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HISTOIRE DE MOLIÈRE.

car l'Université de Paris, frénétique champion des doctrines du philosophe de Stagyre, allait obtenir la confirmation d'un arrêt du parlement de Paris qui prononçait peine de mort contre ceux qui oseraient combattre le système des Pancrace et des Marphurius. Le ridicule que le MARIAGE FORCE jeta sur ces principes contribua sans doute à lui faire suspendre ses poursuites. Elle ne fut pas beaucoup plus heureuse quelque temps après; les espérances qu'elle avait de nouveau conçues échouèrent également devant l'ARRÊT BURLESQUE de Boileau.

Ce poëte adressa, en 1664, à Molière sa satire II, dans laquelle il lui dit:

Enseigne-Moi, Molière, où tu trouves la rime!

Marmontel, souvent injuste envers Boileau, s'étonne (et peut-être n'at-il pas entièrement tort en cette occasion) que ce soit là le seul mérite de notre premier comique que son ami veuille bien remarquer. Nous pèserons plus tard les accusations du critique de Nicolas, comme l'appelait Voltaire; mais ce que nous voulons attaquer ici, c'est une tradition aussi ridicule qu'invraisemblable. Un des premiers commentateurs de Boileau, Saint-Marc, a dit qu'à ces vers,

Un esprit sublime

en vain veut s'élever
A ce degré parfait qu'il tå-
che de trouver;

Et, toujours mécontent de
ce qu'il vient de faire,
Il plaît à tout le monde et
ne saurait se plaire,

Molière s'était écrié en interrompant son ami, qui lui lisait sa salire : « Voilà la plus belle vérité que vous ayez jamais dite. Je ne suis pas du nombre de ces esprits sublimes dont vous parlez; mais, tel que je suis, je n'ai rien fait en ma vie dont je sois véritablement content. >> Un mot nous suffira pour combattre cette anecdote, qui traîne dans tous les ana, et qu'on aurait dû y laisser. Si Molière, s'appliquant de son chef ce que Boileau disait en général des grands talents, eût tenu un semblable discours, il eût

réfuté lui-même ces éloges donnés à la modestie des hommes de génie.

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lui causa une surprise mêlée d'effroi. Le roi, pour détruire cette impres-
enfant, fils de Raisin, qui commençait à se trouver fort mal de la priva-
sion, ordonna qu'on l'ouvrit sur-le-champ, et l'on en vit sortir un jeune
Raisin essaya d'attirer la foule par d'autres divertissements; mais ses
tion d'air et de la longueur du concert.
représentations avaient perdu leur principal attrait: elles cessèrent
exposa tout le tort que lui causait la divulgation de son secret. Le roi,
bientôt d'être suivies. Il eut recours aux bontés de Louis XIV, auquel il
touché de sa position, lui permit d'établir à Paris une troupe d'en-
fants (1).

Le jeune Baron y fut enrôlé à peu près à l'époque où cette troupe
commençait à fixer l'attention de la capitale. Raisin étant mort, sa
veuve, à laquelle ses moyens ne permettaient pas de soutenir cette en-
treprise, s'adressa à Molière, qui consentit à lui prêter pour quelques

représentations la salle du Palais-Royal. C'est là qu'il vit le jeune Baron. Juste appréciateur de ses heureuses dispositions, il le prit avec lui, et apporta à son éducation les soins du père le plus tendre. Non content de lui donner lui-même les leçons de cet art dans lequel Baron excella depuis, il chercha encore à former son jeune cœur à la vertu, par une sage direction et par de bons exemples. Un jour son élève le prévint qu'un comédien nommé Mondorge, que Molière avait connu en province, se trouvant sans ressources, hors d'état de rejoindre sa troupe, venait implorer sa bienfaisance. Molière demanda à Baron ce qu'il fallait lui donner. Quatre pistoles.-Donnez-lui quatre pistoles pour moi; mais en voilà vingt autres que je lui donnerai pour vous: car je veux qu'il sache que c'est à vous qu'il a l'obligation du service que je lui rends. Il lui fit également remettre un trèsbel habit de théâtre. Mais ce qui rehaussa probablement encore le prix de ces dons aux yeux du pauvre Mondorge, ce fut le bon accueil qu'il reçut de son ancien camarade (2). Voltaire, Petitot et d'autres biographes de Molière, en omettant dans le récit de cette bonne action cette dernière particularité, lui ont gratuitement prêté l'inabordable fierté d'un grand seigneur qui charge ses gens de distribuer ses aumônes et fait faire antichambre à ses amis.

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Les faveurs royales dont Molière était comblé, les nobles succès qu'il obtenait chaque jour, l'agitation continuelle que lui causaient et les | soins de sa direction et les attaques de ses ennemis, rien enfin ne lui fit Oublier qu'il est des malheureux à secourir. Sa vigilante bienfaisance assura l'existence de plus d'un infortuné, et c'est à un de ces actes de sa générosité que l'art dramatique doit un homme qui, sans ses secours el sans ses leçons, n'eût probablement jamais été à même de faire valoir les dons heureux que la nature lui avait prodigués. Nous voulons parler du comédien Baron, qui depuis s'est justement acquis au théâtre une réputation non moins brillante et plus durable que celle que ses exploits amoureux lui ont value dans la chronique du temps.

Elle obtint, par la manière dont elle s'en acquitta, les suffrages de tout Versailles.

Un organiste de Troyes, nommé Raisin, cherchant les moyens de soutenir sa nombreuse famille, fit faire un clavecin plus grand que les clavecins ordinaires, qui paraissait aller tout seul. Il jouait l'air que Raisin indiquait, et s'arrêtait dès qu'il le lui ordonnait. Tout Paris courut voir cette merveille, et Louis XIV lui-même, curieux de connaître ce prodige dont il avait tant de fois entendu parler, le fit venir à Saint-Germain. La reine assista à ces exercices, mais cette machine étonnante

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La pratique de la charité était habituelle chez lui. Un jour il montait en fiacre avec le musicien Charpentier pour revenir de la campagne à Paris. Au moment où le cocher fouettait les chevaux, Molière jeta une pièce de monnaie à un pauvre qui lui demandait l'aumône. Bientôt après ses efforts pour la rejoindre. Il ordonna au cocher d'arrêter.-Monsieur, il s'aperçut que le mendiant suivait en courant la voiture, et faisait tous un louis d'or. Je viens vous le rendre. - Tiens, mon ami, dit Molière, lui dit le pauvre, vous n'aviez probablement pas dessein de me donner en voilà un autre. Puis il s'écria: Où la vertu va-t-elle se nicher! Le trait peint son cœur, l'exclamation son génie (3).

