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Feu M. de Montampui, mon bon ami, recteur de l'Université de Paris, eut envie un jour d'aller à une représentation de Zaïre, pièce très-sainte, dans laquelle l'héroïne ne donne un rendez-vous que pour se faire baptiser.

M. le recteur n'avait d'autre parti à prendre que celui d'aller en fiacre de son collége à la comédie, vêtu de son habit ordinaire, comme en usent tous les honnêtes gens de Paris; mais il crut, comme le P. Castel, que l'univers avait les yeux sur lui, et il le crut avec d'autant plus de raison, qu'étant recteur de l'Université, il avait, suivant la force du mot, inspection sur l'univers, lequel, par conséquent, le regardait continuellement. Il sentit que l'univers apprendrait avec étonnement qu'un nommé Montampui avait été à la comédie, et que tous les siècles en seraient scandalisés.

Montampui, ne voulant ni faire cette peine à l'univers, ni se priver de la comédie, prit le parti de se déguiser en femme. Il avait dans une vieille armoire un ajustement de sa grand'mère, décédée du temps de la Fronde. Le voilà qui s'affuble d'un cotillon de drap rouge, et d'un manteau feuille-morte. Il couvre sa vieille tête de recteur d'une coiffure à triple étage, surmontée d'un gros noeud de rubans rose-sèche.

Une paire d'engageantes rousses et déchirées laisse paraître dans tout leur avantage ses bras carrés et velus. Notre recteur, ainsi troussé, sort par une porte secrète du collége, et court à celle de la Comédie.

Cette étrange figure attroupa le monde; on eut peu de respect pour madame; elle fut tiraillée, reconnue pour un vilain homme, et menée en prison, où elle demeura jusqu'à ce qu'elle eût avoué qu'elle était le recteur de l'Université de Paris, la fille aînée de nos rois. Si M. Montampui avait eu dans la tête ce bel axiome: Conformez-vous aux temps, il n'aurait pas donné cette scène à l'univers.

Ce n'est pas la peine de recommander cette maxime aux courtisans; ils l'ont toujours fidèlement observée avec les hommes en place; serviebant tempori, comme dit Tacite. Les dames et les petits-maîtres ont toujours aussi révéré la mode, et même enchéri sur elle; ce n'est pas à ceux qui vont selon le temps, c'est à ceux que la destinée a mis à la tête des gouvernements que s'adresse ce petit discours.

Rois d'Angleterre, vous ne faites plus semblant de guérir des écrouelles, depuis que votre peuple s'est aperçu que vous n'êtes pas médecins. La Société royale de Londres a vu clairement qu'il n'y a nul rapport physique ni métaphysique entre les prérogatives de la couronne d'Angleterre et des humeurs froides. Vous avez retranché cette cérémonie; vous vous êtes conformés aux temps.

Je suis persuadé qu'il y avait de très-belles lois dans Athènes sur la récolte du gland, avant que Triptolème eût enseigné aux Grecs à semer du blé; mais quand les Athéniens eurent commencé à manger du pain, et à trouver cette nourriture meilleure que l'autre, alors toutes les lois sur le gland s'abolirent d'elles-mêmes, et les archontes furent obligés d'encourager l'agriculture.

Archevêque de Naples, le temps viendra où le sang de monsieur saint Janvier ou Gennaro ne bouillira plus quand on l'approchera de sa tête. Les gentilshommes napolitains et les bourgeois en sauront assez dans quelques siècles, pour conclure que ce tour de passe-passe ne leur a pas valu un ducat; qu'il est absolument inutile à la postérité du royaume et au bien-être des citoyens; que Dieu ne fait point de miracles à un jour nommé, qu'il ne change point les lois qu'il a imposées à la nature. Quand ces notions seront descendues des nobles aux citadins, et de ceux-ci à la portion du peuple qui est capable de raison, alors on verra dans Naples ce qu'on vit dans la petite ville Egnatia, où du temps d'Horace l'encens brûlait de lui-même sans qu'on l'approchât du feu. Horace tourna le miracle en ridicule, et il ne se fit plus. C'est ainsi qu'on s'est défait du saint nombril de Jésus dans la ville de Châlons; c'est ainsi que les miracles sont partis de la moitié de l'Europe avec les reliques. Dès que la raison vient, les miracles s'en vont.

Tribunal ancien ou nouveau', qui siégez dans une grande ville irrégulière, composée de palais et de chaumières, dégoûtante et magnifique, habitée tour à tour par des sauvages, des demi-sauvages, des Welches, des Romains, des Francs, et enfin par des Français, il y a bien longtemps que vous n'avez promené dans les rues la prétendue carcasse de la bergère de Nanterre, et que Marcel et Geneviève ne se sont rencontrés sur le pont Notre-Dame pour nous donner de la pluie et du beau temps. Vous avez su que les bons bourgeois de Paris commençaient à soupçonner que ce n'est pas une petite fille de village qui dispose des saisons; mais que le Dieu qui arrangea la matière, et qui forma les éléments, est le seul mattre absolu des airs et de la terre; et bientôt Geneviève, honorée modestement dans sa nouvelle église, ne partagera plus avec Dieu le domaine suprême de la nature.

