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Il n'y a d'estimable dans l'homme que son âme, sortie immédiatement des mains de Dieu, faite pour retourner vers lui, consistant tout entière à le craindre et à le servir, et attendant de son jugement la décision de sa destinée. >>

Tu n'as pas menti; mais tu as dit la chose qui n'est pas. Ce passage n'est point dans l'Ecclésiaste: tu peux répondre, comme milord Pierre dans le conte du Tonneau, que, s'il n'y est pas totidem verbis, il y est totidem litteris; mais réponse comique n'est pas raison valable: quand on cite l'Écriture, il faut la citer fidèlement, et ne point mêler du Pompignan à Salomon.

Tu parles ensuite contre la religion naturelle ah! mon frère, tu blasphèmes; sache que la religion naturelle est le commencement du christianisme, et que le vrai christianisme est la loi naturelle perfec→ tionnée.

AMI JEAN-GEORGES, pardonne; mais je n'aime ni le galimatias, ni les contradictions: tu avoues (page 111) que Dieu ne punira personne pour avoir ignoré invinciblement l'Evangile, Heureux les pécheurs qui n'auraient pas lu ta pastorale! ils ignoreraient l'Evangile invinciblement, et seraient sauvés. Et tu prétends (page 117) qu'il faut un prodige pour qu'un homme qui n'est pas de ta religion ne soit pas damné. Hélas! puisque chez toi on ne peut être sauvé sans baptême; puisque les Pères de ton Église ont cru que les petits enfants morts sans baptême sont la proie des flammes éternelles; puisqu'un enfant mort-né est vraisemblablement dans le cas d'une ignorance invincible, comment peux-tu te concilier avec toi-même?

AMI JEAN-GEORGES, tu passes de Boindin à Moïse. Que ton livre ferait de tort à la religion s'il était lu ! tu pouvais aisément prouver la divine mission de Moïse, et tu ne l'as pas fait; tu devais montrer pourquoi, dans le Décalogue, dans le Lévitique, dans le Deutéronome, qui sont la seule loi des Juifs, l'immortalité de l'âme, les peines et les récompenses après la mort ne sont jamais énoncées. Tu devais faire sentir que Dieu, gouvernant son peuple immédiatement par lui-même, et le menant par des récompenses et des punitions soudaines et temporelles, n'avait pas besoin de lui révéler le dogme de la vie future, qu'il réservait pour la loi nouvelle.

Tu devais alléguer et étendre cette raison pour confondre ceux qui préfèrent aux dogmes des Juifs ceux des Indiens, des Persans, des Égyptiens, beaucoup plus anciens, et qui annonçaient une vie à venir. Quel service n'aurais-tu pas rendu en montrant que le Tartaroth des Egyptiens devint le Tartare et l'Adès des Grecs, et qu'enfin les Juifs eurent leur Sheol, mot équivoque, à la vérité, qui signifie tantôt l'enfer, tantôt la fosse; car la langue des Hébreux était stérile et pauvre, comme tous les idiomes barbares; le même mot servait à plusieurs idées ?

Tu devais réfuter les théologiens et les savants qui ont prétendu que le Pentateuque ne fut écrit que sous le roi Osias; que Moïse n'a pas pu prescrire des règles aux rois, puisqu'ils n'existèrent point de son

temps; qu'il n'a pu donner à des villes les noms qu'elles n'eurent que longtemps après lui; qu'il n'a pu placer à l'orient des villes qui étaient à l'occident par rapport à Moïse et à son peuple vivant dans le désert. Tu devais savoir quelle langue parlaient alors les Juifs; comment on avait gravé sur la pierre tout le Pentateuque; ce qui était une entreprise prodigieuse dans un désert où tout manquait. Tu devais résoudre mille difficultés de cette nature; et alors ton livre eût pu être utile comme celui de notre savant évêque de Worcester '; mais il faudrait savoir l'hébreu comme lui.

Tu te bornes à dire que Moïse sépara les eaux de la mer à la vue de six cent mille hommes; le moindre écolier le sait comme toi; ton devoir était de montrer comment les Juifs, descendants de Jacob, se trouvaient, au bout de deux siècles, au nombre de six cent mille combattants, ce qui fait plus de deux millions de personnes; comment ils n'attaquèrent pas les Egyptiens qui, au rapport de Diodore de Sicile, n'ont pas été, sous les Ptolémées, plus de trois millions d'âmes, et qui ne passent pas aujourd'hui ce nombre.