(1) Grimarest, p. 81 et suiv

(2) Grimarest, p. 94 et suiv. - Ibidem, p. 120 et suiv. - Mémoires sur la vie et les ouvrages de Molière, p. lix.

(3) Voltaire, Vie de Molière, 1739, p. 27.

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Gros-René, fut vivement regretté par ses camarades, qui fermèrent le théâtre le jour de sa mort. Madeleine Béjart disait qu'elle ne se consolerait jamais de la perte de ses deux bons amis, Gros-René et le cardinal de Richelieu (1). Quant à Brécourt, querelleur, spadassin, violent et adonné avec excès au vin, au jeu et aux femmes, il laissa probablement moins de regrets. Mais sa perte dut être sentie par les habitués du théâtre du Palais-Royal; car il jouait avec un égal talent dans les deux genres. Il créa d'une manière si comique le rôle d'Alain de l'Ecole des FEMMES, que Louis XIV s'écria, en le lui voyant représenter: « Cet

Nous l'avons déjà vu acquitter par le MARIAGE FORCÉ une partie de la dette que les bienfaits du roi lui avaient fait contracter. C'est encore dans ce but qu'il composa la PRINCESSE D'ELIDE: mais si elle diminua ses obligations, elle ne contribua point à augmenter sa gloire. Ecrite en peu de jours et versifiée seulement en partie, cette pièce concourut à l'éclat d'une journée des fêtes données à Versailles, au mois de mai 1664, par le roi à la reine et à la reine-mère, selon l'histoire; à mademoiselle de la Vallière, selon la chronique; fêtes auxquelles Louis sut imprimer, comme à la plupart de ses faiblesses, le cachet de sa grandeur. « Quoique cette comédie ne soit pas une des meilleures de Molière, a dit l'his-homme-là ferait rire des pierres (2). » torien du siècle de Louis XIV, elle fut un des plus agréables ornements de ces jeux, par une infinité d'allégories fines sur les mœurs du temps, et par des à-propos qui font l'agrément de ces fêtes, mais qui sont perdus pour la postérité... Moliere y mit en scène un fou de cour. Ces misérables étaient encore fort à la mode. C'était un reste de barbarie, qui a duré plus longtemps en Allemagne qu'ailleurs. Le besoin des amusements, l'impuissance de s'en procurer d'agréables et d'honnêtes dans les temps d'ignorance et de mauvais goût, avait fait imaginer ce triste plaisir, qui dégrade l'esprit humain. Le fou qui était alors auprès de Louis XIV avait appartenu au prince de Condé il s'appelait l'Angeli. Le comte de Grammont disait que, de tous les fous qui avaient suivi monsieur le Prince, il n'y avait que l'Angeli qui eût fait fortune. Ce bouffon ne manquait pas d'esprit. C'est lui qui dit qu'il n'allait pas au sermon parce qu'il n'aimait pas le brailler et qu'il n'entendait pas le raisonner. » Le rôle de Moron, le seul peut-être qui ait empêché cette pièce de porter atteinte à la réputation de notre auteur, est plein d'une intarissable gaieté. Toutefois il nous est devenu impossible de constater le degré de vérité de ce caractère; car s'il est encore des fous à la cour, ce n'est plus du moins un emploi ni un titre. Ces divertissements vraiment royaux, connus sous le nom de Plaisirs de l'Ile enchantée, dont les mémoires du temps tracent les tableaux les plus brillants, et auxquels Voltaire a cru devoir consacrer plusieurs pages, durent une partie de leur charme aux efforts réunis du célèbre Vigarani, de Lulli, du président de Périgny, de Benserade et du duc de Saint-Aignan. Mais Molière en fit les principaux frais: car, outre sa PRINCESSE D'ELIDE, jouée le 8 mai, second jour des fêtes, les FACHEUX fureut donnés le 11, et le MARIAGE FORCE le 13. Enfin la veille de ce jour, voulant, comme on l'a déjà dit, faire passer la vérité par la cour pour qu'elle arrivât à la ville, il avait donné les trois premiers actes du TARTUFE devant cette brillante assemblée. Malheureusement pour l'auteur cette comédie fit dès lors pàlir quelques-uns de ses modeles, et le roi, déterminé par leurs conseils, « conuut, dit l'auteur du récit de ces fêtes (1), tant de conformité entre ceux qu'une véritable dévotion met dans le chemin du ciel et ceux qu'une vaine ostentation des bonnes œuvres n'empêche pas d'en commettre de mauvaises, que son extrême délicatesse pour les choses de la religion ne put souffrir cette ressemblance du vice avec la vertu, qui pouvaient être pris l'une pour l'autre, et, quoique l'on ne doutât point des bonnes intentions de l'auteur, il la défendit pourtant en public, et se priva soi-même de ce plaisir pour n'en pas laisser abuser à d'autres-moins capables d'en faire un juste discer

Brossette nous apprend, dans son commentaire sur Boileau, qu'en 1664, cet auteur étant chez M. du Broussin avec le duc de Vitry et Molière, notre premier comique « devait y lire une traduction de Lucrèce en vers français, qu'il avait faite dans sa jeunesse. En attendant le dîner, on pria Despréaux de réciter la satire adressée à Molière. Mais, après ce récit, Molière ne voulut point lire sa traduction, craignant qu'elle ne fût pas assez belle pour soutenir les louanges qu'il venait de recevoir. Il se contenta de lire le premier acte du MISANTHROPE, auquel il travaillait dans ce temps-là, disant qu'on ne devait pas s'attendre à des vers aussi parfaits que ceux de M. Despréaux, parce qu'il lui faudrait un temps infini s'il voulait travailler ses ouvrages comme lui. » Le morceau d'Eliante du MISANTHROPE, sur les illusions des amants, est tout ce qui reste de cette traduction, qui, si l'on en croit Grimarest, était en vers pour la partie descriptive, et en prose pour les discussions philo. sophiques. Le même biographe a bâti sur la perte de ce manuscrit un de ces contes dont il ne se montre pas avare. Il prétend qu'un domestique de Molière, auquel celui-ci avait ordonné d'accommoder sa perruque, prit un cahier de cette traduction pour faire des papillotes, et plus naturel de croire que cet auteur, attachant peu d'importance à un que Molière, piqué de cette méprise, jeta le reste au feu: Il nous paraît ouvrage de sa première jeunesse, qui ne pouvait être d'aucune utilité à remis, par sa veuve, à la Grange, après la mort duquel ils furent vendus sa troupe, ne songea point à le faire imprimer. Ses manuscrits furent avec sa bibliothèque. Celui du poëme de Natura RERUM aura éprouvé le même sort. C'est là probablement la seule cause de sa perte pour la postérité (3).