Vous ne rendrez plus d'arrêts ni en faveur d'Aristote, ni contre l'émétique; on ne vous présentera plus de réquisitoire pour empêcher que l'inoculation ne conserve la vie de nos princes et de nos citoyens: vous vous conformerez aux temps.

Les temps approchent où l'on se lassera d'envoyer de l'argent à trois cents lieues de chez soi, pour posséder en sûreté dans sa patrie des prés et des vignes accordés par le souverain.

On verra qu'il n'appartient pas plus à un Italien de se mêler de ce que pense un Français, qu'il n'appartient à ce Français de prescrire à cet Italien ce qu'il doit penser. On sentira l'énorme et dangereux ridicule d'avoir dans un Etat un corps considérable de citoyens dépendants

1. Le parlement de Paris. (ED.)

d'un maître étranger. Ce corps comprendra lui-même qu'il serait plus honoré, plus cher à la nation, si, réclamant son indépendance naturelle, il cessait d'employer à ses dépens une espèce de simonie pour se rendre esclave. Il se fortifiera dans cette idée sage et noble par l'exemple d'une île voisine. Alors vous ferez servir votre influence et votre pouvoir à briser des liens dont la nation s'indigne. Vous vous conformerez au temps.

Il est plus beau, sans doute, de les préparer que de s'y conformer; car il y a peu de mérite à se nourrir des fruits que l'arrière-saison fait naître mais c'en est un grand de préparer sa terre, par une sage culture, à porter de bonne heure les productions dont on n'aurait eu qu'une jouissance tardive.

L'opinion gouverne le monde : mais ce sont les sages qui à la longue dirigent cette opinion.

Quand ces sages ont enfin éclairé les hommes, il ne faut pas traiter avec eux comme on usait du temps de Pierre Lombard, de Scot et de Gilbert de La Porée.

Une société insociable', étrangère dans sa patrie, composée de gens de mérite, de sots, de fanatiques, de fripons, portait d'un bout de l'univers à l'autre l'étendard d'un homme qui prétend commander de droit divin à l'univers; elle avait fabriqué dans un coin, au nom de cet homme, cent et une flèches 2 dont elle perçait dévotement ses ennemis; elle voulut persuader que ces flèches étaient d'or, et qu'elles étaient tombées du ciel.

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Pour appuyer cette opinion, elle employa une espèce de magie. Les incrédules 3 qui voulaient prouver que ces flèches n'étaient que de plomb, se trouvaient tout d'un coup, sans savoir comment, à trois cents, à cinq cents milles de chez eux, ou dans un château voisin ', obscur et mal meublé, dont ils ne sortaient point qu'ils n'eussent signé que les cent et une flèches étaient d'or très-pur.

4

Vous avez enfin purgé le pays de ces magiciens; vous avez enfin vu de loin le temps où l'exécration publique les aurait exterminés. Nonseulement vous vous êtes conformés aux temps, mais vous avez prévenu les temps.

Ne gâtez pas cette bonne œuvre, en écrasant le fanatisme d'une main, et en poursuivant la raison de l'autre.

Quand vous voyez cette raison faire des progrès si prodigieux, regardez-la comme une alliée qui peut venir à votre secours, et non comme une ennemie qu'il faut attaquer. Croyez qu'à la longue elle sera plus puissante que vous; osez la chérir, et non la craindre. Conformez-vous aux temps.

1. La société des jésuites. (ÉD.)

2. Allusion aux cent et une propositions condamnées par la bulle Unigenitus. (ED.)

3. Les jansenistes. (ÉD.) — 4. La Bastille. (ÉD.)

ARBITRAGE

ENTRE M. DE VOLTAIRE ET M. DE FONCEMAGNE'.

(1765.)

M. de Voltaire et M. de Foncemagne ont donné au monde littéraire un de ces exemples de politesse dans la dispute, qui ne sont pas toujours imités par les écrivains. Ces égards et cette décence conviennent également aux deux antagonistes.

Le sujet qui les divise paraît très-important; il s'agit de savoir nonseulement si le plus grand ministre qu'ait eu la France est l'auteur du Testament politique, mais encore s'il est digne de lui, et s'il faut ou l'accuser de l'avoir fait, ou le justifier de ne l'avoir point écrit.

Nous vivons heureusement dans un siècle où la recherche de la vérité est permise dans tous les genres. Nulle considération particulière ne doit empêcher d'examiner cette vérité toujours précieuse aux hommes jusque dans les choses indifférentes. Un homme public, un grand homme, appartient à la nation entière; il est comme un de ces monuments publics exposés aux yeux et aux jugements de tous les hommes.

