dans quel esprit rapporte-t-il nos troubles assoupis? Pourquoi réveille-t-il nos anciennes querelles et nous parle-t-il de nos malheurs? Veut-il que nous nous égorgions 3 parce qu'on a brûlé un mauvais livre à Paris et à Genève? Quand notre liberté et nos droits seront en danger, nous les défendrons bien sans lui. Il est ridicule qu'un homme de sa sorte, qui n'est plus notre concitoyen, nous dise: « Vous n'êtes ni des Spartiates ni des Athéniens; vous êtes des marchands, des artisans, des bourgeois occupés de vos intérêts privés et de votre gain. » Nous n'étions pas autre chose quand nous résistâmes à Philippe II et au duc de Savoie; nous avons acquis notre liberté par notre courage et au prix de notre sang, et nous la maintiendrons de même.

Qu'il cesse de nous appeler esclaves, nous ne le serons jamais. Il traite de tyrans les magistrats de notre république, dont les premiers sont élus par nous-mêmes. « On a toujours vu, dit-il3, dans le conseil des deux cents, peu de lumières, et encore moins de courage. » Il cherche par des mensonges accumulés à exciter les deux cents contre le petit conseil; les pasteurs contre ces deux corps; et enfin tous contre tous, pour nous exposer au mépris et à la risée de nos voisins. Veut-il nous animer en nous outrageant? veut-il renverser notre constitution en la défigurant, comme il veut renverser le christianisme, dont il ose faire profession? Il suffit d'avertir que la ville qu'il veut troubler le désavoue avec horreur. S'il a cru que nous tirerions l'épée pour le roman d'Émile, il peut mettre cette idée dans le nombre de ses ridicules et de ses folies. Mais il faut lui apprendre que si on châtie légèrement un romancier impie, on punit capitalement un vil séditieux.

1. Je crois devoir avertir le public que le théologien qui a écrit la lettre dont j'ai donné un extrait n'est ni ne fut jamais mon ami; que je ne l'ai vu qu'une fois en ma vie, et qu'il n'a pas la moindre chose à démêler ni en bien ni en mal avec les ministres de Genève. Cet avertissement m'a paru nécessaire pour prévenir les téméraires applications. (Note de J. J. Rousseau.)

2. Tout le monde accordera, je pense, à l'auteur de cette pièce, que lui et moi n'avons pas plus eu la même éducation que nous n'avons la même religion. (Id.) 3. On peut voir dans ma conduite les douloureux sacrifices que j'ai faits pour ne pas troubler la paix de ma patrie; et dans mon ouvrage, avec quelle force j'exhorte les citoyens à ne la troubler jamais, à quelque extrémité qu'on les réduise. (Id.)

4. Lettre Ixe, IIe partie, p. 181. (ED.) · 5. Lettre VII, IIe partie, p. 59. (ÉD.)

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