nement. >>

Si le TARTUFE Occasionna, dès sa première apparition, de pénibles chagrins à l'auteur, la PRINCESSE D'ELIDE en attira de non moins vifs au mari. Mademoiselle Molière, qui, jusque-là, chargée seulement de rôles secondaires, n'avait pas encore trouvé l'occasion de faire éclater dans tout leur jour ses graces attrayantes et son talent aimable, remplissait celui de la princesse. Elle obtint, par la manière dont elle s'en acquitta, les suffrages de tout ce que Versailles renfermait alors de plus brillant, et les jeunes seigneurs s'empressèrent autour d'elle. Fière de tant d'hommages, la nouvelle idole s'en laissa enivrer. Elle s'éprit du comte de Guiche, fils du duc de Grammont, l'homme le plus agréable de la cour, et rebuta pendant quelque temps le comte de Lauzun. Mais, soit froideur naturelle, conime le fait entendre un historien, soit qu'il fût occupé par une autre passion, le comte de Guiche ne répondit pas aux avances de mademoiselle Molière. Celle-ci, fatiguée de soupirer en vain, se résigna à écouter Lauzun, qui préludait par les comédiennes pour s'élever bientôt aux filles des rois. Ce commerce dura quelque temps; mais d'obligeants amis, d'autres disent un amant trompe, l'abbé de Richelieu, en instruisirent Molière. Il demanda une explication à sa femme, qui se tira de cette situation difficile avec tout le talent et tout l'art qu'elle mettait à remplir ses rôles. Elle avoua adroitement son inclination pour le comte de Guiche, inclination que son mari ignorait; protesta qu'il n'y avait jamais eu entre eux le moindre rapport criminel, se gardant bien de dire de qui cela avait dépendu: enfin elle soutint qu'elle s'était moquée de Lauzun, et accompagna toute cette explication de tant de larmes et de serments que le pauvre Moliere s'attendrit et se laissa persuader (2).

Dans l'année 1664, la troupe de Molière perdit deux de ses principaux acteurs, du Parc et Brécourt. La mort lui enleva l'un, l'hôtel de Bourgogne s'empara de l'autre. Du Parc, connu au théâtre sous le nom de

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Versailles, furent donnés au mois de septembre suivant à Villers-CotteLes trois actes du TARTUFE, applaudis, mais défendus aux fêtes de rets, chez MONSIEUR, devant le roi, la reine et la reine-mère. Deux mois Sans doute cet empressement d'augustes personnages à saisir les occaaprès, le prince de Condé fit représenter la pièce entière au Raincy. sions d'applaudir à son talent, l'avide curiosité avec laquelle Paris, à déconsoler un peu l'amour-propre de notre auteur; mais, si ce n'en était faut de représentations, recherchait les lectures de son ouvrage, durent point assez pour le dédommager de la cruelle interdiction, c'en était beaucoup trop encore pour les tartufes, qui eussent voulu voir leur portrait enseveli dans un oubli complet.

On était dans ces dispositions hostiles, quand Molière, pour profiter de la vogue dont jouissait alors le sujet du FESTIN DE PIERRE, Sougea à le mettre en scène. Jouée pour la première fois le 15 février 166, cette production éprouva un accueil peu favorable; non pas que le mérite de la pièce en eût compromis le succès: non pas qu'il se trouvât beaucoup de spectateurs de l'avis de la femme qui disait à Molière : « Votre statue baisse la tête, et moi je la secoue (4); » mais parce que le morceau sur l'hypocrisie, dans lequel Molière faisait allusion à ses griefs contre le corps inviolable des tartufes, était peu propre à calmer leur sainte fureur. « Aujourd'hui, dit don Juan, la profession d'hypocrite a de merveilleux avantages. C'est un art de qui l'imposture est toujours respectée, et, quoiqu'on la découvre, on n'ose rien dire contre elle. Tous les autres vices des hommes sont exposés à la censure, et chacun a la li berté de les attaquer hautement: mais l'hypocrisie est un vice privilé gie, qui de sa main ferme la bouche à tout le monde, et jouit en repos d'une impunité souveraine (5). »

Leur colère redoubla en entendant ces plaintes d'un homme assez hardi pour déplorer les persécutions dont il était l'objet. On remarqua surtout, dans ce concert d'outrageantes clameurs, un libelle délateur qui appelait sur Molière et le glaive de la justice temporelle et le foudre de la justice spirituelle, comme sur un athée, un monstre qui s'était peint, mais avec des traits affaiblis, dans le principal rôle de sa pièce. Il parut sous le nom d'un sieur de Rochemont, avocat en Parlement. Deux littérateurs répondirent à ces calomnies; ils eurent bien soin toutefois de garder l'anonyme, tant la faction était puissante et redoutée, L'un d'eux, envisageant la persécution et ses causes sous leur véritable point de vue, s'écrie : « A quoi songiez-vous, Molière, quand vous files

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HISTOIRE DE MOLIÈRE.

dessein de jouer les tartufes? Si vous n'aviez jamais eu cette pensée, votre FESTIN DE PIERRE ne serait pas si criminel (1). »

Les hypocrites se montrèrent tels jusque dans leurs attaques. Ils entendaient trop bien leurs intérêts pour avouer que le morceau qui les concernait attirat à la pièce leur improbation et causât leur fureur. Ils se rejetérent sur la scène du pauvre, et proclamèrent si haut leur indignation factice, que l'auteur fut forcé de la retrancher à la seconde représentation. Ils parvinrent à surprendre la religion de l'autorité sur le danger prétendu de cette scène, au point que, dix-sept ans plus tard, en 1682, Vinot et la Grange, ayant fait réimprimer cette comédie telle qu'elle avait été jouée le premier jour, reçurent aussitôt l'ordre de faire disparaître, au moyen de cartons, non-seulement le passage condamné, mais même quelques autres dont, à force de manoeuvres, on était également parvenu à rendre l'esprit suspect (2).

