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nous n'avons pas laissé de faire de très-bons ouvrages, même dans les belles-lettres.

TULLIA. - Il faut que les nations qui ont succédé à l'empire romain aient toujours vécu dans une paix profonde, et qu'il y ait eu une suite continue de grands hommes depuis mon père jusqu'à vous, pour qu'on ait pu inventer tant d'arts nouveaux, et que l'on soit parvenu à connaître si bien le ciel et la terre?

M. LE DUC. Point du tout, madame; nous sommes des barbares qui sommes venus presque tous de la Scythie détruire votre empire, et les arts, et les sciences. Nous avons vécu sept à huit cents ans comme des sauvages; et, pour comble de barbarie, nous avons été inondés d'une espèce d'hommes, nommés les moines, qui ont abruti, dans l'Europe, le genre humain que vous aviez éclairé et subjugué. Ce qui vous étonnera, c'est que, dans les derniers siècles de cette barbarie, c'est parmi ces moines mêmes, parmi ces ennemis de la raison, que la nature a suscité des hommes utiles. Les uns ont inventé l'art de secourir la vue affaiblie par l'âge '; les autres ont pétri du salpêtre avec du charbon 2, et cela nous a valu des instruments de guerre avec lesquels nous aurions exterminé les Scipions, Alexandre, et César, et la phalange macédonienne, et toutes vos légions ce n'est pas que nous soyons plus grands capitaines que les Scipions, les Alexandre, et les César, mais c'est que nous avons de meilleures armes.

TULLIA.

Je vois toujours en vous la politesse d'un grand seigneur avec l'érudition d'un homme d'Etat; vous auriez été digne d'être sénateur romain.

M. LE DUC. de notre cour.

-Ah! madame, vous êtes bien plus digne d'être à la tête

MADAME DE POMPADOUR. - Madame aurait été trop dangereuse pour moi.

TULLIA. Consultez vos beaux miroirs faits avec du sable, et vous verrez que vous n'aurez rien à craindre. Eh bien! monsieur, vous disiez donc le plus poliment du monde que vous en savez beaucoup plus que nous?

M. LE DUC.

- Je disais, madame, que les derniers siècles sont toujours plus instruits que les premiers, à moins qu'il n'y ait eu quelque révolution générale qui ait absolument détruit tous les monuments de l'antiquité. Nous avons eu des révolutions horribles, mais passagères; et dans ces orages on a été assez heureux pour conserver les ouvrages de votre père, et ceux de quelques autres grands hommes; ainsi le feu sacré n'a jamais été totalement éteint, et il a produit à la fin une lumière presque universelle. Nous sifflons les scolastiques barbares qui ont régné longtemps parmi nous; mais nous respectons Cicéron et tous les anciens qui nous ont appris à penser. Si nous avons d'autres lois de

1. Alexandre Spina, religieux du couvent de Sainte-Catherine de Pise, de l'ordre de Saint-Dominique. (Note de M. Beuchot.)

2. Berthold Schwartz, moine de l'ordre de Saint-François, originaire de Fribourg en Allemagne, inventeur, en Occident, de la poudre à canon, selon les uns; d'autres font honneur de cette découverte à Roger Bacon. (Id.)

physique que celles de votre temps, nous n'avons point d'autre règle d'éloquence, et voilà peut-être de quoi terminer la querelle entre les anciens et les modernes.

(Toute la compagnie fut de l'avis de M. le duc. On alla ensuite à l'opéra de Castor et Pollux'. Tullia fut très-contente des paroles et de la musique, quoi qu'on die. Elle avoua qu'un tel spectacle valait mieux qu'un combat de gladiateurs.)

SOPHRONIME ET ADÉLOS

TRADUIT DE MAXIME DE MADAURE.

(1766.)

NOTICE SUR MAXIME DE MADAURE.