De ces trois millions, qui pouvaient composer six cent mille familles, tous les premiers-nés avaient été frappés de mort par l'ange du Seigneur; l'Égypte n'avait certainement pas, après cette perte, six cent mille combattants à opposer aux Israélites. Tu nous aurais appris pourquoi ils prirent la fuite, au lieu de s'emparer de l'Egypte; pourquoi en prenant la fuite ils se trouvèrent vis-à-vis de Memphis, au lieu de côtoyer la Méditerranée; c'est ce que notre fameux Taylor a merveilleusement expliqué; mais il connaissait parfaitement l'Arabie et l'Égypte.

Tu nous aurais enseigné comment, en faisant un long détour pour arriver entre Memphis et Baal-Sephon, endroit où la mer s'ouvrit en leur faveur, ils étaient poursuivis par la cavalerie égyptienne, tandis que tous les chevaux étaient morts dans la cinquième plaie.

C'était un beau champ pour un homme profond dans l'antiquité, de faire connaître les secrets de la magie, d'expliquer par quel art les mages de Pharaon égalèrent par leurs prestiges les miracles de Moïse, et comment ils changèrent en sang les eaux du Nil, que Moïse avait déjà transformées en un fleuve de sang. C'est ce que le docteur Stillingfleet a su approfondir. Tu vois bien encore une fois que les Anglais ne sont pas si méprisables.

Tu aurais appris chez notre savant Sherlock la raison évidente pour laquelle Dieu fit arrêter le soleil dans sa carrière vers l'heure de midi, pour achever la défaite des Amorrhéens, et pourquoi presque tous les grands miracles de ce temps-là n'étaient opérés que pour exterminer les hommes; pourquoi, malgré tous ces miracles, le peuple juif fut malheureux et esclave si souvent et si longtemps.

Il était essentiel de réfuter ceux qui, pour prouver que le Pentateuque ne fut pas connu avant Esdras, avancent qu'aucun passage de ce Pentateuque ne se trouve cité, ni dans les prophètes, ni dans l'histoire

1. Warburton. Il était évêque de Glocester, et non de Worcester. (ÉD.)

des rois juifs; qu'il n'y est jamais parlé ni du Beresith, ni du Veellé Shemot, ni du Vaïcra, ni du Veiedabber, ni de l'Addebarim. Tu prends ces noms pour des mots tirés du Grimoire; ce sont les titres de la Genèse, de l'Exode, du Lévitique, des Nombres, du Deuté

ronome.

Comment ces livres sacrés n'auraient-ils pas été mille fois cités, s'ils avaient été connus ? C'est une difficulté à laquelle l'évêque de Sarum répond très-savamment.

Un devoir non moins indispensable était de montrer que tous les livres sacrés de la nation judaïque étaient nécessaires au monde entier; car comment Dieu aurait-il inspiré des livres inutiles? Et si tous ces livres étaient nécessaires, comment y en a-t-il eu de perdus? comment y en aurait-il de falsifiés?

Dieu aurait-il voulu que l'évangile selon saint Matthieu dît au chap. 12 Jésus habita à Nazareth, afin que cette parole du prophète fût accomplie : Il s'appellera Nazaréen ? » Et aurait-il voulu en même temps que cette parole ne se trouvât dans aucun prophète ?

On voit encore au chap. xvII3: « Alors s'accomplit ce qu'avait prédit Jérémie, en disant : Ils ont accepté trente pièces d'argent, etc., dont il achètera le champ du potier. » Cela n'est point dans Jérémie; et cette difficulté est encore admirablement bien éclaircie par notre docteur Young, qui a concilié parfaitement les deux généalogies qui semblent entièrement contradictoires. Permets que je te dise que tu devais imiter tous les grands hommes que je te cite, et qu'il valait mieux instruire tes compatriotes que de les outrager.

Tu nous aurais, à l'exemple de notre évêque de Durham, donné la véritable intelligence de la prédiction de notre Sauveur, qui annonce que dans la génération alors vivante on verra venir le Fils de l'Homme dans les nuées avec une grande puissance et une grande majesté : tu n'avais qu'à lire l'exposition de ce digne prélat; tu aurais vu dans quel sens cette grande prophétie s'est accomplie, et ton ouvrage alors eût été en effet une instruction. Mais tu examines si Boileau était un vérsificateur ou un poëte; si Perrault a pris avec raison le parti des modernes; tu parles de l'attraction; tu tâches de décrier l'algèbre et la géométrie. Mon ami, tu devais parler de l'évangile.

Tu aurais ensuite expliqué les mystères, tu aurais fait voir comment Jésus-Christ, ayant dit : Mon père est plus grand que moi, cependant il est égal à lui; comment le Saint-Esprit, étant égal au Père et au Fils, ne peut cependant engendrer, et pourquoi, au lieu d'être engendré, il procède; sur quels fondements l'Église grecque le crut toujours procédant du Père seul, et par quelle raison l'Église romaine le crut, au x siècle, procédant du Père et du Fils tout ensemble.