Il est assez digne de remarque que, dés que Molière se trouvait en butte aux attaques de ses ennemis, Louis XIV s'efforçait de lui faire ou blier leurs persécutions par un bienfait. Déjà nous l'avons vu répondre aux détracteurs de l'ECOLE DES FEMMES par le brevet d'une pension, confondre Montfleuri et ses complices en tenant sur les fonts de baptême le fils du comédien injustemeni calomuié, punir l'insolence de ses courtisans en faisant asseoir Molière à sa table; au mois d'août 1665, si des scrupules religieux ne lui permirent pas encore de lever l'interdiction du TARTUFE, il s'empressa du moins d'en dédommager l'auteur en attachant à sa personne, avec une pension de sept mille livres, sa troupe, qui jusque-là n'avait été que la troupe de MONSIEUR. Les acteurs qui la composaient prirent dès lors le titre de Comédiens du roi : noble réponse aux laches efforts que la cabale avait faits pour indisposer contre Molière la reine-mère et le monarque lui-même (3).

A peu près dans le même temps, l'illustre protégé, pressé par les sollicitations de ses camarades, eut de nouveau occasion de recourir aux la comédie sans bontés du roi. Les mousquetaires, les gardes du corps, les gendarmes et les chevau-légers étaient en possession d'entrer payer; et, par ce moyen, le parterre se trouvait souvent rempli, sans que la caisse en fût moins vide. Molière, cédant aux instances de sa troupe, demanda la réforme de cet abus au prince, qui donna les ordres nécessaires pour y mettre fin. Mais les plus mutins de ceux sur qui pesait cette défense s'en prirent aux comédiens qui l'avaient sollicitée. Ils se rendirent donc en troupe au théâtre, résolus d'en forcer l'entrée. Le portier fit, pendant quelque temps, la meilleure contenance; mais à la fin, forcé de céder au nombre, il jeta son épée à terre en criant: Miséricorde! Cette soumission et ses prières ne servirent à rien outrés de la résistance qu'il leur avait opposée, les assaillants le percèrent de cent coups d'épée, et chacun en entrant lui donnait le sien. Ils cherchaient tous les comédiens pour leur faire subir le même traitement, quand Bé du jart jeune, qui était habillé en vieillard pour la pièce qu'on allait jouer, se présenta sur le théatre. «Eh! messieurs, leur dit-il, épargnez moins un pauvre vieillard de soixante-quinze ans qui n'a plus que quelques jours à vivre. » La présence d'esprit de cet acteur calma leur fureur. Molière, qui savait fort bien baranguer le parterre et qui n'en laissait pas passer les occasions, parut alors, et leur représenta très-vivement les torts qu'ils s'étaient donnés en violant les ordres du roi. Ils sentirent la justesse de ses observations, ouvrirent les yeux sur la position où ils s'étaient mis, et se retirèrent. « Mais le bruit et les cris, dit Grimarest, avaient causé une alarme parmi les comédiens. Les femmes croyaient être mortes : chacun cherchait à se sauver surtout Hubert et sa femme, qui avaient fait un trou dans le mur du Palais-Royal. Le mari voulut passer le premier; mais, comme le trou n'était pas assez ouvert, il ne passa que la tête et les épaules: jamais le reste ne put suivre. On avait beau le tirer de dedans le Palais-Royal, rien n'avançait, et il criait comme un forcene, par le mal qu'on lui faisait et par la peur qu'il avait que quelque gendarme ne vint lui donner un coup d'épée par derrière. Le tumulte s'étant apaisé, il en fut quitte pour la peur, et l'on agrandit le trou pour le retirer de la torture où il était. »

La troupe alla aux voix sur le parti qu'elle avait à prendre. La frayeur porta la plupart à demander qu'on sollicitàt la révocation de la défense. Moliere tint bon, et leur fit observer que, puisqu'ils l'avaient poussé à demander cet ordre et que le roi avait daigné le leur accorder, ils en devaient subir les conséquences.

Instruit de cette scène, Louis XIV ordonna aux commandants des compagnies de sa maison de les faire mettre sous les armes, afin qu'on en pût reconnaître et punir les auteurs. Mais Molière, qui craignait qu'une mesure sévère ne fit qu'irriter les esprits et n'amenât de nouveaux désordres, se rendit au lieu de la réunion, et dit aux gardes assemblés << que ce n'était point pour eux ni pour les autres personnes qui compo

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les empêcher d'entrer à la comédie: que la troupe serait toujours ravie
saient la maison du roi qu'il avait demandé à Sa Majesté un ordre pour
de les recevoir quand ils voudraient l'honorer de leur présence; mais
qu'il y avait un nombre infini de malheureux qui tous les jours, abusant
de leur nom et de leur bandoulière, venaient remplir le parterre et ôter
que des gentilshommes qui avaient l'honneur de servir le roi dussent fa-
injustement à la troupe le gain qu'elle devait faire. qu'il ne croyait pas
voriser ces misérables contre les Comédiens de Sa Majesté: que d'entrer
à la comédie sans payer n'était point une prérogative que des personnes
de leur caractère dussent si fort ambitionner, jusqu'à répandre du sang
et aux personnes qui, n'ayant pas le moyen de dépenser quinze sols, ne
pour se la conserver; qu'il fallait laisser ce petit avantage aux auteurs
de la sorte. >>>
voyaient le spectacle que par charité, s'il m'est permis, dit-il, de parler

Ce discours produisit tout l'effet que Molière en espérait (1). Mais Grimarest a prétendu à tort que depuis ce moment la maison du roi encore plus grands nécessitèrent en 1673 une semblable ordonnance, n'entra plus à la comédie sans payer. Le même abus et des désordres sollicitée par la troupe de l'hôtel de Bourgogne (2).

Un nouveau succès vint dédommager Molière de ces inquiétudes nouvelles. Demandé pour un divertissement du roi, l'AMOUR MÉDECIN fut en cinq jours proposé, fait, appris et représenté (3). La cour l'applaudit le ment sur cette pièce, l'auteur manifeste la crainte qu'elle ne paraisse 15 septembre, la ville confirma son jugement le 22. Dans son avertisseinsupportable sans les airs et les symphonies de l'incomparable Lulli: il ne nous est pas parvenu une seule note de cette partition du célèbre éles orfévre, monsieur Josse, et une foule d'autres traits dignes de cette Baptiste; et les mots heureux dont la pièce abonde, le fameux: Vous histoire générale des donneurs d'avis, ne périront pas tant qu'il restera quelque sentiment du vrai.