Je vais donc user du droit naturel que nous avons tous, et proposer mes idées sur ce fameux Testament politique.

Je suis persuadé que M. de Foncemagne a raison d'attribuer au cardinal de Richelieu la Narration succincte des grandes actions du roi Louis XIII, et de rendre en effet ce ministre responsable de tout ce qu'on lit dans ce discours, supposé qu'en effet il y ait quelques lignes corrigées de la propre main du cardinal, comme je n'en doute pas. Les mots écrits de sa main sont une démonstration qu'il avait vu l'ouvrage, et laissent penser en même temps que l'ouvrage n'était point de lui, mais qu'il l'approuvait.

Il semble surtout par ces mots : « Monaco, si vous reperdez Aire, galères d'Espagne perdues par la tempête, etc., » que ce sont des avis qu'il donne à l'écrivain qu'il fait travailler.

M. de Voltaire nous a donné la véritable époque du temps auquel ce discours fut écrit : « Ce ne peut être, dit-il, que sur la fin de juillet ou au mois d'auguste 1641, » puisque la ville d'Aire fut prise le 27 juillet 1641, et reprise un mois après par les Espagnols.

Le cardinal avertit donc l'écrivain par cette note de ne pas parler de la conquête d'Aire, que l'on est prêt de perdre; et il l'avertit qu'il pourra parler de 2 Monaco, dont en effet on s'empara le 18 novembre de cette même année: il devient donc responsable de cette pièce,

1. Par Voltaire. (ÉD.)

2. N. B. Il paraît pourtant bien difficile à croire que le cardinal de Richelieu ait fait en juillet une note de Monaco, qui ne fut au pouvoir du roi qu'au mois de novembre.

quoiqu'il n'en soit point l'auteur. Ainsi les princes, dans leurs manifestes et dans leurs traités, sont censés parler eux-mêmes. Le discours dont il s'agit est visiblement un manifeste écrit par l'ordre du cardinal de Richelieu, pour justifier toute sa conduite depuis qu'il était entré dans le ministère.

M. de Voltaire demande pourquoi ce manifeste n'est point signé par le cardinal. En voici, je crois, la raison :

Le cardinal voulait et devait examiner bien soigneusement ce mémoire avant de le présenter au roi. L'auteur, dans le dessein de relever toutes les actions du premier ministre, le faisait parler en plusieurs endroits d'une manière un peu contraire à la vérité et à la modestie. Il lui faisait dire des choses dont Louis XIII n'aurait que trop connu la fausseté. Il était impossible que le cardinal de Richelieu, en entrant dans le conseil, eût promis au roi la ruine des protestants et l'abaissement des grands. C'était le marquis duc de La Vieuville qui était alors premier ministre. C'est le titre que le comte de Brienne, secrétaire d'Etat, lui donne. Le comte de Brienne nous apprend dans ses mémoires que ce fut le duc de La Vieuville qui fit entrer le cardinal au conseil pour y assister seulement, ainsi que le cardinal de La Rochefoucauld. Le roi ne lui donna point alors le secret des affaires.

Les Mémoires de Rohan, le Journal de Bassompierre, les Mémoires de Vittorio Siri, les Manifestes de la reine mère, les Mémoires de Dageant, nous apprennent que le cardinal ne traita même avec aucun ambassadeur dans les six premiers mois qu'il jouit de sa place; il n'était chargé d'aucun département; il était très-éloigné d'avoir le premier crédit; et ce ne fut qu'à l'occasion du mariage de la sœur de Louis XIII avec le roi d'Angleterre, qu'il commença à manifester ses grands talents, et à l'emporter sur tous ses concurrents.

Ainsi, quelque dessein qu'il eût de faire valoir ses services auprès du roi, il ne pouvait, sans se nuire à lui-même, dire qu'il avait eu d'abord toute autorité, et qu'il promit de s'en servir « pour rabaisser l'orgueil des grands. >>

Ce fut depuis le mois d'août 1641, que le cardinal eut tout à craindre de ces grands et du roi même. Le roi était si fatigué et si mécontent de lui, que le grand écuyer Cinq-Mars osa lui proposer d'assassiner ce même ministre qu'il ne pouvait garder, et dont il ne pouvait se défaire.

C'est un fait dont on ne peut douter, puisque Louis XIII lui-même l'avoua dans une lettre au chancelier de Châteauneuf.

Les conspirations éclatèrent bientôt après de toutes parts; on ne voit guère de moments, depuis le mois d'août 1641 jusqu'à la mort du cardinal, où il ait eu le temps de s'occuper de la Narration succincte; et une grande présomption qu'il ne l'a pas revue, c'est qu'il ne l'a point signée.

Il y a une grande apparence que, s'il eût eu le loisir de l'examiner avec attention, il y aurait corrigé bien des choses que le zèle inconsidéré

1. Mémoires de Brienne, t. I, p. 160.

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