De bonne foi, ces questions ne sont-elles pas plus importantes que ce que tu dis de La Motte et de Terrasson, et de la Théorie de l'impôt, roman de l'Ami des hommes?

1. Deuteronome, chap. XXIX, verset 24. (ED.) 3. Versets 9 et 10. (ED.) 4. Jean, chap. xiv,

2. Verset 28. (ED.) verset 28. (ED.)

Crois-moi, lorsqu'on est superficiel et ignorant, on ne doit pas se hasarder d'écrire des pastorales.

AMI JEAN-GEORGES, je tombe sur un plaisant endroit de ta pastorale (pages 258 et 259): tu prétends que la philosophie peut aussi exciter des guerres civiles. Va, tu lui fais trop d'honneur; tu sais à qui ce privilége a été réservé. Tu allègues en preuve que le comte de Shaftesbury, l'un des héros du parti philosophiste et l'ami de Locke, entra dans des factions contre le conseil de Charles II, et sur cela tu prends Locke pour un conjuré. Tu fais d'étranges bévues, de terribles blunders. Celui que tu appelles le héros du parti philosophiste était le petitfils de Shaftesbury, grand chancelier d'Angleterre. Le grand-père n'était qu'un politique, le petit-fils fut un véritable philosophe, et passa sa vie dans la retraite, loin des fripons et des fanatiques. Pauvre homme! voilà ce que c'est que de parler au hasard, et de savoir les choses à demi. N'es-tu pas honteux d'avoir trompé ainsi ton troupeau du Puy en Velay?

AMI JEAN-GEORGES, voici un évêque, ton confrère, qui vient rendre à Chaubert ta pastorale, que Chaubert lui avait vendue douze francs : « Je ne veux point, dit-il, de cet impertinent ouvrage; il faut que mon confrère ait perdu la tête. Quel amas de phrases qui ne signifient rien ! il ne dit que des injures. Cet homme fait tout ce qu'il peut pour rendre ridicule ce qu'il veut faire respecter. J'aimerais mieux encore, je crois (Dieu me pardonne), les vers judaïques de son frère aîné. » C'est ainsi qu'a parlé ce digne prélat. Je me joins à lui. Adieu, JEAN-GEORGES.

VOLTAIRE. ΧΙΧ

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TRAITÉ SUR LA TOLERANCE

A L'OCCASION

DE LA MORT DE JEAN CALAS.

(1763.)

AVERTISSEMENT DES EDITEURS DE KEHL.

Nous osons croire, à l'honneur du siècle où nous vivons, qu'il n'y a point dans toute l'Europe un seul homme éclairé qui ne regarde la tolérance comme un droit de justice, un devoir prescrit par l'humanité, la conscience, la religion; une loi nécessaire à la paix et à la prospérité des Etats.

Si, dans cette classe d'hommes qui déshonorent les lettres par leur vie comme par leurs ouvrages, quelques-uns osent encore s'élever contre cette opinion, on peut leur opposer avec trop d'avantage les maximes et la conduite des États-Unis de l'Amérique septentrionale, des deux parlements de la Grande-Bretagne1, des États généraux, de l'empereur des Romains, de l'impératrice des Russes, du roi de Prusse, du roi de Suède, de la république de Pologne. Du cercle polaire au 50 degré de latitude, du Kamtschatka aux rives du Mississipi, la tolérance s'est établie sans trouble. A la vérité, les confédérés polonais mêlèrent quelques pratiques de dévotion au projet d'assassiner leur roi, et à leur alliance avec les Turcs; mais cet abus de la religion est une preuve de plus de la nécessité d'être tolérant si l'on veut être paisible. Tout législateur qui professe une religion, qui connaît les droits de la conscience, doit être tolérant; il doit sentir combien il est injuste et barbare de placer un homme entre le supplice et des actions qu'il regarde comme des crimes. Il voit que toutes les religions s'appuient sur des faits, sont établies sur le même genre de preuves, sur l'interprétation de certains livres, sur la même idée de l'insuffisance de la raison humaine; que toutes ont été suivies par des hommes éclairés et vertueux; que les opinions contradictoires ont été soutenues par des gens de bonne foi, qui avaient médité toute leur vie sur ces objets.

Comment se croira-t-il donc assez sûr de sa croyance pour traiter comme ennemis de Dieu ceux qui pensent autrement que lui? Regardera-t-il le sentiment intérieur qui le détermine comme une preuve juridique qui lui donne des droits sur la vie ou sur la liberté de ceux qui ont d'autres opinions? Comment ne sentirait-il pas que ceux qui

1. La réunion du parlement d'Irlande et du parlement d'Angleterre en un seul date de 1800. (ED.)

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