On a assez généralement regardé l'AMOUR MÉDECIN Comme le premier acte d'hostilité de Molière contre la Faculté. La remarque est inexacte. médecins (4). A la vérité, ces traits sont lancés par un personnage puni Don Juan du FESTIN DE PIERRE avait déjà porté de dangereux coups aux à la fin de la pièce; mais il y aurait bien de l'amour-propre à ces messieurs à croire que ce soit cette sorte d'hérésie qui attire sur sa tête la vengeance céleste.

On a avancé sans plus de fondement que l'acharnement dont il fit preuve contre la même profession dans cette pièce et dans plusieurs de celles qui la suivirent eut pour cause une querelle survenue entre sa femme et celle d'un médecin, querelle à laquelle les maris crurent devoir prendre part (5). Ce n'est point à un aussi pitoyable motif qu'il faut attribuer de si justes attaques. Molière, à l'exemple de Montaigne, a poursuivi par une satire raisonnée des charlatans qui spéculaient sur ment entraînaient dans des erreurs non moins fréquentes que funestes à la crédulité et l'amour de la vic, et que leur ignorance et leur entêtel'humanité. Molière ne parlait pas de cette science comme un homme qui bien portant la ravale, et malade y recourt; il était valétudiuaire lorsqu'il disait : « Un médecin est un homme que l'on paye pour conter des fariboles dans la chambre d'un malade jusqu'à ce que la nature l'ait guéri ou que les remèdes l'aient tué (6). » Portons nos regards sur la médecine d'alors et sur les hommes qui l'exerçaient, et nous acquerrons la preuve que les accusations de Molière, qui n'ont aujourd'hui que l'autorité d'une saillie, auxquelles on n'accorde guère plus de crédit qu'à un badinage, n'avaient réellement rien d'exagéré.

Si nous envisageons d'abord les ridicules de leur extérieur grotesque, rien de plus propre à être traduit sur la scène. La robe ne les quittait une mule. Le plus souvent ils ne s'exprimaient qu'en latin; quand ils daijamais, et ils se rendaient d'une extrémité de Paris à l'autre montés sur nures scolastiques qui la rendaient presque inintelligible. Un sixain du gnaient se servir de la langue française, ils la défiguraient par des toursiècle, et l'exactitude du portrait est telle, qu'aujourd'hui on le prendra temps peint très-fidelement les gens de cette profession au dix-septième peut-être pour une épigramme :

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qui furent publiés de part et d'autre à cette occasion dévoilèrent des vérités fort peu honorables pour les deux corps et fort peu rassurantes pour les pauvres malades, auxquels il demeura démontré qu'ils n'accordaient leur confiance qu'à des empiriques (1).

Les quatre médecins que Molière mit en scène dans cette pièce, Tomès, Desfonandrès, Macroton et Bahis, n'étaient autres que Daquin, Desfougerais, Guénaut et Esprit, médecins ordinaires de Louis XIV, plus que suffisamment désignés par les noms significatifs que Boileau, aussi bon helléniste que mordant satirique, leur avait forgés à la demande de son ami (2).

Suivant un docteur contemporain qui trahit plus d'une fois les secrets du métier, le spirituel Guy Patin, Daquin, attaché à la personne du roi par la faveur de madame de Montespan, et congédié par madame de Maintenon, n'était « qu'un pauvre cancre, race de juif, grand charlatan... véritablement court de science, mais riche en fourberies chimiques et pharmaceutiques. »

Desfougerais était, suivant la même autorité, « charlatan s'il en fut jamais; homme de bien, à ce qu'il dit, et qui n'a jamais changé de religion que pour faire fortune et mieux avancer ses enfants. » Mais l'horreur succède au mépris qu'inspire ce portrait quand on apprend par Bussy-Rabutin que madame de Châtillon ayant été mise par le duc de Nemours dans le malheureux état qu'on peut appeler l'écueil des veuves, et ayant recouru aux expédients de Desfougerais, celui-ci ne recula point devant une ressource criminelle, et la délivra à l'aide de vomitifs. Peut-être moins pervers, mais tout aussi cupide et aussi ignare que Desfougerais, Guénaut répétait sans cesse qu'on ne saurait attraper l'écu blanc des malades si on ne les trompait. Accusé d'avoir tué, à l'aide de sa panacée universelle, l'antimoine, sa femme, sa fille, son neveu, deux de ses gendres et un très-grand nombre d'autres malades, tous les crimes de son ignorance lui furent pardonnés quand il grossit encore le nombre de ses victimes du meurtre du cardinal Mazarin. A la mort d'Adrien VI, les Romains firent écrire en lettres d'or au-dessus de la porte de son médecin Au libérateur de son pays; après la mort du fameux ministre, Guénaut reçut un compliment non moins flatteur, expression naïve de la reconnaissance populaire. Il se trouvait un jour engagé dans un embarras de voitures; un charretier le reconnut, et s'écria : « Laissons passer M. le docteux; c'est li qui nous a fait la grâce de tuer le cardinal. >>

Le quatrième médecin du roi, Esprit, était également partisan du vin émétique, de l'antimoine et de la charlatanerie. C'en était assez pour qu'il ne fût pas plus ménagé par Molière que par Guy Patin.

Ces détails historiques suffisent pour expliquer les attaques de notre auteur contre ces quatre empiriques privilégiés que Louis XIV, auquel on n'a jamais reproché de n'avoir pas su apprécier les hommes, fut néanmoins obligé de choisir pour ses médecins ordinaires, comme moins ignares et moins dangereux encore que leurs confrères. En effet, il nous serait facile de démontrer par d'autres exemples que ces funestes travers étaient ceux de tous les médecins du temps. Chacun connaît le résultat de la fameuse consultation faite à Vincennes pour Mazarin. Guénaut, Desfougerais, Brayer et Valot y assistaient. L'un déclara que le siége de la maladie du cardinal était le foie, l'autre le mésentère, le troisieme la rate, le dernier le poumon. Personne n'ignore que Valot, que nous venons de nommer, assassina la reine d'Angleterre en lui administrant de l'opium mal à propos. Son homicide, ignorance donna lieu à l'épigramme suivante :

Le croirez-vous, race future,
Que la fille du grand Henri
Eut, en mourant, même aventure
Que feu son père et son mari!
Tous trois sont morts par assassin.
Ravaillac, Cromwell, médecin :
Henri d'un coup de baïonnette.
Charles finit sur un billot,
Et maintenant meurt Henriette
Par l'ignorance de Valot (3).