Il y a plusieurs hommes célèbres du nom de Maximus, que nous abrégeons toujours par celui de Maxime; je ne parle pas des empereurs et des consuls romains, ni même des évêques de ce nom; je parle de quelques philosophes qui sont encore estimés pour avoir laissé quelques pensées par écrit.

Il y en a un qui, dans nos dictionnaires, est toujours appelé Maxime le magicien, ainsi qu'on nomme encore le curé Gaufridi, Gaufridi le sorcier; comme s'il y avait en effet des sorciers et des magiciens, car les noms donnés à la chose subsistent toujours, quand la chose même est reconnue fausse.

Ce philosophe était le favori de l'empereur Julien, et c'est ce qui lui fit une si méchante réputation parmi nous.

Maxime de Tyr, dont l'empereur Marc Aurèle fut le disciple, obtint de nous un peu plus de grâce. Il n'est point qualifié de sorcier; et il a eu Daniel Heinsius pour commentateur.

Le troisième Maxime, dont il s'agit ici, était un Africain né à Madaure, dans le pays qui est aujourd'hui celui d'Alger. Il vivait dans le commencement de la destruction de l'empire romain. Madaure, ville considérable par son commerce, l'était encore plus par les lettres; elle avait vu naître Apulée et Maxime. Saint Augustin, contemporain de Maxime, né dans la petite ville de Tagaste, fut élevé dans Madaure; et Maxime et lui furent toujours amis, malgré la différence de leurs opinions; car Maxime resta toujours attaché à l'antique religion de Numa, et Augustin quitta le manichéisme pour notre sainte religion, dont il fut, comme on le sait, une des plus grandes lumières.

C'est une remarque bien triste, et qu'on a faite souvent sans doute, que cette partie de l'Afrique qui produisit autrefois tant de grands hommes, et qui fut probablement, depuis Atlas, la première école de

1. Paroles de Gentil Bernard; musique de Rameau. (ED.)

philosophie, ne soit aujourd'hui connue que par ses corsaires. Mais ces révolutions ne sont que trop communes; témoin la Thrace, qui produisit autrefois Orphée et Aristote; témoin la Grèce entière, témoin Rome elle-même.

Nous avons encore des monuments de la correspondance qui subsista toujours entre le disert Augustin, de Tagaste, et le platonicien Maxime, de Madaure. On nous a conservé les lettres de l'un et de l'autre. Voici la fameuse lettre de Maxime sur l'existence de Dieu, avec la réponse de saint Augustin, toutes deux traduites par Dubois', de Port Royal, précepteur du dernier duc de Guise.

Lettre de Maxime de Madaure à Augustin. << Or qu'il y ait un Dieu souverain qui soit sans commencement, et qui, sans avoir rien engendré de semblable à lui, soit néanmoins le père et le fondateur de toutes choses, quel homme est assez grossier, assez stupide pour en douter? C'est celui dont nous adorons sous des noms divers l'éternelle puissance, répandue dans toutes les parties du monde.... Ainsi, honorant séparément, par diverses sortes de cultes, ce qui est comme ses divers membres, nous l'adorons tout entier.... Qu'ils vous conservent, ces dieux subalternes, sous les noms desquels et par lesquels, tout autant de mortels que nous sommes sur la terre, nous adorons le père commun des dieux et des hommes, par différentes sortes de cultes, à la vérité, mais qui s'accordent tous dans leur variété même, et ne tendent qu'à la même fin ! »

Réponse d'Augustin. - « Il y a dans votre place publique deux statues de Mars, nu dans l'une et armé dans l'autre, et tout auprès la figure d'un homme qui, avec trois doigts qu'il avance vers Mars, tient en bride cette divinité dangereuse à toute la ville.... Sur ce que vous me dites que de pareils dieux sont des membres du seul véritable Dieu, je vous avertis, avec toute la liberté que vous me donnez, de ne pas tomber dans de pareils sacriléges. Car ce seul Dieu dont vous parlez est sans doute celui qui est reconnu de tout le monde, et sur lequel les ignorants conviennent avec les savants, comme quelques anciens ont dit. Or, direz-vous que celui dont la force, pour ne pas dire la cruauté, est réprimée par un homme mort, soit un membre de celui-là? Il me serait aisé de vous pousser sur ce sujet, car vous voyez bien ce qu'on pourrait dire sur cela; mais je me retiens, de peur que vous ne disiez que ce sont les armes de la rhétorique que j'emploie contre vous, plutôt que celles de la vérité. »

Venons maintenant au fameux ouvrage de ce Maxime.

