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LA CRITIQUE

DE

L'ÉCOLE DES FEMMES

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1. Le personnage d'Elise est le premier qu'Armande Béjart ait créé certainement. Molière avoit épousé cette jeune femme depuis un peu plus de quinze mois, et il voulut probablement la faire débuter sur le théâtre par ce rôle où, tout en plaisantant, elle prend avec chaleur la défense de son mari. « Le rôle d'un maligne et fine créature, dit M. P. Chasles, se détache vivement au milieu des interlocuteurs; elle paroit approuver ce qu'elle raille et encourage par d'ironiques et doux éloges le développement des ridicules. Molière a fait briller dans tous les personnages qu'il a confiés à sa femme la vive saillie, la coquetterie involontaire et la pointe caustique qu'il admiroit chez Armande. Elle commence par être Élise; elle sera plus tard Célimène. »

LA CRITIQUE

DE

L'ÉCOLE DES FEMMES

COMÉDIE

SCÈNE PREMIÈRE.

URANIE, ÉLISE.

URANIE.

Quoi! cousine, personne ne t'est venu rendre visite?

Personne du monde.1

ÉLISE.

URANIE.

Vraiment, voilà qui m'étonne, que nous ayons été seules l'une et l'autre tout aujourd'hui.

ELISE.

Cela m'étonne aussi, car ce n'est guère notre coutume; et votre maison, Dieu merci, est le refuge ordinaire de tous les fainéants de la cour.

URANIE.

L'après-dînée, à dire vrai, m'a semblé fort longue.

1. On disoit autrefois: personne du monde, rien du monde. On trouve, dans l'édition du dictionnaire de l'Académie de 1694, cet exemple: « Je ne voudrois de cette maison pour rien du monde. » On dit aujourd'hui: rien au monde, personne au monde. (Auger.)

ELISE.

Et moi, je l'ai trouvée fort courte.

URANIE.

C'est que les beaux esprits, cousine, aiment la solitude.

ÉLISE.

Ah! très-humble servante au bel esprit; vous savez que ce n'est pas là que je vise.

URANIE.

Pour moi, j'aime la compagnie, je l'avoue.

ÉLISE.

Je l'aime aussi, mais je l'aime choisie; et la quantité des sottes visites qu'il vous faut essuyer parmi les autres, est cause bien souvent que je prends plaisir d'être seule.

URANIE.

La délicatesse est trop grande de ne pouvoir souffrir que des gens triés.

ÉLISE.

Et la complaisance est trop générale, de souffrir indifféremment toutes sortes de personnes.

URANIE.

Je goûte ceux qui sont raisonnables, et me divertis des extravagants.

ELISE.

Ma foi, les extravagants ne vont guère loin sans vous ennuyer, et la plupart de ces gens-là ne sont plus plaisants dès la seconde visite. Mais, à propos d'extravagants, ne voulez-vous pas me défaire de votre marquis incommode? Pensez-vous me le laisser toujours sur les bras, et que je puisse durer à ses turlupinades' perpétuelles?

1. Le mot turlupin, d'où l'on a fait turlupinade, existoit de vieille date dans notre langue, lorsqu'il prit au xvne siècle une faveur que Molière

URANIE.

Ce langage est à la mode, et l'on le tourne en plaisanterie à la cour.

ÉLISE.

Tant pis pour ceux qui le font, et qui se tuent tout le jour à parler ce jargon obscur. La belle chose de faire entrer aux conversations du Louvre de vieilles équivoques ramassées parmi les boues des Halles et de la place Maubert! La jolie façon de plaisanter pour des courtisans, et qu'un homme montre d'esprit lorsqu'il vient vous dire : Madame, vous êtes dans la place Royale, et tout le monde vous voit de trois lieues de Paris, car chacun vous voit de bon œil; à cause que Bonneuil est un village à trois lieues d'ici! Cela n'est-il pas bien galant et bien spirituel? Et ceux qui trouvent ces belles rencontres n'ont-ils pas lieu de s'en glorifier?

URANIE.

On ne dit pas cela aussi comme une chose spirituelle;

contribua plus qu'aucun autre à lui donner. Ce mot désigna à l'origine une sorte d'hérétiques ignorants qui furent plusieurs fois condamnés aux xie et XIVe siècles: « La science insuffisante est occasion de cheoir en hérésie, dit Gerson, comme Julien l'Apostat, Éludices, Jovinien et les turlupins. » Ce mot prit bien vite son acception dérivée de mauvais plaisant, de méchant bouffon. «< Autant en dict ung tirelupin de mes livres. » (RABELAIS.) Turlupin fut longtemps un personnage traditionnel de la farce françoise. Un acteur de l'hôtel de Bourgogne nommé Henri Legrand devint célèbre sous ce titre; monté sur le théâtre vers 1583, il mourut en 1634, en même temps que ses deux camarades Gros-Guillaume et Gautier Garguille.

La vogue de ce mot s'est continuée après la mort de Molière. On connoît les vers de Boileau dans l'Art poetique :

Toutefois à la cour les turlupins restèrent,

Insipides plaisants, bouffons infortunés,

D'un jeu de mots grossier partisans surannés.

La Bruyère, Le Sage l'emploient aussi : « De sage et posé que j'étois auparavant, dit ce dernier, je devins vif, étourdi, turlupin. » Quoique moins usité aujourd'hui, il n'a pourtant pas cessé d'avoir cours.

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