Voilà les hommes que les ennemis de Molière ont voulu défendre contre ses attaques. Louis XIV cependant, dont le nom se rencontre toujours là où notre premier comique a besoin d'un juste protecteur; Louis XIV, qui faisait l'esprit fort en médecine quand il entendait ses bons mots, et qui se laissa bientôt après purger toutes les semaines par Fagon; Louis XIV avait approuvé cette satire sous prétexte, dit-on, que les médecins font assez souvent pleurer pour qu'ils fassent rire quelquefois, et qu'institués pour le rétablissement de la santé, ils y parviennent bien mieux en excitant la gaieté au théâtre qu'en ordonnant des remèdes dans leur cabinet. Il est faux toutefois que Molière ait, comme on l'a prétendu, fait prendre aux acteurs chargés des rôles de ces quatre mé

(1) Œuvres de Molière, avec les remarques de Bret, 1773, t. III, p. 339. (2) Récréations littéraires, par Cizeron-Rival, p. 25.

(3) Lettres choisies de feu M. Guy Patin, Roterdam, 1725, t. III, p. 326.

decins des masques qui reproduisaient exactement leurs traits. Il est aussi ridicule qu'injurieux pour la mémoire de deux grands hommes de penser un seul instant que l'un eût osé proposer une aussi licencieuse mascarade, et que l'autre se fût oublié au point de l'autoriser. A l'exception des Pierrots et des Arlequins de la scène italienne, on n'avait pas vu au théâtre des personnages sous le masque, depuis les premières représentations des PRÉCIEUSES RIDICULES, auxquelles Molière avait rempli le personnage de Mascarille sous un masque dont les traits, comme on le pense bien, ne rappelaient ceux de qui que ce fût. Ce n'est pas dans une telle circonstance et avec de tels détails qu'il eût fait renaître cette coutume entièrement oubliée.

Plus tard Molière, justement effrayé du nombre de ses ennemis, voulant en éclaircir les rangs et lever les derniers obstacles qu'on opposait encore au TARTUFE, sembla proposer la paix aux médecins : « La médecine, dit-il en 1669, dans la préface de ce dernier chef-d'œuvre, est un art profitable, et chacun la révère comme une des plus excellentes choses que nous ayons; et cependant, il y a eu des temps où elle s'est rendue odieuse, et souvent on en a fait un art d'empoisonner les hommes.» Mais, soit que le souvenir de ses précédentes attaques eût porté la Faculté à demeurer sourde à ces paroles de paix, soit qu'il se fût ensuite effrayé de nouveau du dangereux empire des médecins et de leur ignorance, il attaqua, dans une autre de ses comédies, le MALADE IMAGINAIRE, et cette confiance aveugle qui a sa source dans notre frayeur de la mort, et cet amour démesuré de la vie qui fait découvrir aux gens les mieux portants mille maladies mortelles, enfants de leur imagination. Dans l'AMOUR MÉDECIN, ses plaisanteries avaient été principalement dirigées contre les médecins; dans sa dernière pièce, un grand nombre l'étaient contre la médecine. Avant lui, Montaigne était descendu dans la lice pour soutenir la même cause, pour combattre les mêmes préjugés; et l'on peut dire que les coups portés par le premier champion rendirent au second la carrière plus facile à parcourir car nous retrouvons dans l'AMOUR MÉDECIN, dans le MALADE IMAGINAIRE, plus d'un trait satirique de l'auteur des ESSAIS.

Ses envieux ne lui ménagèrent pas les reproches pour avoir osé attaquer une classe et un art aussi redoutables. Ils cherchèrent même à prouver qu'une telle conduite ne pouvait être que celle d'un hérétique. «Molière, a dit Perrault dans ses ELOGES DES HOMMES ILLUSTRES, ne devait pas tourner en ridicule les bons médecius, que l'Ecriture nous enjoint d'honorer. » Celui-là eût pu opposer à cette insidieuse accusation l'autorité du prophète reprenant le roi Asa d'avoir eu recours aux médecins, et l'autorité, plus profane sans doute, mais imposante encore, des Romains défendant, pendant près de six cents ans, l'entrée de leur ville aux médecins, et les en chassant plus tard, quand ils eurent fait la triste expérience de leur savoir. Mais quels témoignages auraient pu convaincre Perrault, qui jouait presque dans cette pièce le rôle de M. Josse, puisqu'il avait un frère médecin, et les ennemis de l'auteur du TARTUFE, qui, n'écoutant que leur haine, demeuraient sourds à la vérité? Aujour d'hui, nous le savons, on trouve encore des gens qui, sans compter de parents dans la Faculté, sans nourrir de rancune contre l'auteur qui flétrit l'hypocrisie, regardent comme plus comique que fondée la guerre qu'il déclara aux docteurs de son temps. Mais nous ne craignons pas d'affirmer, ce que les faits que nous avons rapportés plus haut ont d'ail leurs démontré, que cette opinion ne repose que sur une erreur en histoire médicale, sur une sorte d'anachronisme. Ces censeurs de Molière jugent la Faculté d'autrefois par celle de nos jours, ou du moins croient qu'il n'existe entre elles que cette différence en amélioration que deux siècles amènent naturellement chez un peuple policé. Ce raisonnement, qui, appliqué à d'autres sciences, pourrait se trouver juste, ne saurait l'être pour la médecine. Cet art, tout conjectural par lui-même, n'a acquis, ou du moins n'a mérité quelque confiance que depuis le moment où une connaissance profonde de l'anatomie est venue mettre ceux qui l'exercent à même d'entrevoir la cause de nos maux, de soupçonner les moyens de les guérir; enfin, depuis que la raison, fortifiée par l'étude, a pris la place du charlatanisme. Mais quelle foi ajouter aux conseils imbéciles de gens qui se refusaient encore à croire à la circulation du sang, et voyaient dans une goutte d'or potable le remède de tous les maux?