DIALOGUE.

-

ADÉLOS. Vos sages conseils, Sophronime, ne m'ont pas rassuré encore. Parvenu à l'âge de quatre-vingt-six années, vous croyez être plus près du terme que moi qui en ai soixante et quinze; vous avez

1. Philippe Goibaud Dubois, mort en 1694. Il avait commencé par ètre maitre de danse, avant de traduire saint Augustin. (ED.)

rassemblé toutes vos forces pour combattre l'ennemi qui s'avance; mais je vous avoue que je n'ai pu me forcer à regarder la mort avec ces yeux indifférents dont on dit que tant de sages la contemplent.

SOPHRONIME. Il y a peut-être dans l'étalage de cette indifférence un faste de vertu qui ne convient pas au sage. Je ne veux point qu'on affecte de mépriser la mort; je veux qu'on s'y résigne ; nous le devons, puisque tout corps organisé, animaux pensants, animaux sentants, végétaux, métaux même, tout est formé pour la destruction. La grande loi est de savoir souffrir ce qui est inévitable.

ADÉLOS.

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C'est précisément ce qui fait ma douleur. Je sais trop qu'il faut périr. J'ai la faiblesse de me croire heureux en considérant ma fortune, ma santé, mes richesses, mes dignités, mes amis, ma femme, mes enfants. Je ne puis songer sans affliction qu'il me faut bientôt quitter tout cela pour jamais. J'ai cherché des éclaircissements et des consolations dans tous les livres, je n'y ai trouvé que de vaines paroles.

J'ai poussé la curiosité jusqu'à lire un certain livre qu'on dit chaldéen et qui s'appelle le Coheleth.

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L'auteur me dit : « Que m'importe d'avoir appris quelque chose, si je meurs tout ainsi que l'insensé et l'ignorant1? — La mémoire du ṣage et et celle du fou périssent également 2. Le trépas des hommes est le même que celui des bêtes; leur condition est la même; l'un expire comme l'autre, après avoir respiré de même3. L'homme n'a rien de plus que la bête. Tout est vanité. Tous se précipitent dans le même abime. Tous sont produits de terre, tous retournent à la terre. Et qui me dira si le souffle de l'homme s'exhale dans l'air, et si celui de la bête descend plus bas ? »

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Le même instructeur, après m'avoir accablé de ces images désespérantes, m'invite à me réjouir, à boire, à goûter les voluptés de l'amour, à me complaire dans mes œuvres. Mais lui-même, en me consolant, est aussi affligé que moi. Il regarde la mort comme un anéantissement affreux. Il déclare qu'un chien vivant vaut mieux qu'un lion mort. « Les vivants, dit-il, ont le malheur de savoir qu'ils mourront, et les morts ne savent rien, ne sentent rien, ne connaissent rien, n'ont rien à prétendre. Leur mémoire est donc un éternel oubli. »

Que conclut-il sur-le-champ de ces idées funèbres? «< Allez donc, ditil, mangez votre pain avec allégresse, buvez votre vin avec joie.

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Pour moi, je vous avoue qu'après de tels discours je suis prêt à tremper mon pain dans mes larmes, et que mon vin m'est d'une insupportable amertume.

SOPHRONIME. Quoi! parce que dans un livre oriental il se trouve quelques passages où l'on vous dit que les morts n'ont point de sentiment, vous vous livrez à présent à des sentiments douloureux! vous souffrez actuellement de ce qu'un jour vous ne souffrirez plus du tout!

