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sujets nationaux pouvaient renouveler la source presque tarie des émotions dramatiques.

Il était d'ailleurs secondé par les circonstances. La tragédie a besoin de se passer dans un certain éloignement pour produire tout son effet sur l'imagination; et les changements prodigieux qui venaient de s'accomplir avaient mis entre le présent et le passé de la France la différence des choses, qui les séparait encore plus que la distance des temps. Ils avaient ainsi placé les événements et les acteurs de notre histoire dans cette perspective que l'art exige, et revêtu la réalité des teintes de la poésie. M. Raynouard, qui, vers la fin du siècle précédent, et sous l'empire d'autres idées, avait préparé les deux tragédies de Caton d'Utique et de Scipion, fit l'heureuse application de ses vues nouvelles à la catastrophe des Templiers.

Ce sujet était vraiment tragique. L'ordre du Temple venait de finir en Orient avec les croisades. Le grand maître, suivi de ses chevaliers, avait rapporté en France d'immenses trésors, et établi dans Paris même, au palais fortifié du Temple, le centre nouveau de sa domination. Le roi Philippe le Bel fut tenté par les grandes richesses des Templiers, et la jalousie de son autorité lui fit craindre le voisinage d'un ordre qui pouvait lever quinze mille chevaliers marchant au combat, armés, selon les belles expressions de saint Bernard, de foi au dedans et de fer au dehors. Il venait d'abaisser le saint-siége; il décida la ruine de l'ordre du Temple. Pour l'opérer avec

profit, c'est-à-dire pour obtenir la confiscation de ses biens, il fallait lui trouver un crime Philippe le Bel l'inventa.

Le même jour, à la même heure, dans tout le royaume de France, les Templiers, dont l'arrestation avait été préparée avec un secret inouï, sont saisis, jetés dans des cachots, et forcés par les mêmes tourments à répondre aux mêmes questions; à déclarer que, institué pour la défense du christianisme, leur ordre reniait le Christ, et que des hommes qui mouraient chaque jour pour la foi commençaient par l'abjurer; à proclamer enfin leur immoralité aussi bien que leur apostasie. La conspiration permanente de toute une société contre la croyance européenne et contre la morale universelle était impossible. Philippe le Bel la supposa dans un interrogatoire, et la prouva par la torture.

En représentant sur la scène cette tragédie de notre vieille histoire, avec sa couleur originale, son action simple, ses généreuses émotions, M. Raynouard obtint des applaudissements qui ne s'étaient pas fait entendre depuis le succès d'Agamemnon. Toutes les espérances du théâtre furent ranimées à la vue d'un talent si inattendu. Il y avait dans la pièces des Templiers quelque chose de naturel et de vertueux qui plaisait au goût et qui saisissait l'âme. On sortait de sa représentation noblement ému. Les vers en restaient gravés dans le souvenir, en fortes et magnifiques sentences; et les personnages en étaient si purement tracés, qu'ils apparaissaient à

l'imagination comme de belles statues antiques en mouvement.

Cependant, le dirai-je? M. Raynouard n'a peutêtre pas reproduit cet événement tragique avec tous ses terribles ressorts et toutes ses pathétiques douleurs. Ses caractères seraient peut-être touchants s'ils étaient moins purs. Philippe le Bel est jaloux de l'ordre, mais noble; disposé à la clémence, mais faible. Il veut sauver les Templiers, et il les laisse périr. Le grand maître et ses chevaliers sont vertueux, dévoués, inaccessibles à la crainte, sans trouble comme sans reproche. Un mot peut les sauver, ils ne le prononcent pas. S'ils consentent à faire fléchir leur fière vertu devant les défiances du roi, s'ils demandent grâce pour leur innocence, ils vivent. Ils aiment mieux mourir, et ils vont au bûcher comme des martyrs de l'honneur, sans proférer une plainte, sans pousser un cri de douleur; ils y montent en priant; leurs chants s'élèvent du milieu des flammes, et le poëte annonce qu'ils ont fini de vivre par ce mot, l'un des plus sublimes de la scène, les chants avaient cessé.

Ce n'est pas avec une aussi généreuse hésitation que Philippe le Bel prépara et accomplit la ruine de ces infortunés chevaliers, qui, de leur côté, ne montrèrent pas tous, avant de mourir, cette magnanimité inaltérable. L'humanité n'est pas si parfaite. D'une part, la profondeur des calculs, l'emportement de la passion, une cupidité effrénée, une cruauté inexorable, une audace que rien n'arrête,

une opiniâtreté que rien ne lasse; et, de l'autre, l'innocence aux prises avec la terreur, les infirmités de l'âme devant les douleurs du corps, un désespoir déchirant après une grande chute, et enfin la sérénité dernière du sacrifice: voilà ce que présente, dans un long et savant récit fait par M. Raynouard lui-même, la tragédie de l'histoire, qui remue peut-être plus profondément que la tragédie de la scène.

Ce n'est pas que je veuille, messieurs, renfermer l'art dans les limites de la réalité, et confondre le drame avec l'histoire. Leurs conditions diffèrent, je le sais, comme leurs enseignements. L'histoire a pour but d'être instructive, et pour obligation d'être exacte. Elle reproduit tout ce qui reste des temps passés, mais elle n'imagine pas ce que la mort en a fait disparaître. Réduite à supposer les intentions des hommes par leurs actes, si elle parvient jusqu'à leurs sentiments, elle les indique plus qu'elle ne les développe. Ses émotions sont contenues; et si elle trouve de la poésie, c'est lorsque, suivant les peuples dans leurs destinées, ou le genre humain dans sa marche, elle les montre s'agitant sous de grandes pensées, exécutant des desseins supérieurs, et répandant les couleurs variées de la vie sur les vastes plans de Dieu.

Il n'en est pas de même du drame : tandis que l'histoire s'arrête devant l'obscurité qui lui dérobe une partie de l'homme, l'imagination, plus puissante, pénètre dans les tombeaux et triomphe de la

mort même. Ressuscitant les grands acteurs des temps passés, elle les replace dans la vie; elle leur redonne des pensées, des passions; elle les crée une seconde fois. Aussi la poésie doit-elle à cet admirable privilége d'avoir toujours passé pour une œuvre divine. Sa seule obligation, c'est de ne pas défigurer l'homme. Elle peut jusqu'à un certain point se tromper sur le temps, sur le pays où il a vécu, jamais sur son éternelle nature. Ce qu'on lui demande, c'est la représentation de l'humanité, et non la chronologie de ses sentiments et de ses formes. Sans doute, si elle peut ajouter à la vérité des passions la fidélité des mœurs et du langage, elle rendra son œuvre plus parfaite sans la rendre plus pathétique.

Ce n'est pas, comme nous nous le sommes trop facilement imaginé de nos jours, la couleur historique qui touche le public et qui inspire le poëte. L'âme humaine, voilà ce qui est à la portée du poëte comme du public, ce qui donne du génie à l'un et de l'émotion à l'autre. La passion est la grande loi de la tragédie. Que le poëte ait de la passion et du style, et qu'il fasse tout ce qu'il voudra, car il le fera bien.

M. Raynouard ne se méprit point sur ces limites. de l'histoire et sur ces obligations du drame. Aussi transporta-t-il ses propres sentiments dans ses sujets. Mais ces sentiments étaient plus nobles que tragiques. Les passions ordinaires qui animent, troublent, bouleversent, qu'on va ressusciter dans

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