Les efforts de Molière ne pouvaient être couronnés d'un bien grand succès car un aveuglement qui se fonde sur l'égoïsme et la crainte du trépas doit nécessairement vivre aussi longtemps que les chefs-d'œuvre par lesquels on essaye de le détruire. On est toutefois forcé de reconnaître que, si notre premier comique ne dessilla pas les yeux des malades, il ne fut pas étranger aux améliorations que subit l'exercice de cette profession; ses sarcasmes, plus efficaces que beaucoup d'ordonnances, guérirent les médecins de quelques-uns de leurs ridicules pédantesques. Un mois avant la représentation de l'AMOUR MÉDECIN, le 4 août, mademoiselle Molière donna le jour à un second enfant. Son mari avait licu d'espérer que cette circonstance et l'indulgente bonté qu'il lui avait témoignée pour ses premières fautes la retiendraient dans le devoir; et cependant il devait bientôt voir naître de nouveaux orages domestiques. Cherchant à pressentir ses moindres désirs, ses plus légers caprices, il s'empressait de les satisfaire. Mais les soins d'un époux bien épris, les inquiétudes de son amour sont un pesant fardeau pour la femme qui ne répond pas à son ardeur; elle semble n'y voir qu'un piége tendu à sa reconnaissance. Etrangère aux plaisirs de son mari, insensible aux con

trariétés et aux peines sans nombre que ses travaux et ses ennemis lui suscitaient, mademoiselle Molière ne se souciait des applaudissements qu'il recevait que comme d'un motif de vanité personnelle. Sa prodigalité fastueuse et sa coquetterie, en attirant chez elle une foule d'étourdis, le forçaient à aller chercher la tranquillité et le calme dans la maison qu'il avait louée à Auteuil; mais son amour inquiet, sa jalousie trop fondée, le ramenaient bientôt près d'elle. De nouveaux dérèglements vinrent la rendre la fable de toutes les conversations, et Molière ne fut pas le dernier à être instruit de ses folies. Il renouvela donc les reproches, et la menaça de la faire enfermer. Elle eut d'abord l'air de s'afiliger, parut être en proie au plus violent désespoir, s'évanouit enfin; mais, revenue à elle, la perfide dédaigna le pardon que son mari, effrayé de la voir dans cet état, s'empressait de lui offrir; et, craignant de ne pas retrouver une aussi belle occasion, elle lui signifia qu'elle voulait se séparer de lui, parce que, disait-elle, elle n'avait que de mauvais procédés à attendre d'un homme qui prêtait aveuglément foi aux imputations calomnieuses de mademoiselle de Brie, et qui avait même, ajouta-t-elle méchamment, conservé des relations intimes avec cette femme depuis leur mariage. Molière fut forcé de consentir à cette rupture; mais, pour éviter tout éclat, il exigea d'elle qu'elle continuât à habiter la même maison que lui. Ils ne se voyaient plus qu'au théâtre (1). Tout autre que Molière eût été, dès ce jour même, consolé de la perte d'une femme dissipée, qui n'avait jamais eu et ne s'était jamais donné la peine de feindre pour lui le moindre sentiment d'intérêt; mais il était faible, et, malgré tous les torts de son épouse, il l'adorait encore. Une conversation que nous empruntons à la FAMEUSE COMÉDIENNE fait parfaitement connaitre quelle était alors l'agitation de ce cœur désespérant de vaincre un penchant qu'il n'avait pas su prévenir.

« Molière rêvait un jour dans son jardin d'Auteuil, quand un de ses amis, nommé Chapelle, qui s'y venait promener par hasard, l'aborda, et, le trouvant plus inquiet que de coutume, lui en demanda plusieurs fois le sujet. Molière, qui eut quelque honte de se sentir si peu de constance pour un malheur si fort à la mode, résista autant qu'il put; mais, comme il était alors dans une de ces plénitudes de cœur si connues par les gens qui ont aimé, il céda à l'envie de se soulager, et avoua de bonne foi à son ami que la manière dont il était obligé d'en user avec sa femme était la cause de l'accablement où il le trouvait. Chapelle, qui le croyait au-dessus de ces sortes de choses, le railla de ce qu'un homme comme lui, qui savait si bien peindre le faible des autres hommes, tombait dans celui qu'il blâmait tous les jours, et lui fit voir que le plus ridicule de tous était d'aimer une personne qui ne répond pas à la tendresse qu'on a pour elle. « Pour moi, lui dit-il, je vous avoue que si j'étais assez malheureux pour me trouver en pareil cas, et que je fusse fortement persuadé que la personne que j'aimerais accordât des faveurs à d'autres, j'aurais tant de mépris pour elle qu'il me guérirait infailliblement de ma passion : encore avez-vous une satisfaction que vous n'auriez pas si c'était une maîtresse, et la vengeance, qui prend ordinairement la place de l'amour dans un cœur outragé, vous peut payer tous les chagrins que vous cause votre épouse, puisque vous n'avez plus qu'à la faire enfermer : ce serait même un moyen de vous mettre l'eprit en repos. >>