--

1. Ecclésiaste ou Coheleth, attribué à Salomon, II, 15. (ED.) 2. Id., 16. (ED.) 3. Id, 19-21. (ED.) 4. Id., v, 7. (ED.) 5. id., 1x, 4, 5. (ED.) 6. Id., IX, 7. (ED.)

ADÉLOS.

Vous m'allez dire qu'il y a là de la contradiction; je le sens bien, mais je n'en suis pas moins affligé. Si on me dit qu'on va briser une statue faite avec le plus grand art, qu'on va réduire en cendres un palais magnifique, vous me permettez d'être sensible à cette destruction; et vous ne voulez pas que je plaigne la destruction de l'homme, le chef-d'œuvre de la nature?

SOPHRONIME.

-

- Je veux, mon cher ami, que vous vous souveniez avec moi des Tusculanes de Cicéron, dans lesquelles ce grand homme vous prouve avec tant d'éloquence que la mort n'est point un mal. ADÉLOS. - Il me le dit, mais peut-être avec plus d'éloquence que de preuves. Il s'est moqué des fables de l'Achéron et du Cerbère, mais il y a peut-être substitué d'autres fables. Il usait de la liberté de sa secte académique, qui permet de soutenir le pour et le contre : tantôt c'est Platon qui croit l'immortalité de l'àme; tantôt c'est Dicéarque qui la suppose mortelle. S'il me console un peu par l'harmonie de ses paroles, ses raisonnements me laissent dans une triste incertitude. Il dit, comme tous les physiciens qui me semblent si mal instruits, que l'air et le feu montent en droite ligne à la région céleste; « et de là, dit-il, il est clair que les âmes, au sortir des corps, montent au ciel, soit qu'elles soient des animaux respirant l'air, soit qu'elles soient composées de feu'. »

Cela ne paraît pas si clair. D'ailleurs Cicéron aurait-il voulu que l'âme de Catilina et celles des trois abominables triumvirs eussent monté au ciel en droite ligne?

J'avoue à Cicéron que ce qui n'est point n'est pas malheureux; que le néant ne peut ni se réjouir ni se plaindre; que je n'avais pas besoin d'une Tusculane pour apprendre des choses si triviales et si inutiles. On sait bien sans lui que les enfers inventés, soit par Orphée, soit par Hermès, soit par d'autres, sont des chimères absurdes. J'aurais désiré que le plus grand orateur, le premier philosophe de Rome, m'eût appris bien nettement s'il y a des âmes, ce qu'elles sont, pour quoi elles sont faites, ce qu'elles deviennent. Hélas! sur ces grands et éternels objets de la curiosité humaine, Cicéron n'en sait pas plus que le dernier sacristain d'Isis ou de la déesse de Syrie.

Cher Sophronime, je me rejette entre vos bras; ayez pitié de ma faiblesse. Faites-moi un petit résumé de ce que vous me disiez ces jours passés sur tous ces objets de doute.

SOPHRONIME. - Mon ami, j'ai toujours suivi la méthode de l'éclectisme; j'ai pris dans toutes les sectes ce qui m'a paru le plus vraisemblable. Je me suis interrogé moi-même de bonne foi je vais encore vous parler de même, tandis qu'il me reste assez de force pour rassembler mes idées qui vont bientôt s'évanouir.

1. « Perspicuum debet esse animos, quum e corpore excesserint, sive illi sint « animales spirabiles, sive ignei, sublime ferri. » — La traduction donnée ici par Voltaire m'a obligé de laisser la citation telle qu'il l'avait faite. Voici le texte de Cicéron : « Perspicuum debet esse animos, quum e corpore excesserint, sive illi sint animales, id est spirabiles, sive ignei, sublime ferri. » Tuscul., 1, 17. (Note de M. Beuchot.)

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