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reux que la plupart de ceux qui prennent de pareils engagements. Aussi le mariage ne ralentit point mes empressements; mais je lui trouvai dans la suite tant d'indifférence, que je commençai à m'apercevoir que toutes mes précautions avaient été inutiles, et que ce qu'elle sen. tait pour moi était bien éloigné de ce que j'aurais souhaité pour être heureux. Je me fis à moi-même des reproches sur une délicatesse qui me semblait ridicule, et j'attribuai à son humeur ce qui était un effet de son peu de tendresse pour moi. Je n'eus que trop de moyens de me convaincre de mon erreur, et la folle passion qu'elle eut quelque temps après pour le comte de Guiche fit trop de bruit pour me laisser dans cette tranquillité apparente. Je n'épargnai rien, à la première connaissance que j'en eus, pour me vaincre moi-même, dans l'impossibilité que je trouvai à la changer; je me servis pour cela de toutes les forces de mon esprit; j'appelai à mon secours tout ce qui pouvait contribuer à ma consolation je la considérai comme une personne de qui tout le mérite était dans l'innocence, et qui, par cette raison, n'en conservait plus depuis son infidélité. Je pris dès lors la résolution de vivre avec elle comme un honnête homme qui a une femme coquette, et qui en est bien persuadé, quoiqu'il puisse dire que sa méchante conduite ne doive point contribuer à lui ôter sa réputation. Mais j'eus le chagrin de voir qu'une personne sans grande beauté, qui doit le peu d'esprit qu'on lui trouve à l'éducation que je lui ai dounée, détruisit en un instant toute ma philosophie. Sa présence me fit oublier toutes mes résolutions, et les premières paroles qu'elle me dit pour sa défense me laissèrent si convaincu que mes soupçons étaient mal fondés, que je lui demandai pardon d'avoir été si crédule. Mes bontés ne l'ont point changée. Je me suis donc déterminé à vivre avec elle comme si elle n'était point ma femme; mais, si vous saviez ce que je souffre, vous auriez pi. tié de moi. Ma passion est venue à un tel point, qu'elle va jusqu'à entrer avec compassion dans ses intérêts; et, quand je considère combien il m'est impossible de vaincre ce que je sens pour elle, je me dis en même temps qu'elle a peut-être la même difficulté à détruire le penchant qu'elle a d'être coquette, et je me trouve plus de disposition à la plaindre qu'à la blåmer. Vous me direz sans doute qu'il faut être poëte pour aimer de cette manière; mais, pour moi, je crois qu'il n'y a qu'une sorte d'amour, et que les gens qui n'ont point senti de semblables délicatesses n'ont jamais aimé véritablement. Toutes les choses du monde ont du rapport avec elle dans mon cœur mon idée en est si fort occupée, que je ne sais rien, en son absence, qui me puisse divertir. Quand je la vois, une émotion et des transports qu'on peut sentir, mais qu'on ne saurait exprimer, m'ôtent l'usage de la réflexion; je n'ai plus d'yeux pour ses défauts, il m'en reste seulement pour ce qu'elle a d'aimable: n'est-ce pas là le dernier point de la folie, et n'admirez-vous pas que tout ce que j'ai de raison ne serve qu'à me faire connaître ma faiblesse, sans en pouvoir triompher? Je vous avoue à mon tour, lui dit sou ami, que vous êtes plus à plaindre que je ne pensais; mais il faut tout espérer du temps. Continuez cependant à vous faire des efforts, ils feront leur effet lorsque vous y penserez le moins. Pour moi, je vais faire des voeux afin que vous soyez bientôt content (1). »

Voilà les tourments auxquels était en proie cet homme que son génie, son âme brûlante, son amour pour l'humanité et sa charité empressée rendaient digne d'un meilleur sort. Quels efforts ne lui fallait-il pas faire sur lui-même pour pouvoir, le cœur déchiré, la santé appauvrie par ces chagrins poignants, conduire une troupe qui n'avait de ressources qu'en lui, et dont l'ensemble ne répondait pas toujours à ses soins; repousser les attaques d'ennemis acharnés, et composer des ouvrages qui, pour être bien accueillis du parterre, devaient contraster, par leur gaieté avec l'état affreux où il se trouvait la plupart du temps! Il est digne de remarque que c'est vers cette même époque qu'il peignait la jalousie d'Alceste et les infidélités de Célimène; mais, l'exception de quelques traits isolés, d'une ou de deux scènes détachées, on ne le vit jamais faire d'allusion aussi directe, dans ses autres ouvrages, à ses trop justes douleurs.

« Molière, qui avait écouté son ami avec assez de tranquillité, l'interrompit pour lui demander s'il n'avait jamais été amoureux. -« Oui, lui répondit Chapelle, je l'ai été comme un homme de bon sens doit l'être; mais je ne me serais pas fait une aussi grande peine pour une chose que mon honneur m'aurait conseillé de faire, et je rougis pour vous de vous trouver si incertain. Je vois bien que vous n'avez encore rien aimé, lui répondit Molière, et vous avez pris la figure de l'amour pour l'amour même. Je ne vous rapporterai point une infinité d'exemples qui vous feraient connaître la puissance de cette passion; à je vous ferai seulement un récit fidèle de mon embarras, pour vous faire comprendre combien on est peu maître de soi quand elle a une fois pris sur nous l'ascendant que le tempérament lui donne d'ordinaire. Pour vous répondre donc sur la connaissance parfaite que vous dites que j'ai du cœur de l'homme par les portraits que j'en expose tous les jours en public, je demeurerai d'accord que je me suis étudié autant que j'ai pu à connaître leur faible; mais, si ma science m'a appris qu'on pouvait fuir le péril, mou expérience ne m'a que trop fait voir qu'il était impossible de l'éviter ; j'en juge tous les jours par moi-même. Je suis né avec la dernière disposition à la tendresse, et, comme tous mes efforts n'ont pu vaincre les penchants que j'avais à l'amour, j'ai cherché à me rendre heureux, c'est-à-dire autant qu'on peut l'être avec un cœur sensible. J'étais persuadé qu'il y avait fort peu de femmes qui méritassent un attachement sincère; que l'intérêt, l'ambition et la vanité font le nœud de toutes leurs intrigues. J'ai voulu que l'innocence de mon choix me répondit de mon bonheur : j'ai pris ma femme pour ainsi dire dès le berceau, je l'ai élevée avec des soins qui ont fait naître des bruits dont vous avez sans doute entendu parler : je me suis mis en tête que je pourrais lui inspirer, par habitude, des sentiments que le temps ne pourrait détruire, et je n'ai rien oublié pour y parvenir. Comme elle était encore fort jeune quand je l'épousai, je ne m'aperçus pas de ses méchantes inclinations, et je me crus un peu moins malheu1) La Fumeuse comédienne, p. 18 et suiv.

Des biographes de ce grand homme, emportés par un aveugle intérêt pour lui, ont été jusqu'à regretter que son cœur fût aussi accessible au sentiment de l'amour. Sans doute, ses amis pouvaient exprimer ce regret; mais la postérité, égoïste avec raison, ne saurait préférer aux nobles jouissances qu'elle doit à ses tourments l'idée que le cœur de Molière, tranquille et froid, ne fût jamais déchiré par le désespoir et les fureurs de la plus impérieuse des passions. Il eût pu sans douto nous laisser néanmoins la PRINCESSE D'ELIDE, les AMANTS MAGNIFIQUES, MÉLICERTE et quelques autres compositions froides, où tous les sentiments sont de convention; mais, sans amour, il n'est point de génie; sans ces transports de son âme, le dépit d'Eraste et de Lucile, les querelles charmantes de Valère et de Marianne, l'amoureuse colère d'Alceste, et tant d'autres situations touchantes, ne nous eussent jamais arraché de douces larmes; sans eux, Marmontel cût pu dire de notre auteur ce qu'il a dit du législateur du Parnasse :

Jamais un vers n'est parti de son cœur.

Naturellement sérieux et rêveur, ces peines domestiques le jetèrent

(1) La Fameuse comédienne, p. 22 et suiv.

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